Anne Brunswic

February 13 to February 20

Mortal danger. The Palestian people in Gaza are in agony. Now!

January 9 to January 16

[English below]

Vœux

Hier, je m’apprêtais à poster un billet sur un sujet désolant de banalité : les vœux de nouvel an. Ces incantations m’ont toujours paru vides de sens. Elles me paraissent aujourd’hui indécentes quand je songe à celles et ceux à qui 2024 n’apportera aucun soulagement à l’enfer de 2023.

A quoi riment des vœux quand l’urgence est aux actes ?

Et puis, tard dans la nuit, alors qu’une fois de plus je lisais les nouvelles consternantes d’une guerre qui ne dit pas son nom, je suis tombée sur le visage d’un adolescent dans le magazine israélien en ligne +972. Pour ceux qui ne sont pas familiers de la région, l’indicatif international d’Israël +972 précède tous les numéros de téléphone dont l’opérateur est israélien, y compris en Cisjordanie et à Gaza. Quelle que soit la couleur de sa carte d’identité, qu’on soit citoyen de première ou de seconde classe, non-citoyen ou paria, chacun a un +972 dans sa poche.

Tal Mitnick, 18 ans, les bras croisés sur son tee-shirt Nike, regarde bien droit dans l’objectif en s’efforçant de ne pas sourire. Il est le premier objecteur de conscience depuis le 7 octobre à être jeté en prison. C’est ce qui lui vaut trois pages dans +972 illustrées d’un beau portrait photographique. Le fond noir fait ressortir sa tignasse châtain, ses yeux clairs, sa stature de beau gaillard en pleine santé. Après sa comparution le 26 décembre devant la Commission de conscience de l’armée, jury composé de plusieurs militaires et d’un universitaire, il a été condamné à 30 jours de détention dans une prison militaire.

Le lycéen s’est politisé au sein du collectif « Jeunesse contre la dictature » dans les immenses manifs de 2023 en défense de la Cour suprême. En septembre, il a signé avec 230 camarades de terminale une lettre ouverte annonçant son intention de refuser la conscription obligatoire « tant que la démocratie n’est pas garantie pour tous ceux qui vivent sous la juridiction de l’État d’Israël ». Les jeunes rédacteurs ont été assez malins pour ne pas écrire le mot « Palestiniens » mais les membres de la Commission de conscience ont reçu le message 5 sur 5.

Il aurait suffi à Tal Mitnick d’invoquer des convictions religieuses ou des devoirs familiaux. Le jeune homme est courageux. Juste avant d’être incarcéré, il a posté  : « Par mon refus, j’essaie d’influencer la société israélienne et d’éviter de participer à l’occupation et au massacre en cours à Gaza. Je tente de dire que ce n’est pas en mon nom. J’exprime ma solidarité avec les innocents à Gaza. Je sais qu’ils veulent vivre ; ils ne méritent pas qu’on fasse d’eux des réfugiés une seconde fois dans leur vie. » [https://www.972mag.com/tal-mitnick-conscientious-objector-israeli-army/ ]

Tal Mitnick risque jusqu’à cent jours de détention. Je lui souhaite une bonne année 2024, même si elle commence derrière les barreaux. Et des dizaines de milliers de jours de liberté.

Je retrouve ce matin une photo prise à Sakhaline en décembre 2015 alors que je voyageais sur les pas de Tchekhov. C’est un grand filet auquel tout le monde accroche des rubans en guise d’ex-voto, un genre d’arbre à vœux ou à prières d’inspiration bouddhiste revisité par la modernité. Il est planté au sommet de la butte qui domine la capitale, juste à l’arrivée du téléphérique. Son origine remonte peut-être aux colonisateurs japonais (1905-1945) qui fondèrent la ville de Ioujno-Sakhalinsk ou aux esclaves coréens qu’ils employèrent à sa construction. Aujourd’hui, tous les habitants l’ont adopté, à commencer par les Russes orthodoxes qui forment la majorité de la population. Il n’est pas impossible que des ouvriers immigrés musulmans venus d’Ouzbékistan ou du Tadjikistan montent eux aussi de temps en temps accrocher un ruban.

Le syncrétisme, une piste à explorer en 2024 ?


Wishes

Yesterday, I was about to post a message on a desolately banal subject: New Year’s greetings. These incantations have always seemed empty to me. They seem indecent to me when I think of those for whom 2024 will bring no relief from the hell of 2023.

What’s the point of wishes when there’s an urgent need for action?

And then, late at night, as I was once again reading the appalling news of a war that does not say its name, I came across the face of a teenager in the Israeli online magazine +972. For those unfamiliar with the region, the Israeli international dialling code +972 precedes all telephone numbers where the operator is Israeli, including the West Bank and Gaza. Whatever the colour of your identity card, whether you’re a first- or second-class citizen, a non-citizen or an outcast, everyone has a +972 in their pocket.

Tal Mitnick, 18, with his arms folded over his Nike T-shirt, stares straight into the camera and tries hard not to smile. He is the first conscientious objector to be imprisonned since Oct 7. That’s why he gets three pages in +972, illustrated with a fine photographic portrait. The black background highlights his brunette hair, his light-coloured eyes and his healthy, handsome stature. After his appearance on 26 December, before the army’s Conscience Committee, consisting of several military representatives and one academic representative, he was sentenced to 30 days’ detention in a military prison.

The high school student became politically active as part of the “Youth Against Dictatorship” collective during the huge demonstrations in 2023 in defence of the judiciary’s power. In September, he signed an open letter with 230 highschool students announcing his intention to refuse compulsory conscription “until democracy is secured for all who live within the jurisdiction of the Israeli government.” The young writers were clever enough to leave out the word “Palestinians”, but the members of the Conscience Committee got the message loud and clear.

All Tal Mitnick would have had to do was invoke religious convictions or family duties. The young man is courageous. Just before he was imprisoned, he declared: “My refusal is an attempt to influence Israeli society and to avoid taking part in the occupation and the massacre happening in Gaza. I’m trying to say that it’s not in my name. I express solidarity with the innocent in Gaza. I know they want to live; they don’t deserve to be made refugees for the second time in their lives.” [https://www.972mag.com/tal-mitnick-conscientious-objector-israeli-army/ ]

Tal Mitnick faces up to a hundred days in prison. I wish him a happy new year in 2024, even if it starts behind bars. And tens of thousands of days of freedom.

This morning I came across a photo taken in Sakhalin in December 2015 when I was travelling in the footsteps of Chekhov. It’s a large net to which everyone hangs ribbons as an ex-voto, a kind of Buddhist-inspired wish or prayer tree revisited by modernity. It is planted at the top of the hill overlooking the capital, just where the cable car arrives. Its origins may date back to the Japanese colonisers (1905-1945) who founded the town of Yuzhno-Sakhalinsk, or to the Korean slaves they employed to build it. Today, all the inhabitants have adopted it, starting with the Orthodox Russians who make up the majority of the population. It’s not impossible that Muslim immigrant workers from Uzbekistan or Tajikistan also come up from time to time to hang a ribbon.

Will syncretism be an option in 2024?


