Anne Brunswic

Posted by Anne Brunswic

J’ai fait mon sourire de clown et ça a marché. / I did my clown smile and it worked.

published on : December 10, 2024
Check-point, Palestine.

[English translation below]

Journal de bord de Gaza, par Rami Abou Jamous

Mercredi 20 mars

La nuit de lundi à mardi a été terrible, une nuit sanglante sur la ville de Rafah. Des bombardements intensifs ont causé la mort de quinze personnes, en majorité des femmes et des enfants. Les bombes ont commencé à tomber à 17h, tout près de là où on vit. Les enfants – ceux de mon épouse, Sabah, que je considère comme mes propres enfants, et notre fils Walid – ont eu très peur. Walid, qui a deux ans et demi, s’est réveillé pendant la nuit. Il a toujours le même réflexe : il applaudit quand il entend une explosion. Je lui ai appris ça quand on était encore à Gaza-ville, quand ça bombardait 24h/24, 7 jours/7, et quand les vitres se brisaient dans la tour où on habitait. C’était pour lui faire croire que les explosions faisaient partie d’un spectacle, que c’était un feu d’artifice.

Et donc quand les explosions ont commencé lundi, il a applaudi, et il m’a regardé dans les yeux, pour que j’applaudisse avec lui, comme on le faisait avant. Alors je l’ai regardé en souriant et j’ai applaudi. Même chose la nuit, quand il y a eu des bombardements vers 2 heures du matin. J’ai fait mon habituel sourire de clown, et ça a marché. Mais ça ne marche pas avec les autres enfants, qui ont entre 9 et 13 ans. Surtout pour l’aîné, Moaz, qui a très peur des bombes. Il est venu à côté de moi – on dort tous dans la même pièce, sur des matelas, les uns à côté des autres. Je lui ai dit : « Ne t’inquiète pas, c’est loin… » Mais c’est difficile de mentir avec lui, parce qu’il comprend ce qui se passe. J’essaye alors de le convaincre que ça ne va pas arriver jusqu’à nous. Il me demande :

« — Est-ce que ça va se rapprocher ? Est-ce que c’est nous la prochaine cible ? Est-ce que c’est nous la prochaine maison ?
— Mais non, pourquoi ils nous viseraient ? Pourquoi ? On n’a rien à voir avec tout cela.
— Oui, mais tous ceux qui sont morts, ils n’avaient rien à voir non plus.
 »

Il a des amis qui sont morts de la même façon, dont toute la famille a été bombardée. Et tous ces gens n’avaient rien à voir ni avec les factions, ni avec la branche armée du Hamas, ni avec la politique. À chaque fois que je cherche un prétexte, il me répond par des faits. La seule chose que je peux alors dire à Moaz, c’est : « Ne t’inquiète pas, Dieu nous protège, il ne va rien se passer. Dans quelques années, on sourira de tout cela. On dira : ” Tu te rappelles quand tu t’es réveillé et que tu as eu peur ?” »

Le problème, c’est que je n’arrive pas toujours à le convaincre. Le pire, c’est quand il me dit : « Mais je crois qu’ils ont déjà visé des journalistes, et toi tu es un journaliste. » Et là je ne peux pas répondre grand-chose. Je dis : « Ne t’inquiète pas, je suis journaliste, mais je ne suis pas une vedette. D’habitude, ils visent des stars, et moi je suis juste un petit journaliste. J’essaie juste de faire mon boulot. Je ne suis pas assez connu pour qu’ils me visent. Je ne suis pas un danger pour les Israéliens. » Et Moaz de me regarder toujours sans trop y croire.

Jeudi 2 mai

Comme vous savez, j’ai appris à Walid à applaudir quand il entend un bombardement, pour lui faire croire que c’est une sorte de jeu. Lundi, il a applaudi plusieurs fois, très fort. Cette fois, ça m’a vraiment fait peur. Les bombes tombaient tout autour de nous. Ça s’est intensifié. Ça m’a fait peur parce qu’on parle d’un cessez-le-feu qui se rapproche. Et on sait très bien que quand il y a une annonce de cessez-le-feu, la guerre s’intensifie dans les dernières heures qui précèdent.

