Ramallah, Occupied Palestine, 2 December 2003.

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Planche-contact

Le dossier « Photos Palestine 2003-2004 » est stocké dans un vieux disque dur rangé dans un placard inaccessible. Je ne l’ai pas ouvert depuis très longtemps. Ces photos m’ont servi de carnet de notes pour écrire mes chroniques de Ramallah. Elles n’avaient pas vocation à être publiées.

Aujourd’hui des images refont surface dans ma mémoire, un immeuble que l’armée israélienne vient de faire sauter, un groupe de garçons devant les ruines de leur maison, un miroir dans une chambre à coucher. Vingt ans ont passé. La mémoire est sélective, souvent trompeuse. Ramallah, près de l’église luthérienne, 2 décembre 2003. Dix-neuf prises de vue entre 15h07 et 15h30, 23 minutes en tout de DSC 577 à DCS 596. La photo de 16h26 numérotée DSC 597 est un coucher de soleil sur les collines de Ramallah.  Apparemment, j’ai profité du fait que la pluie avait cessé pour me promener et me changer les idées.

Dans Bienvenue en Palestine (Actes Sud 2004), j’ai relaté fidèlement ce que j’ai vu le 2 décembre et ce que m’ont rapporté les témoins directs : ce sont six pages de reportage sur un immeuble dynamité. Récit factuel, aussi dépourvu d’émotion que possible. Les quarante habitants étaient collectivement punis parce que, selon les services de renseignements israéliens, l’un d’eux, on ne savait lequel, avait donné refuge pendant une nuit à “une cellule du Hamas”. Un jeune écrivain palestinien était à mes côtés pendant que je photographiais. Il était venu à contre-cœur, peu curieux de visiter une scène de crime si ordinaire. Il n’aimait pas la politique, il aurait préféré causer de Proust. Je le redécouvre en relisant mon livre, je l’avais tout à fait oublié, lui, son élégant pardessus et ses souliers fins souillés de boue. Je devrais lui être reconnaissante pour m’avoir ce jour-là servi d’interprète.

15h08. Zoom sur le garçon au bonnet bleu marine, le plus grand de la bande, regard fixe, lèvres serrées. Les autres semblent encore des enfants. Pour autant qu’on puisse interpréter une physionomie, je lis dans ses grands yeux sombres un concentré de désespoir et de rage, une haine pas près de s’éteindre. Je n’avais pas remarqué sa présence sur un cliché de 15h07 en haut à droite. Il est seul et observe en silence une maison qu’on croirait engloutie par un tremblement de terre. A ce moment précis, j’étais en train de cadrer  les deux gamins au premier plan qui emportaient des bouts de ferraille et de tuyauterie.

Le garçon au bonnet bleu, s’il est toujours avec nous, doit avoir près de 33 ans. On peut supposer qu’il n’a rien oublié ni rien pardonné, qu’il a rêvé lui aussi de prendre une revanche. A moins que ses parents ne l’aient envoyé à l’étranger pour le tenir éloigné des spirales mortifères de la guerre. Dans ce quartier bourgeois à majorité chrétienne, beaucoup ont déjà émigré aux États-Unis.

15h13. Je me souviens d’avoir été invitée à monter dans un immeuble presque collé à celui qui venait d’être dynamité. L’onde de choc s’était propagée et une tempête semblait avoir dévasté l’appartement du premier étage. J’avais oublié la photo de mariage au-dessus du miroir de la coiffeuse et la mine résignée au malheur du chef de famille. Il devait s’estimer heureux d’avoir échappé au dynamitage. L’écrivain avait déchiffré pour moi le mot tracé sur le miroir :  Kiswani. C’était le nom des propriétaires des deux immeubles.

A présent, je me souviens d’une photo que je n’ai pas prise : une fillette en robe rose m’avait conduite devant la porte de sa chambre jonchée de débris de verre et de plâtras tombés du plafond. Je n’avais pas voulu photographier le tas de poupées sur le lit, le cartable à fleurs, le petit écran vidéo brisé. Il y avait du viol dans le saccage de l’appartement, du viol dans cette chambre des parents ouverte à tous vents. Je ne voulais pas y ajouter du voyeurisme.


Contact sheet

The “Photos Palestine 2003-2004” folder is stored on an old hard drive in an inaccessible cupboard. I haven’t opened it for a very long time. I used these photos as a notebook to write my chronicles of Ramallah. They were not intended for publication.

Today, images resurface in my memory: a building that the Israeli army has just blown up, a group of boys standing in front of the ruins of their house, a mirror in a bedroom. Twenty years have passed. Memory is selective and often deceptive. Ramallah, near the Lutheran church, 2 December 2003. Nineteen shots were taken between 3.07pm and 3.30pm, 23 minutes in all from DSC 577 to DCS 596. The 16:26 photo numbered DSC00597 is a sunset over the hills of Ramallah.  It seems I took advantage of the end of the rain to go for a walk and clear my head.

In Bienvenue en Palestine (Actes Sud 2004), I faithfully recounted what I saw on 2 December and what was reported to me by eyewitnesses: six pages of reportage on a dynamited building. A factual account, as devoid of emotion as possible. The forty residents were being collectively punished because, according to the Israeli intelligence services, one of them, it remained unclear which one, had given refuge for one night to ‘a Hamas cell’. A young Palestinian writer was by my side as I photographed. He had come reluctantly. He didn’t like violence, he would have preferred to talk about Proust. I rediscovered him when I reread my book; I had completely forgotten about him, his elegant overcoat and his fine mud-stained shoes. I should be grateful to him for acting as my interpreter that day.

3.08 pm. Zoom in on the boy in the navy blue cap, the tallest of the bunch, his eyes staring and his lips tight. The others still look like children. Insofar as you can interpret a face, I can read in his large dark eyes a concentration of despair and rage, a hatred that is not about to be extinguished. I hadn’t noticed his presence in a shot taken at 3.07pm in the top right-hand corner. He’s alone, silently watching a house that looks like it’s been engulfed by an earthquake. At that precise moment, I was framing the two kids in the foreground who were carrying away bits of scrap metal and pipes.

The boy in the blue cap, if he is still with us, must be nearly 33 years old. We can assume that he has forgotten nothing and forgiven nothing, that he too has dreamt of taking revenge. Unless his parents sent him abroad to keep him away from the deadly spirals of war. Many people in this predominantly Christian middle-class neighbourhood have already emigrated to the United States.

3.13 pm. I remember having been invited to go up to a building almost next door to the one that had just been blown up. The shockwave had spread and a storm seemed to have devastated the first-floor flat. I had forgotten about the wedding photo above the dressing table mirror and the look of resignation on the face of the head of the family. He must have considered himself lucky to have escaped the blast. The writer had deciphered the word on the mirror for me:  Kiswani. This was the name of the owners of the two buildings.

Now I remember a photo I didn’t take: a little girl in a pink dress led me to the door of her room, which was strewn with broken glass and plaster from the ceiling. I didn’t want to photograph the pile of dolls on the bed, the flowered schoolbag and the broken video screen. There was rape in the ransacking of the flat, rape in the parents’ bedroom, which had been left wide open. I didn’t want to add voyeurism.

First published October 2023.