November 22 to November 29

Al-Amari refugee camp (near Ramallah), West Bank, Occupied Palestine, 2003, Nov 6.

[English below]

À nos amies

Le nihilisme suicidaire menace de nous submerger.

À nos amies argentines dont le peuple vient de se vouer au culte de la tronçonneuse ; à nos amies palestiniennes qui implorent une justice qui ne viendra pas ; à nos amies israéliennes à qui leurs dirigeants préparent un avenir de terreur ; à nos amies ukrainiennes dont le présent est cruel et l’avenir plombé de nuages ; à nos amies russes bâillonnées ; à nos amies d’Iran et d’ailleurs qui affrontent à mains nues l’obscurantisme armé ; à toutes nos amies qui résistent à l’hubris de puissants vautrés dans le business ; à celles qui combattent les passions tristes de leurs concitoyens abreuvés de mensonges; aux humains qui continuent de croire que chacun a droit à une vie digne et aux humains qui parfois désespèrent du genre humain – en ce moment il y a de quoi – je dédie trois photos extraites de vieilles archives.

Salle d’attente d’un petit centre de protection de la mère et de l’enfant. Une madone au sourire modeste accueille son nouveau-né parmi les vivants en lui offrant son seul trésor : le lait de la tendresse humaine. Une mère au sourire éclatant présente fièrement ses triplés multicolores, triomphe de la vie. Devant la porte d’une école pour déficients mentaux où elles attendant la sortie de la classe, trois femmes d’âge mûr chahutent comme des collégiennes.

Je n’ai jamais volé de portrait. Ces trois photos, je les ai prises en même temps que les intéressées me les donnaient. C’était il y a tout juste vingt ans au cœur du camp de réfugiés d’Al-Amari en Cisjordanie, Palestine occupée.

Où qu’elles soient aujourd’hui, qu’elles soient remerciées.


Suicidal nihilism threatens to overwhelm us. To our Argentinian friends, whose people have just devoted itself to the cult of the chainsaw; to our Palestinian friends, who are begging for justice that will never come; to our Israeli friends, whose leaders are preparing a future of terror; to our Ukrainian friends, whose present is cruel and whose future is shrouded in clouds; to our gagged Russian friends; to our friends in Iran and elsewhere, who are fighting armed obscurantism with bare hands; to all our friends who resist the hubris of the mighty wallowing in business; to those who fight the sad passions of their fellow citizens fuelled by lies; to the human beings who still believe that everyone has the right to a dignified life and to the human beings who sometimes despair of the human race – at the moment there’s plenty to despair about – I dedicate three photos extracted from old archives.

A waiting room in a small centre for the protection of mothers and children. A Madonna with a modest smile welcomes her newborn among the living, offering him her only treasure: the milk of human tenderness. A mother with a dazzling smile proudly presents her multicoloured triplets, the triumph of life. In front of the door of a school for the mentally handicapped, where they are waiting for classes to end, three middle-aged women play like schoolgirls.

I have never stolen a portrait. I took these three photos as these women were giving them to me. It was twenty years ago in the refugee camp of Al-Amari in the West Bank, Occupied Palestine.

Wherever they are today, may they be thanked.


October 31 to November 7



Ramallah, november 2003.

[English below]

Planche-contact

Le dossier « Photos Palestine 2003-2004 » est stocké dans un vieux disque dur rangé dans un placard inaccessible. Je ne l’ai pas ouvert depuis très longtemps. Ces photos m’ont servi de carnet de notes pour écrire mes chroniques de Ramallah. Elles n’avaient pas vocation à être publiées.

Aujourd’hui des images refont surface dans ma mémoire, un immeuble que l’armée israélienne vient de faire sauter, un groupe de garçons devant les ruines de leur maison, un miroir dans une chambre à coucher. Vingt ans ont passé. La mémoire est sélective, souvent trompeuse. Ramallah, près de l’église luthérienne, 2 décembre 2003. Dix-neuf prises de vue entre 15h07 et 15h30, 23 minutes en tout de DSC 577 à DCS 596. La photo de16h26 numérotée DSC00597 est un coucher de soleil sur les collines de Ramallah.  Apparemment, j’ai profité du fait que la pluie avait cessé pour me promener et me changer les idées.

Dans Bienvenue en Palestine (Actes Sud 2004), j’ai relaté fidèlement ce que j’ai vu le 2 décembre et ce que m’ont rapporté les jours suivants des témoins directs : ce sont six pages d’un reportage à la première personne sur un immeuble dynamité. L’armée israélienne punissait ses quarante habitants parce que l’un d’entre eux, on ne savait lequel, avait donné refuge pendant une nuit ou deux à une cellule du Hamas. Un jeune écrivain palestinien était à mes côtés pendant que je photographiais. Il était venu à contre-cœur. Il n’aimait pas la violence, il aurait préféré causer de Proust. Je le redécouvre en relisant mon livre, je l’avais tout à fait oublié, lui, son élégant pardessus et ses souliers fins souillés de boue. J’aurais dû lui être reconnaissante pour m’avoir ce jour-là servi d’interprète.

15h08. Zoom sur le garçon au bonnet bleu marine, le plus grand de la bande, regard fixe, lèvres serrées. Les autres semblent encore des enfants. Pour autant qu’on puisse interpréter une physionomie, je lis dans ses grands yeux sombres un concentré de désespoir et de rage, une haine pas près de s’éteindre. Je n’avais pas remarqué sa présence sur un cliché de 15h07 en haut à droite. Il est seul et observe en silence une maison qu’on croirait engloutie par un tremblement de terre. A ce moment précis, j’étais en train de cadrer  les deux gamins au premier plan qui emportaient des bouts de ferraille et de tuyauterie.

Le garçon au bonnet bleu, s’il est toujours avec nous, doit avoir près de 33 ans. On peut supposer qu’il n’a rien oublié ni rien pardonné, qu’il a rêvé lui aussi de prendre une revanche. A moins que ses parents ne l’aient envoyé à l’étranger pour le tenir éloigné des spirales mortifères de la guerre. Dans ce quartier bourgeois à majorité chrétienne, beaucoup ont déjà émigré aux États-Unis.

15h13. Je me souviens d’avoir été invitée à monter dans un immeuble presque collé à celui qui venait d’être dynamité. L’onde de choc s’était propagée et une tempête semblait avoir dévasté l’appartement du premier étage. J’avais oublié la photo de mariage au-dessus du miroir de la coiffeuse et la mine résignée du chef de famille. Il devait s’estimer heureux d’avoir échappé au dynamitage. L’écrivain avait déchiffré pour moi le mot tracé sur le miroir :  Kiswani. C’était le nom des propriétaires des deux bâtiments.

A présent, je me souviens d’une photo que je n’ai pas prise : une fillette en robe rouge m’avait conduite devant la porte de sa chambre jonchée de débris de verre et de plâtras tombés du plafond. Je n’avais pas voulu photographier le tas de poupées sur le lit, le petit cartable rose, l’écran vidéo. Il y avait du viol dans le saccage de l’appartement, du viol dans cette chambre des parents ouverte à tous vents. Je ne voulais pas y ajouter du voyeurisme.