Dimanche 26 mai

Hier, j’ai vu mon petit Walid courir après les chats, cherchant à les frapper avec un bâton. Je me suis aperçu que son caractère changeait. Sabah, ma femme, m’a montré les vidéos qu’on prenait de lui au début de la guerre, où il caressait les chats et leur faisait des bisous. Avant, il était proche des animaux.

Sa voix non plus n’est plus la même. Avant, il parlait très doucement. Aujourd’hui, il s’exprime souvent en parlant très fort, même pour dire des choses banales. Est-ce à cause de ces presque huit mois de guerre que la violence monte en lui ? Je le crois. J’ai constaté la même chose chez les enfants de mes amis. Et je pense que ce changement va rester au moins un bon moment. Je croyais pouvoir protéger mon fils en lui faisant croire que tout ce qu’il se passe est une sorte de cirque. Quand les Israéliens bombardent, on applaudit ensemble, comme si c’était un jeu, et comme si les applaudissements éloignaient le danger. Mais nous ne vivons pas seul, et Walid voit bien que les autres ont peur, qu’ils sursautent, qu’ils crient et qu’ils rentrent chez eux en courant. Il comprend que le danger est toujours là.

Rami Abou Jamous, fondateur de GazaPress, a reçu en octobre 2024 le prix Bayeux des correspondants de guerre. Depuis février 2024, son “Journal de bord de Gaza” est publié en ligne par Orient XXI. Il vient de paraître en livre (pas encore traduit) grâce aux éditions Libertalia. Depuis le 7 octobre 2023, plus de 140 journalistes palestiniens sont morts.


Gaza Diary, by Rami Abou Jamous

Wednesday March 20th

Monday night was a terrible, bloody night in the town of Rafah. Intensive bombardment caused the death of fifteen people, most of them women and children. The bombs started falling at 5pm, very close to where we live. The children – those of my wife, Sabah, whom I consider my own children, and our son Walid – were very scared. Walid, who is two and a half, woke up during the night. He still has the same reflex: he applauds when he hears an explosion. I taught him this when we were still in Gaza City, when the bombing was going on 24/7, and when the windows were breaking in the tower block where we lived. It was to make him believe that the explosions were part of a show, that it was a firework display.
So when the explosions started on Monday, he applauded and looked me in the eye so that I would applaud with him, as we used to do. So I looked at him, smiled and applauded. The same thing happened at night, when there were bombings at around 2am. I did my usual clown smile, and it worked. But it didn’t work with the other children, who are between 9 and 13. Especially for the eldest, Moaz, who is very scared of bombs. He came next to me – we all sleep in the same room, on mattresses, next to each other.

I told him: ‘Don’t worry, it’s a distance…’. But it’s hard to lie to him, because he understands what’s going on. So I try to convince him that it’s not going to reach us. He asks me: ‘Will it get any closer? Are we the next target? Are we the next house? – No, why would they target us? Why should they? We’ve got nothing to do with all that. – Yes, but all those who died, they had nothing to do with it either.’
He has friends who died in the same way, whose whole family was bombed. And all these people had nothing to do either with the factions, or with the armed wing of Hamas, or with politics.
” Every time I look for a pretext, he replies with facts. The only thing I can tell Moaz is: ‘Don’t worry, God is protecting us, nothing is going to happen. In a few years’ time, we’ll be smiling about all this. They’ll say: ‘Do you remember when you woke up and you were scared?

The problem is that I can’t always convince him. The worst is when he says to me: ‘But I think they’ve already targeted journalists, and you’re a journalist’. And then I can’t say much. I say: ‘Don’t worry, I’m a journalist, but I’m not a star. Usually, they go for stars, and I’m just a small journalist. I’m just trying to do my job. I’m not famous enough for them to target me. I’m not a danger to the Israelis.” And Moaz is still looking at me without really believing it.

Thursday May 2nd

As you know, I taught Walid to clap when he hears a bombing, to make him think it’s some kind of game. On Monday, he clapped several times, very loudly. This time it really scared me. The bombs were falling all around us. It intensified. It scared me because we’re talking about a near ceasefire. And we all know very well that when there’s an announcement of a ceasefire, the war intensifies in the last few hours beforehand.