Contact Sheet

The “Photos Palestine 2003-2004” folder is stored on an old hard drive in an inaccessible cupboard. I haven’t opened it for a very long time. I used these photos as a notebook to write my chronicles of Ramallah. They were not intended for publication.

Today, images resurface in my memory: a building that the Israeli army has just blown up, a group of boys standing in front of the ruins of their house, a mirror in a bedroom. Twenty years have passed. Memory is selective and often deceptive. Ramallah, near the Lutheran church, 2 December 2003. Nineteen shots taken between 3.07pm and 3.30pm, 23 minutes in all from DSC 577 to DCS 596. The 16:26 photo numbered DSC00597 is a sunset over the hills of Ramallah.  Apparently I took advantage of the end of the rain to go for a walk and clear my head.

In Bienvenue en Palestine (Actes Sud 2004), I gave a faithful account of what I saw on 2 December and what I heard from eyewitnesses in the days that followed: six pages of first-person reporting on a building that had been dynamited. The Israeli army was punishing its forty inhabitants because one of them, it was not known which, had given refuge for a night or two to a Hamas cell. A young Palestinian writer was by my side as I photographed. He had come reluctantly. He didn’t like violence, he would have preferred to talk about Proust. I rediscovered him when I reread my book; I had completely forgotten about him, his elegant overcoat and his fine mud-stained shoes. I should have been grateful to him for acting as my interpreter that day.

3.08 pm. Zoom in on the boy in the navy blue cap, the tallest of the bunch, his eyes staring and his lips tight. The others still look like children. Insofar as you can interpret a face, I can read in his large dark eyes a concentration of despair and rage, a hatred that is not about to be extinguished. I hadn’t noticed his presence in a shot taken at 3.07pm in the top right-hand corner. He’s alone, silently watching a house that looks like it’s been engulfed by an earthquake. At that precise moment, I was framing the two kids in the foreground who were carrying away bits of scrap metal and pipes.

The boy in the blue cap, if he is still with us, must be nearly 33 years old. We can assume that he has forgotten nothing and forgiven nothing, that he too has dreamt of taking revenge. Unless his parents sent him abroad to keep him away from the deadly spirals of war. Many people in this predominantly Christian middle-class neighbourhood have already emigrated to the United States.

3.13 pm. I remember having been invited to go up to a building almost next door to the one that had just been blown up. The shockwave had spread and a storm seemed to have devastated the first-floor flat. I had forgotten about the wedding photo above the dressing table mirror and the look of resignation on the face of the head of the family. He must have considered himself lucky to have escaped the blast. The writer had deciphered the word on the mirror for me:  Kiswani. This was the name of the owners of the two buildings.

Now I remember a photo I didn’t take: a little girl in a red dress led me to her bedroom door, which was littered with broken glass and plaster falling from the ceiling. I didn’t want to photograph the pile of dolls on the bed, the little pink schoolbag and the video screen. There was rape in the ransacking of the flat, rape in the parents’ bedroom, open to all winds. I didn’t want to add voyeurism.


October 3 to October 10

Special Prague Exhibition : Will we still want to dance tomorrow ?


June 27 to July 4

Rio Gallegos, Patagonia, Argentina, March 2023

Les disparus / Lucia, la soeur (2)

Lucia est menue, on peut la croire fragile. Voilà six mois qu’elle jette toutes ses forces dans le Comité des familles du San Juan et elle tient bon. Le Comité a manqué se fissurer plusieurs fois, il a tenu bon. Avant la catastrophe, les familles ne s’étaient jamais rencontrées, elles forment maintenant une communauté. Il y a de la solidarité et même de la fraternité dans le malheur commun. On partage des interrogations et des colères, on s‘entraide. Sans Lucia, les naufragés auraient sombré une deuxième fois, ils auraient pourri dans la cale des faits-divers périmés. Lucia ne se considère pas comme un être d’exception. Ce combat pour la vérité et la justice, elle le doit à son frère. L’image d’Adrian enfermé dans l’acier l’obsède. Il voit la mort venir. Elle voudrait arrêter le film. C’est maintenant qu’il faut lutter pour arracher la vérité. Un jour, les enfants d’Adrian demanderont ce où qu’il est advenu de leur père, où gît l’épave, pourquoi les recherches ont été si vite abandonnées. Ils en auront le droit. Parfois l’image du noyé s’obscurcit, l’image des neveux devenus adultes s’éclaire.

Les disparus ne sont pas des morts. Sur la plaza de Mayo, une mère en foulard blanc le lui a fait comprendre. Tant que tu te battras pour retrouver ton frère, il ne sera pas mort. Il faut imaginer, mais c’est à peine croyable, la vieille prenant dans ses bras la jeune, la vieille qui depuis trente-cinq ans réclame justice et vérité pour le fils que la dictature militaire lui a pris, la vieille montrant la photo floue d’un étudiant barbu des années 1970. Lucia est née bien après la chute de la dictature, c’est de l’histoire ancienne. Ces salauds de milicos, dit la vieille, pas de corps, pas de crime, pas de coupable. Lucia comprend. La dictature est tombée mais les milicos restent au-dessus des lois. Adrian s’est trompé, son désir d’entrer dans la Marine était si grand qu’il s’est aveuglé. La jeune se risque à demander à la vieille d’où elle tire la force de lutter encore pour un fils qu’on ne lui rendra jamais, ni vivant, ni mort. L’amour, dit la vieille, l’amour..

Lucia pense qu’elle est suivie par la police, que son téléphone est sur écoute. Elle est certaine que les gradés de Mar del Plata la font espionner. Sa belle-sœur lui demande si elle n’est pas en train de perdre les pédales. Un soir, elle est dans la voiture d’un ami. Il s’arrête sur le bord de l’autoroute. Cinquante mètres plus loin, une voiture s’arrête et éteint les phares. La même chose deux jours plus tard. Il faut en finir. Le Comité exige de rencontrer le président et le fait savoir aux journalistes. Un président de droite ne peut se permettre de rester sourd aux demandes de familles de militaires tués au service de la patrie. Un sous-secrétaire d’État est chargé de les recevoir. Lucia fait partie de la délégation  mais c’est un autre qui parle au nom du Comité, un avocat, père d’un marin disparu. L’avocat dit que les contradictions dans la version officielle de la Marine ont d’emblée éveillé le soupçon, que les tentatives de division et d’intimidation du Comité sont insupportables, que les familles ont  droit au respect, à la vérité, que les responsables de la catastrophe doivent répondre de leurs actes. Le Comité exige que tout soit entrepris, TOUT… Il faut s’imaginer Lucia dans le bureau de ce sous-ministre qui les a fait asseoir dans de profonds fauteuils,  a fait servir le café et les rafraîchissements. Le faste du décor ne l’impressionne pas, le ton mielleux de ce larbin de la présidence non plus. Elle observe l’élégant costume bleu marine, la cravate bleu clair – comme le drapeau argentin – le hâle du tennisman, les manières du bourgeois. Qu’on est loin du campement de Mar del Plata, des familles pauvres écrasées par le malheur. C’est clair, il ne fera rien. Il ne cherche, lui aussi qu’à gagner du temps.

(à suivre)


June 12 to June 19

Rio Gallegos, Patagonia, Argentina, March 2023

Les disparus / Lucia, la sœur (1).

J’ai rencontré Lucia en mars 2023 à Rio Gallegos, petite ville sans attrait touristique du sud de la Patagonie. Elle est comédienne et metteuse en scène de théâtre mais au premier regard, on ne l’imagine pas : sans apprêt, taille moyenne, cheveux châtains coupés court, rien qui attire la lumière. Elle m’a fait comprendre qu’elle avait quelque chose d’important à me raconter. Je suis revenue le lendemain avec un magnétophone et un micro. Son récit coulait comme une large rivière. Elle s’exprimait dans un espagnol simple et fluide que je suivais sans effort. Ce matin-là, elle portait un petit pullover rose à col roulé, elle avait l’air fatigué.

Elle est fatiguée, en effet. C’est pour cela qu’elle est venue s’installer ici, pour s’isoler, se rétablir. Elle est diabétique et les années qu’elle vient de vivre l’ont épuisée physiquement et psychiquement. Cette ville au climat glacial, battue par les vents, perdue dans la steppe, à des milliers de kilomètres de la capitale est exactement ce qu’il lui faut en ce moment.

Calée au fond du canapé, elle prend le micro en main et le place à la bonne distance d’un geste professionnel : « Je suis Lucia Zunda Meoqui, la sœur d’Adrian Zunda Meoqui, lieutenant de frégate sur le San Juan, le fameux sous-marin qui a fait naufrage ». Son récit peut se découper en une suite de tableaux.

Il faut imaginer Lucia apprenant par Internet la nouvelle du naufrage du San Juan alors qu’elle est en tournée dans une région reculée du Brésil ;

il faut imaginer Lucia accourue en hâte chez ses parents à Buenos Aires. Il y a là son père, sa mère, l’épouse d’Adrian et deux enfants de quatre ans et un an qu’on essaie de tenir à distance du malheur qui vient de les frapper. Peut-être n’a-t-il pas encore frappé ? il y a peut-être des rescapés parmi les 44 hommes de l’équipage ;

il faut imaginer Lucia dans la foule des familles qui se pressent à la base navale de Mar del Plata, le port d’attache du San Juan. Tous veulent croire que les marins sont encore vivants, on parle d’eux au présent ;

il faut imaginer Lucia, qui n’a alors que 27 ans, tenant tête à l’officier chargé des relations avec les familles. Les recherches sont en cours, nous faisons le maximum, faites-nous confiance, dit-il d’un ton mielleux. Quelles recherches ? demande-t-elle. Avec quels moyens ? des avions, des sous-marins ? combien d’hommes participent aux recherches ? A quand remonte le dernier contact radio ? Vous aviez dit le 19 novembre et maintenant vous dites le 17 !  L’officier n’a pas l’habitude qu’on lui parle sur ce ton. Cette gamine, qui n’est que la sœur d’un sous-officier, pour qui se prend-elle ? elle s’adresse à lui comme s’il ne portait pas d’épaulettes ;

il faut imaginer la jeune Lucia devenue la porte-parole du Comité qui vient de se constituer. Pourquoi elle ? Parce que les familles des officiers se sont très vite retirées, autant par esprit de corps que par répugnance de l’agitation populaire. Lucia représente le lieutenant Zunda Meoqui, le plus haut en grade dans cette foule où le malheur commun n’efface ni les grades ni les classes sociales. Elle a de l’aplomb face aux militaires, maîtrise comme personne Internet et les réseaux sociaux, connaît le fonctionnement des médias et sait parler aux journalistes sans naïveté ;

il faut imaginer Lucia dans la base militaire de Rio de la Plata, au milieu de ce campement improvisé que les militaires n’osent pas disperser de vive force car la dernière dictature a beau être tombée il y a 35 ans, les civils n’ont pas oublié les crimes des militaires, ceux de la Marine tout spécialement. Lucia, qui est née après la chute de la dictature et n’appartient pas à une famille de militaires, parle haut de vérité et de justice, du respect dû aux morts et du droit à une information entière quand les autres membres des familles, élevés dans l’obéissance et la crainte, s’évertuent à donner des gages de loyauté ;

Lucia, sans l’avoir cherché, est entrée dans la lumière. Elle est devenue une figure médiatique que l’on hait ou que l’on admire selon qu’on accorde sa confiance au pouvoir ou aux contre-pouvoirs, à l’État ou à la société civile. Les mois ont passé, la saison touristique de Mar del Plata s’est achevée, les journalistes n’ayant rien à se mettre sous la dent depuis que les recherches de l’épave ont cessé s’en sont allés, la plupart des membres du collectif des familles sont retournés dans leurs foyers parce qu’il fallait bien reprendre le travail.

alors il faut s’imaginer Lucia au milieu du petit groupe des irréductibles qui exigent que les recherches reprennent, que l’épave soit localisée, que les corps soient remontés et rendus à leurs familles. Puisque les militaires se barricadent derrière le secret défense, elle propose d’aller là où se tient le gouvernement, là où sont les médias. Il faut aller à Buenos Aires et s’enchaîner aux grilles de la Plaza de Mayo jusqu’à ce qu’un ministre leur accorde audience. Mais que diront les Mères et les grands-mères des disparus de la dictature, elles qui haïssent la Marine plus que tout  autre corps d’armée ? Lucia soutient qu’il faut y aller quand même, elles comprendront. Elle pense à son frère Adrian, il a accompli son rêve en entrant dans la Marine mais il n’a jamais été un fasciste, il n’y a pas un seul fasciste dans la famille, elle leur expliquera ;

elle pense qu’elle ne s’est jamais sentie aussi proche d’Adrian et cette pensée la trouble.

(à suivre)


May 16 to May 23

View from Argentine military cemetery near Darwin, Falklands/Malvinas, dec 2018.

[English below]

Les disparus 1./ Retour sur le cimetière de Darwin

Ma chronique du 25 octobre 2022 (Crown Letter week 120) revient sur une visite au cimetière militaire argentin près de Darwin en décembre 2018. « Argentine military cemetery / Cementerio argentino », indiquait le petit panneau à l’entrée de la piste cailloutée mais aucun drapeau argentin ne flottait sur le quadrillage de croix blanches dominant le vallon de Darwin. Une centaine de tombes anonymes portaient alors l’épitaphe “Soldado argentino solo conocido por Dios“. L’armée argentine avait abandonné à l’ennemi la charge d’inhumer ses morts. Deux fois abandonnés. Deux fois trahis. Ils reposaient dans une steppe glaciale balayée par un vent féroce. Faute de normalisation des relations entre les deux pays, les premières visites venaient seulement d’être autorisées, trente-six ans après la fin de la guerre. Les fleurs et les rosaires en plastique que je photographiais étaient tout neufs.  L’épitaphe avait quelque chose d’une prière. Comment ne pas en appeler à la grâce du Seigneur ?