Sunday May 26th

Yesterday, I saw my little Walid running after cats, trying to hit them with a stick. I noticed that his character was changed. Sabah, my wife, showed me the videos we took of him at the start of the war, where he would stroke the cats and give them kisses. He used to be close to animals.
His voice isn’t the same either. He used to speak very softly. Now he often speaks very loudly, even to say the most banal things. Is it because of these almost eight months of war that the violence is rising in his voice? I think so. I’ve seen the same thing in my friends’ children. And I think this change is going to last for a while at least. I thought I could protect my son by making him believe that everything that was happening was some kind of circus. When the Israelis bomb, we applaud together, as if it were a game, and as if the applause kept the danger away. But we don’t live alone, and Walid can see that the others are scared, that they jump up, shout and run home. He understands that the danger is always there.” [ Translation Anne Brunswic]

Rami Abou Jamous is the founder of GazaPress. His ‘Gaza Diary’ has been published online by Orient XXI since February 2024. It is now a book (not yet translated) published by Libertalia. Rami Abou Jamous was awarded the Bayeux Prize for war correspondents in October 2024. More than 140 Palestinian journalists have died since 7 October 2023.

Beware of security / Gare à la sécurité

published on : November 24, 2024
The Israeli “Security barrier”. West Bank, Occupied Palestine.

[English translation below]

Gare à la sécurité. C’est une pièce à deux faces, voire trois.

Côté pile. Quel beau programme ! Sécurité sociale universelle. Car de l’insécurité, je, tu, il, elle souffre et souvent meurt. La femme, l’enfant, l’infirme, l’ouvrier, l’immigrant, le civil exposé à la terreur qui tue, affame, empoisonne, ensevelit, tous réclament la sécurité.  Tous ont soif de sécurité. Personne ne peut se coucher avec la certitude qu’il sera vivant demain, écrit un chroniqueur de Gaza.

Côté face. La citadelle assiégée ou son modèle réduit, la villa dans la jungle a pour premier, second et troisième souci leur propre sécurité. La villa exige de hauts grillages, jamais assez hauts. Mieux, elle doit dissuader les assaillants qui se dissimulent parmi les fourrés et les hautes branches. La sécurité des uns exige la mise en cage des autres, voire leur extermination. En hébreu, « sécurité » se dit « bitakhon ». « Barrière de sécurité » se dit en arabe « mur de l’apartheid ». A mes oreilles, les trois syllabes bi-ta-khon crachées par un bonhomme vert dans un mégaphone sonnent comme l’ouverture de la chasse.  

La sécurité pour tous, grands et petits, porte un nom, la paix dans le droit, dans la justice. Cette paix-là, le fort l’écarte avec dédain. Il n’aura jamais assez de garanties, d’assurances, dit-il. Le vrai : il n’entend pas donner de garanties au faible. Pas question de poser des bornes à sa puissance. « J’ai bien le droit », dit-il, au mépris du droit.

La sécurité des uns n’est pas celle des autres. Étendard de la réaction. Tenants de l’ordre établi contre subversifs. Sécurité des investissements, sécurité du propriétaire, sécurité des institutions. Caméras de sécurité, agents de sécurité, prisons de haute sécurité, forces de l’ordre, murailles et barbelés, patrouilles en mer. A ce jeu, le dictateur a toujours une longueur d’avance. Il fait mieux qu’assurer la sécurité, il l’impose. A son bénéfice exclusif.

Il y aurait une fois. Sécurité de la rue qu’on emprunte à la nuit tombée, de la route qu’on traverse, de ce qu’on mange, boit, respire. Sécurité de la terre nourricière. Sécurité pour ceux qui ont soif, qui ont faim, qui vivent dans des logements insalubres ou pas de logement du tout, qui traversent les mers et les continents.

Et puis la sécurité des paroles que l’on confie, des bras où l’on se blottit.


Beware of security. It’s a two-sided, or even a three-sided coin.

Tails side. What a great programme! Universal social security. Because of insecurity, I, you, he, she suffers and often dies. Women, children, the disabled, workers, immigrants, civilians exposed to the terror that kills, starves, poisons and buries – they all want security.  They all thirst for security. No one can go to bed with the certainty that they will be alive in the morning’, writes a Gaza columnist.