En mars 2023, je retrouve à Rio Gallejos Andrès Fernandez, l’ancien soldat des Malouines qui, lors de mon premier voyage, m’a raconté son histoire et offert des lettres et des dessins d’enfants (voir les Crown Letters de novembre et décembre 2022). Il m’apprend qu’il ne reste  plus que deux tombes marquées « Solo conocido por Dios ». Cette histoire de soldats inconnus lui a toujours parue suspecte.

Grâce à la journaliste Leila Guerriero, l’histoire s’est beaucoup éclaircie. Un jour de 2008, le vétéran argentin Julio Aro vient à Londres participer à un séminaire sur le syndrome post-traumatique, sujet en vogue au lendemain de la guerre en Irak. Son interprète, Geoffrey Cardozo, est un militaire britannique qui parle espagnol avec un fort accent anglais. Lui aussi était aux Malouines en 1982, il y a été envoyé après la fin des combats pour régler la question des morts argentins et construire un cimetière provisoire en attendant un prochain rapatriement des corps. En décembre 1982, le rapport complet de sa mission a été transmis à la Croix-Rouge et aux autorités militaires argentines. L’ex-soldat Julio Aro, professeur d’éducation physique, est abasourdi, il n’en a jamais entendu parler. Il rapporte dans sa province une copie du rapport et le fait traduire par la professeure d’anglais de son lycée. Il détient la preuve que les autorités argentines manipulent depuis vingt-six ans des familles qui attendent le retour d’un disparu ou se demandent où sont enterrés leurs morts.

Au lendemain de la défaite, la junte militaire qui luttait pour sa survie politique n’avait aucun intérêt à faire revenir les corps. « Rapatriement » était un mot tabou. Il était entendu que l’Argentine avait perdu la bataille mais qu’elle n’avait pas perdu la guerre. Les soldats morts devaient rester sur l’archipel comme un caillou dans la botte de Sa Majesté. Les gouvernements démocratiques de gauche ou de droite qui se sont succédé depuis 1983 auraient pu prendre en considération la détresse des familles endeuillées.  Las Malvinas son argentinas, donc les soldats tombés là-bas reposent sur le sol de la patrie, une fois pour toutes. Le rapport Cardozo n’a jamais refait surface.

La otra guerra (Cuadernos anagramma, Buenos Aires 2021),

Le comité des familles des soldats disparus fut longtemps présidé par un ex-militaire proche de la dictature. Il soutenait que les Anglais avaient balancé les dépouilles en vrac dans des fosses communes. Toute tentative d’identification se transformerait en « un carnaval d’ossements ». « Carnaval d’ossements », la formule faisait mouche. Lorsque les tests ADN devinrent accessibles, la commission scientifique d’anthropologues travaillant à l’identification des victimes civiles de la dictature offrit ses services aux familles de soldats. La majorité qui penchait à droite refusait que ses héros célébrés par l’armée soient associés aux gauchistes disparus, la maudite engeance subversive des Mères de la place de Mai. Cette histoire d’ADN était un complot des Anglais qui s’apprêtaient à raser le cimetière de Darwin au bulldozer. Malgré les pressions et les intimidations du comité, certains membres des familles encouragés par Julio Aro donnèrent des échantillons d’ADN. Les autorités britanniques de l’archipel acceptèrent en 2019 qu’une équpe de chercheurs spécialisés fouillent le cimetière à condition que ce fût hors de la saison touristique, c’est-à-dire dans le blizzard glaial de l’hiver. Le travail minutieux accompli par Cardozo en 1982 facilita grandement la mission scientifique, les premiers résultats furent spectaculaires. Les familles étaient bouleversées de retrouver leurs enfants disparus. Alors les plus opposées se laissèrent convaincre. Elles acceptèrent de coopérer avec la mission scientifique et en deux ans 120 inconnus sur 122 furent identifiés.

« Solo conocido por Dios ». Je me suis laissé abuser par cette bondieuserie. Il n’était nul besoin de faire appel à Dieu pour reconnaître les soldats inconnus.

Après leur identification, les défunts n’ont été transférés nulle part, ni « rapatriement », ni bulldozer. Mais les visites sont rares car, faute de liaison aérienne ou maritime directe avec l’archipel, l’expédition est longue, compliquée,  coûteuse, hors de portée de la bourse des familles des soldats. Le même richissime bienfaiteur qui a naguère payé l’aménagement du cimetière, finance aujourd’hui les pèlerinages. L’État argentin, absent depuis juin 1982, s’en désintéresse. Pas un peso. Mais désormais, les visiteurs prient devant de vraies sépultures, qui portent le nom d’un fils, d’un frère, d’un mari, qui contiennent des ossements authentifiés, parfois un ceinturon, un canif, un pendentif ou la lettre d’une fiancée. Au lieu d’un point d’interrogation, un point final. Leurs disparus sont devenus des morts presque comme les autres. Le temps du deuil s’est enfin ouvert pour les parents qui quarante ans plus tard sont encore de ce monde.

Grâce à l’enquête de Leila Guerriero, La otra guerra publiée en 2021 en Argentine (Cuadernos anagrama) et traduite en français en 2023 (Éditions Rivages), j’ai découvert l’histoire peu glorieuse du cimetière de Darwin. Le meilleur de ce livre, ce sont les rencontres dans les coins les plus reculés de l’Argentine avec des humains ordinaires, usés par la vie et les chagrins, désorientés, protagonistes malgré eux d’une tragédie sans âge.

Une fois le petit volume refermé, j’envoie un message à l’ami Andrès Fernandez de Rio Gallegos. « L’as-tu lu ? Qu’en penses-tu ? » Andrès est très surpris, il n’en a entendu parler nulle part,  il va le commander immédiatement et me fera part de ses conclusions. Voici les miennes, provisoires.

– Il est hasardeux de s’abandonner au pathos dans le désert. Ce que j’ai fait.

– Il n’est jamais trop tard pour dénoncer les mensonges d’État. Ce que Julio Aro et Leila Guerriero ont fait.

– Il n’est jamais trop tard pour enterrer ses morts.


The Missing 1. / Back to Darwin cemetery


My column of 25 October 2022 (Crown Letter week 120) recalls a visit to the Argentinian military Cemetery near Darwin in December 2018. “Argentinian cemetery / Cementerio argentino“, read the small sign at the entrance to the gravelled track, but there was no Argentinian flag flying over the grid of white crosses overlooking the Darwin glen. A hundred anonymous graves bore the epitaph “Soldado argentino solo conocido por Dios”. The Argentine army had left the burial of its dead to the enemy. Twice abandoned. Twice betrayed. They lay in a cold steppe swept by a ferocious wind. In the absence of normalised relations between the two countries, the first visits had only just been authorised, thirty-six years after the end of the war. The flowers and plastic rosaries I was photographing 2018 were brand new. The epitaph was something of a prayer. How could one not appeal to the Lord’s grace?
In March 2023, in Rio Gallejos, I met up with Andrès Fernandez, the former Falklands soldier who, on my first trip, had told me his story and given me letters and children’s drawings (see the Crown Letters of November and December 2022). He told me that there were only two graves left marked “Solo conocido por Dios”. This story of unidentified soldiers had always seemed suspicious to him, he added.