The opposite side. The first, second and third concern of the besieged citadel or its reduced model, the villa in the jungle, is its own safety. The villa requires high fences, never high enough. Better yet, it must dissuade attackers who hide among the thickets and high branches. The security of some requires the caging of others, even their extermination. In Hebrew, ‘security’ is called ‘bitakhon’. ‘Security fence’ is Arabic for “apartheid wall”. To my ears, the three syllables bi-ta-khon shouted by a green man into a megaphone sound like the opening of the hunt. 

Security for all, young and old, has a name: peace based on law and justice. The strong dismiss this peace with disdain. He’ll never have enough guarantees, enough assurances, he says. The truth is that he has no intention of giving guarantees to the weak. There is no intention of placing limits on his power. ‘I have the right’, he says, in defiance of the law.

The security of some is not the security of others. Standard of reaction. Defenders of the established order versus the subversive. Investment security, owner security, institutional security. Security cameras, security guards, high-security prisons, forces of law and order, walls and barbed wire, patrols at sea. At this game, the dictator is always one step ahead. He does more than ensure security, he imposes it. To his exclusive benefit.

There would be a time. Security of the street you walk down at nightfall, of the road you cross, of what you eat, drink and breathe. Security in the soil that nourishes us all. Security for those who are thirsty, hungry, living in substandard housing or no housing at all, for those who cross seas and continents.

And then the security of the words we confide, the arms in which we cuddle.


Gare à la sécurité. C’est une pièce à deux faces, voire trois.

Côté pile. Quel beau programme ! Sécurité sociale universelle. Car de l’insécurité, je, tu, il, elle souffre et souvent meurt. La femme, l’enfant, l’infirme, l’ouvrier, l’immigrant, le civil exposé à la terreur qui tue, affame, empoisonne, ensevelit, tous réclament la sécurité.  Tous ont soif de sécurité. Personne ne peut se coucher avec la certitude qu’il sera vivant demain, écrit un chroniqueur de Gaza.

Côté face. La citadelle assiégée ou son modèle réduit, la villa dans la jungle a pour premier, second et troisième souci leur propre sécurité. La villa exige de hauts grillages, jamais assez hauts. Mieux, elle doit dissuader les assaillants qui se dissimulent parmi les fourrés et les hautes branches. La sécurité des uns exige la mise en cage des autres, voire leur extermination. En hébreu, « sécurité » se dit « bitakhon ». « Barrière de sécurité » se dit en arabe « mur de l’apartheid ». A mes oreilles, les trois syllabes bi-ta-khon crachées par un bonhomme vert dans un mégaphone sonnent comme l’ouverture de la chasse.  

La sécurité pour tous, grands et petits, porte un nom, la paix dans le droit, dans la justice. Cette paix-là, le fort l’écarte avec dédain. Il n’aura jamais assez de garanties, d’assurances, dit-il. Le vrai : il n’entend pas donner de garanties au faible. Pas question de poser des bornes à sa puissance. « J’ai bien le droit », dit-il, au mépris du droit.

La sécurité des uns n’est pas celle des autres. Étendard de la réaction. Tenants de l’ordre établi contre subversifs. Sécurité des investissements, sécurité du propriétaire, sécurité des institutions. Caméras de sécurité, agents de sécurité, prisons de haute sécurité, forces de l’ordre, murailles et barbelés, patrouilles en mer. A ce jeu, le dictateur a toujours une longueur d’avance. Il fait mieux qu’assurer la sécurité, il l’impose. A son bénéfice exclusif.

Il y aurait une fois. Sécurité de la rue qu’on emprunte à la nuit tombée, de la route qu’on traverse, de ce qu’on mange, boit, respire. Sécurité de la terre nourricière. Sécurité pour ceux qui ont soif, qui ont faim, qui vivent dans des logements insalubres ou pas de logement du tout, qui traversent les mers et les continents.

Et puis la sécurité des paroles que l’on confie, des bras où l’on se blottit.


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Biography

Anne Brunswic is a French author whose work encompasses various forms of expression: journalism, non-fiction literature, documentary film, radio creative production and photography. She spent a long time in the occupied territories of Palestine, in Siberia and the far north of Russia. She has a long-standing commitment to the voiceless and the rightsless. Just published “Women in gulag” in Kometa review. Online now a 5 episodes podcast on Radio Suisse romande, Histoire vivante (in French) about the unknown Argentine soldiers of Falklands/Malvinas war. annebrunswic.fr