Thanks to journalist Leila Guerriero, the story has become much clearer. One day in 2008, Argentinian veteran Julio Aro came to London to take part in a seminar on post-traumatic stress disorder (PTSD), a popular subject in the aftermath of the war in Iraq. His interpreter, Geoffrey Cardozo, was a British soldier who spoke Spanish with a strong English accent. He too was in the Falklands in 1982. He had been dispatched there after the fighting had ended to deal with the question of the Argentinian dead and to build a temporary cemetery pending the forthcoming repatriation of the bodies. In December 1982, the full report of his mission was sent to the Red Cross and the Argentine military authorities. Ex-soldier Julio Aro was stunned; he had never heard of it. He took a copy of the report back to his province and had it translated by a secondary school English teacher. He had proof that the Argentinian authorities had been manipulating families waiting for the return of a missing person or wondering where their dead were buried for twenty-six years.
In the aftermath of the defeat, the military junta, fighting for its political survival, had no interest in bringing back the bodies. “Repatriation” was a taboo word. It was understood that Argentina had lost the battle but had not lost the war. The dead soldiers were to remain on the archipelago like a pebble in Her Majesty’s boot. The democratic governments of left and right that have succeeded one another since 1983 could have taken into consideration the distress of the bereaved families. Las Malvinas son argentinas, so the soldiers who fell there rest on Argentine soil, once and for all. The Cardozo report has never resurfaced.For a long time, the committee of families of missing soldiers was chaired by an ex-military man close to the dictatorship. He maintained that the British had dumped the remains in mass graves. Any attempt to identify them would be “a carnival of bones”. “Carnival of bones” was a catchphrase. When DNA testing became available, the scientific commission of anthropologists engaged in identifying the civilian victims of the dictatorship offered its services to the soldiers’ families. The right-wing majority refused to allow their heroes, celebrated by the army, to be associated with the disappeared leftists, the accursed subversive progeny of the Mothers of the Plaza de Mayo. The DNA thing was a plot by the British, who were planning to bulldoze the Darwin cemetery. Despite pressure and intimidation from the committee, some family members, encouraged by Julio Aro, gave DNA samples. In 2019, the British authorities in the archipelago agreed to allow Argentine anthropologists to excavate the cemetery on condition that it would be done outside the tourist season, i.e. in the snow. The meticulous work carried out by Cardozo in 1982 greatly facilitated the scientific mission, and its first results were spectacular. Families were deeply moved to find their missing children. Even those most opposed to changing the status quo began to cooperate with the anthropologists and within two years 120 of the 122 missing persons had been identified.

Solo conocido por Dios“. I let myself be fooled by this piousness. There was no need to call on God to recognize the unknown soldiers. Once they had been identified, the dead have not been transferred anywhere, neither “repatriated” nor bulldozed. But visits are rare because, in the absence of a direct air or sea link with the archipelago, the journey is long, complicated and costly, beyond the means of the soldiers’ families. The same benefactor who once paid for the construction of the cemetery is now funding the pilgrimages. The Argentine state, absent since June 1982, has shown no interest. Not one peso. But now, visitors can pray before real graves, bearing the name of a son, brother or husband, containing authenticated bones and sometimes a belt, a penknife, a pendant or a letter from a fiancée. Instead of a question mark, a final full stop. Their missing have become dead almost like any other. The time of mourning has finally begun for the parents who, forty years later, are living in this world.

Thanks to Leila Guerriero’s investigation, La otra guerra, published in 2021 in Argentina (Cuadernos anagrama) and translated into French in 2023 (Editions Rivages), I discovered the inglorious history of the Argentine cemetery. The best part of this book is the encounters in the remotest corners of Argentina with ordinary people, worn down by life and grief, disorientated, unwilling protagonists of an ageless tragedy.
Once I’d closed the book, I sent a message to my friend Andrès Fernandez from Rio Gallegos. “Have you read it? What do you think?” Andrès was very surprised, he hadn’t heard of it anywhere, he was going to order it immediately and let me know his conclusions. Here are my provisional conclusions. It’s risky to indulge in pathos in the desert. Which I did. It’s never too late to denounce state lies. Which is what Julio Aro and Leila Guerriero did. It’s never too late to bury your loved ones.


    April 25 to May 2

    Finalmente, de verdad.
    Enfin pour de vrai.
    Finally, for real.
    Buenos Aires, April, 21, 2023

    April 18 to April 25

    Identitad marron, April 2023. Exhibition in Museo de las Mujeres (Women’s museum), Cordoba, Argentina.

    [English below]

    Comment j’ai loupé ma rencontre avec le mouvement de lutte des femmes mapuches.

    Patagonie. Retrouvailles émues avec une amie artiste. Le déjeuner dominical réunit la famille, les amis et les visiteurs de passage. On est dix autour de la table, on se régale de grillades, de salades, on vide des verres de Malbec.Une vidéaste, une comédienne, un photographe, une danseuse, un couple d’universitaires. Le compagnon de mon amie, l’aîné de l’assemblée, s’affaire devant le grill. M. prend les rênes de la conversation. La cinquantaine. Belle femme métis aux traits réguliers, au visage plein, aux formes rondes. Elle est vêtue, coiffée et maquillée avec une élégance qui contraste avec tous les autres en jeans, baskets et tee-shirts. De somptueux bijoux mapuches en argent, un collier qui se termine par un rectangle ouvragé sur la poitrine, des bracelets. Chaque pièce d’orfèvrerie, dit-elle, a une signification symbolique. Très vite, elle me soumet à un interrogatoire sur mes engagements militants passés et présents, paraît déçue que, parmi les exilés, je n’aie pas défendu plus de femmes kurdes. Les victimes de mutilations sexuelles et de mariages forcés ne l’intéressent guère. Ce ne sont pas des militantes, des guerrières comme les femmes Kurdes qu’elle a connues à Paris.

    M. a écrit deux livres autobiographiques, a été invitée dans toute l’Europe pour défendre la cause mapuche. “Je n’accepte les invitations pour des tables-rondes ou des interventions publiques, y compris sur zoom ou WhatsApp, que si je suis bien payée, sinon je préfère rester chez moi, dans ma communauté.” Son village est plus au nord, plus à l’ouest, dans l’État de Chubut. “Le lieu où je me sens le mieux, c’est ma maison. Pourquoi irais-je courir le monde ? Mais ma voix est essentielle, la vie de prisonnières dépend de moi.”

    Je risque une question : serait-il possible de lui rendre visite là-bas ? – Non. La communauté est régulièrement agressée par la police et les milices privées, de plus elle est en proie à des violences internes. C’est un non sans appel. MDe toute manière, qu’est-ce que la communauté a à gagner à laisser des intrus pénétrer pour satisfaire leur curiosité ? Que peuvent lui apporter des visiteurs dans mon genre ?

    On revient à la lutte des femmes racisées. Les jeunes filles et même des fillettes sont victimes de viols systématiques. Toutes les femmes mapuches ont subi ces viols. Les Blancs en font un sport. Selon elle, les hommes mapuches ne valent guère mieux. Elle dénonce le patriarcat qui sévit dans la communauté mais refuse de se dire féministe. “Le féminisme, c’est une idéologie de Blanches.” Le combat doit se porter contre toutes les discriminations sans exception. Il doit inclure les racisés, les homosexuels, les trans, les queers, les travailleurs et travailleuses du sexe, les handicapés, les obèses, tous les méprisés et les marginalisés. Elle défend aussi le droit de chacun à vivre dans le pays de son choix, le nomadisme général. Cette position m’intrigue : les autochtones ont bel et bien subi un “grand remplacement”. M. ne laisse pas de place à la discussion, elle enchaîne. Elle est fière de vivre sur une terre récupérée. De tous les peuples autochtones, les Mapuches sont les plus combatifs. Beaucoup de militants et de militantes sont en prison. “Le génocide continue. C’est devenu une guerre de basse intensité. “

    Elle a rendu visite aux peuples autochtones dans toutes l’Amérique latine, en Bolivie, au Pérou, au Chiapas. “C’est fou ce qu’ils boivent de Coca-Cola au Chiapas!” Elle défend la cause avec clarté, éloquence, autorité mais qui est-elle ? Comment est-elle devenue cette porte-parole, cette militante professionnelle, cette icône ? Où en est la lutte des femmes aujourd’hui ? M. accepte de me rencontrer en tête à tête puis ajourne, puis exige la réciprocité. Il s’avère – je le comprends avec retard – qu’elle ne livre les entretiens et les photos que contre rétribution et après validation.

    Pour finir, la rencontre espérée n’a pas eu lieu. Je n’avais rien à offrir. A l’automne prochain, elle sera en tournée en Europe pour la promotion de son nouveau livre. Il ne tiendra qu’à moi de venir assister à une de ses conférences.


    How I missed my encounter with the Mapuche women’s movement.

    Patagonia. An emotional reunion with an artist friend. Sunday lunch brings together family, friends and visitors. There are ten of us around the table, feasting on grilled meats, salads and glasses of Malbec: a video artist, an actress, a photographer, a dancer, a couple of academics. My friend’s partner, the eldest of the group, is busy at the grill. M. takes over the conversation. In her fifties. A beautiful Métis woman with regular features, a full face and round curves. Her clothes, hair and make-up are elegant, in stark contrast to all the others in jeans, trainers and T-shirts. Sumptuous silver Mapuche jewellery, a necklace that ends in an intricate rectangle on the chest, and bracelets. Each piece of jewellery, she says, has a symbolic meaning. She soon interrogates me about my past and present activist commitments, and seems disappointed that, among the asylum seekers, I have not defended more Kurdish women. The victims of genital mutilation and forced marriages are of little interest to her. They are not activists or warriors like the Kurdish women she met in Paris.

    M. has written two autobiographical books and has been invited all over Europe to defend the Mapuche cause. “I only accept invitations for round tables or public appearances, including on zoom or WhatsApp, if I’m well paid, otherwise I prefer to stay at home, in my community”. Her village is further north, further west, in the state of Chubut. “The place where I feel best is my home. Why would I go out into the world? But my voice is essential, the lives of prisoners depend on me.”

    I risk a demand: would it be possible to visit her there? – No, it wouldn’t. The community is regularly attacked by the police and private militias, and is also plagued by internal violence. That’s a definite no. Anyway, what does the community have to gain by letting intruders in to satisfy their curiosity? What do visitors like me have to offer?

    This brings us back to the struggle of racialised women. Young girls and even young women are victims of systematic rape. All Mapuche women have been raped. The whites make a sport of it. In her opinion, Mapuche men are no better. She denounces the patriarchy rampant in the community but refuses to call herself a feminist. “Feminism is a white ideology. The fight must be against all forms of discrimination, without exception. It must include racialised people, homosexuals, trans people, queers, sex workers, the disabled, the obese, all those who are despised and marginalised.

    She also defends the right of everyone to live in the country of his or her choice, the principle of general nomadism. This position intrigues me: the natives have indeed undergone a “great replacement”. M. doesn’t leave any much space for discussion, she just goes on and on. She is proud to live on reclaimed land. Of all the indigenous peoples, the Mapuche are the most militant. Many activists are in prison. “The genocide continues. It has become a low-intensity war. “

    She has visited indigenous peoples throughout Latin America, in Bolivia, Peru and Chiapas. “It’s crazy how much Coca-Cola they drink in Chiapas!” She defends the cause with clarity, eloquence and authority, but who is she? How did she become this spokeswoman, this professional activist, this icon? Where does the women’s struggle stand today? M. agreed to meet me face to face, then postponed, then demanded reciprocity. It turned out – and I was a little late in realizing this – that she only gives interviews and photos for a fee and after validation.

    Finally, the hoped-for meeting did not take place. I had nothing to offer. Next autumn, she will be touring Europe to promote her new book. It’s up to me to attend one of her conferences.

    April 11 to April 18

    Patagonia, between Puerto Madryn and Rio Gallegos, March 2023.

    [English below]

    Steppe

    Depuis plus de vingt heures, la steppe patagonne défile sous nos yeux. Le ciel se brouille parfois de nuages. L’intensité lumineuse varie au fil de la journée. Sous la lumière rasante de la fin d’après-midi, les touffes d’herbe prennent du volume, les buissons de bruyère paraissent moins empoussiérés. Il est permis de s’assoupir et de se réveiller deux heures plus tard, le spectacle est identique, envoûtant par sa monotonie. De la première rangée de sièges du pont supérieur de l’autocar, on plonge dans le panorama. Un routard assis à côté de moi commente : « c’est un film mais c’est mieux qu’au cinéma ». Lorsque le fauteuil se déplace dans le décor, évidemment, c’est mieux.

    La route trace une ligne droite au milieu d’un plateau horizontal aussi infini que la mer. Parfois un petit relief au loin attire l’œil comme une bosse sur un crâne dégarni. Notre autocar double sans se hâter un poids-lourd qui plafonne à 80 kilomètres-heure. On voit venir de très loin le camion qui roule en sens opposé. Les chauffeurs se saluent peut-être comme des caravaniers. Il arrive que dans une gare on pense que le train où l’on se trouve a démarré alors que c’est le train voisin qui est en mouvement. Dans le doute, on regarde de l’autre côté. La pampa n’offre aucun repère, on se déplace à l’arrêt.

    De part et d’autre de la route, à une dizaine de mètres, des fils de fer sont tendus entre des piquets de bois. Les moutons paissent derrière ces clôtures, à bonne distance de la route et on ne les voit que de loin. Les guanacos se tiennent en groupe sur la mince bande entre les clôtures et la route. Ces petits lamas sauvages au pelage de biche offrent au touriste un spectacle pittoresque mais ils sont en grand danger. Les bords de la route sont jalonnés de charognes de toute sorte – des guanacos, des lièvres, de petites autruches, des chiens, des moutons et même des rapaces que le festin a attirés.

    Dans le couchant, avant la descente sur Comodorro de Rivadavia, un couple de gauchos à cheval se dessine à contre-jour. Leurs patrons sont probablement des milliardaires comme la famille Benetton : 900 000 hectares, près de cent mille moutons. Chaque piquet, chaque ligne de fil de fer est l’empreinte du crime perpétré contre les peuples autochtones dépossédés de leurs terres ancestrales.

    Les pumas ayant été chassés à outrance, les guanacos prolifèrent. Comme ils causent des accidents – il n’est pas sans danger de percuter sur la route un petit camélidé de 120 kilos, 1,40 m au garrot – les habitants organisent des battues et les abattent en masse à coup de fusil. Ils les laissent se décomposer en pleine nature car la viande des guanacos n’intéresse que les pumas.

    La steppe est un désert en devenir.


    Steppe

    For more than twenty hours, the Patagonian steppe has been unfolding before our eyes. The sky is sometimes cloudy. The brightness of the light varies with the day. In the low-angled light of the late afternoon, the tussocks of grass grow taller and the heather bushes look less dusty. You can doze off and wake up two hours later to the same bewitchingly monotonous spectacle. From the first row of seats on the coach’s upper deck, you can take in the panorama. A fellow backpacker sitting next to me comments: “It’s a film, but it’s better than at the cinema”. Obviously, it’s better when the seat moves into the scenery.

    The road runs in a straight line through the middle of a horizontal plateau as endless as the ocean. Occasionally a small relief in the distance catches the eye like a bump on a bald skull. Our coach is overtaking a lorry at 80 kilometres an hour without hurrying. You can see the lorry coming in the other direction from a long way off. The drivers perhaps greet each other like caravanners. Sometimes at a railway station you think that the train you’re on has started, when in fact it’s the train next to you that’s moving. When in doubt, look the other way. There are no landmarks in the pampa, so you travel at a standstill.

    On either side of the road, about ten metres away, wires are strung between wooden posts. The sheep graze behind these fences, a good way from the road, and can only be seen from a distance. The guanacos stand in small groups on the thin strip between the fences and the road. These little wild lamas with their doe-like coats are a picturesque sight for tourists, but they are in great danger. The roadside is littered with carcasses of all sorts – guanacos, hares, small ostriches, dogs, sheep and even raptors attracted by the feast.

    In the sunset, before the descent to Comodorro de Rivadavia, a couple of gauchos on horseback stand out against the light. Their bosses are probably billionaires like the Benetton family: 900,000 hectares, nearly a hundred thousand sheep. Each post, each line of wire is the imprint of the crime perpetrated against the indigenous peoples dispossessed of their ancestral lands.

    With the pumas having been hunted to extinction, the guanacos are proliferating. As they cause accidents – it’s not without danger to hit a small camelid on the road, weighing 120 kilos and measuring 1.40 metres at the withers – the locals organise drives and shoot them en masse. They leave them to decompose in the wild because the meat of guanacos is only of interest to pumas.

    The steppe is a desert in the making.


    March 28 to April 4


    Seen from an aircraft, the straight line is a curve and the planet is a whole where everything fits together, often upside down. Vue de l’avion, la ligne droite est une courbe et la planète est un tout où tout se tient, souvent la tête en bas.

    March 21 to March 27

    Another year, too long for those who fight, who starve, who flee, too short for me. / Une année de plus, trop longue pour ceux qui luttent, qui souffrent de la faim, qui fuient, trop courte pour moi.

    March 14 to March 21

    From my window, Paris, March 2023

    [English below]

    La Permanence 10 / Rescapé.

    Cette semaine, encore un récit de naufrage. Nous écoutons, impuissants.

    On est partis d’une plage près d’Izmir. C’était la nuit mais on n’avait pas trop peur, il faisait beau, la mer était bien calme. On était treize sur le canot. On a navigué tranquillement pendant une heure et on a vu une côte, c’était la Grèce, ça avait l’air tout près. Moi, j’étais avec mon fils, il a neuf ans, il y avait un autre enfant. Tout le monde était calme, les enfants dormaient. Tout d’un coup, on a vu un gros bateau foncer vers nous. Ils nous ont dit de retourner en Turquie. On n’a pas bougé. On se disait, ils vont nous sauver. Et puis on a entendu une balle. Elle a touché le réservoir de carburant, c’était un gros bidon jaune. Ça a fait un sifflement. Le canot a commencé à descendre dans l’eau. On a appelé la police turque avec les portables. De minuit à 6 heures du matin, on a appelé. Les Turcs disaient : vous êtes dans les eaux grecques, appelez la Grèce. Les Grecs, ils ne répondaient pas. Le canot s’est retourné. Mon fils est tombé de l’autre côté. Je ne le voyais plus. J’ai essayé de nager jusqu’à lui mais deux personnes m’ont attrapé par le gilet de sauvetage. Elles me serraient la poitrine de toutes leurs forces. Je ne pouvais pas me dégager. Je savais que mon fils était en train de se noyer et je ne pouvais rien faire. On allait tous mourir. Pour finir, un bateau grec est venu et on a été repêchés. C’était le matin. On a été neuf rescapés et trois disparus. Mon fils a neuf ans, le gilet de sauvetage était trop grand pour lui. Je crois qu’il l’a perdu tout de suite.

    France Info, 13 mars : Le dernier bilan du naufrage de Cutro en Italie est de 79 morts. Ouest-France, 13 mars : Londres débloque 550 millions d’euros pour lutter contre les migrants en Manche. Le Courrier des Balkans, 12 mars, 15h30 : Cinq exilés qui étaient montés à bord d’un canot pneumatique se sont noyés dans la mer Égée. Le Monde, 12 mars : Quelque trente migrants portés disparus après une tentative de sauvetage au large de la Libye. Libération, 11 mars : 1300 migrants secourus samedi au large de l’Italie. Le Temps (Suisse), 10 mars : Quatorze migrants se noient dans un naufrage au large de la Tunisie. France 24 , 7 mars : UK draft law amounts to « an asylum ban », UN says.

    La température ne baissera pas, les migrations ne diminueront pas. Même aveuglement.

    Business as usual,  les pays prospères, réputés libres et démocratiques, posent leurs conditions. Liberté du marché : je prends les migrants utiles (économiquement ou politiquement), je laisse mourir les inutiles.

    Le nouveau visage de l’euthanasie.


    La Permanence 10. A survivor.

    This week, another account of a shipwreck. We listen helplessly.

    We left from a beach near Izmir. It was night time but we were not too scared, the weather was good, the sea was quite calm. There were twelve of us on the boat. We sailed quietly for an hour and then we saw a coastline, it was Greece, it looked very close. I was with my son, he’s nine years old, and there was another child. Everyone was calm, the children were sleeping. All of a sudden, we saw a big boat coming towards us. They told us to go back to Turkey. We didn’t move. We thought, they will save us. Then we heard a bullet. It hit the fuel tank, it was a big yellow can. It made a whistle. The boat started sinking into the water. We called the Turkish police with our mobile phones. From midnight to 6 a.m., we called. The Turks said: you are in Greek waters, call Greece. The Greeks did not answer. The boat overturned. My son fell on the other side. I couldn’t see him. I tried to swim to him but two people grabbed me by the life jacket. They were squeezing my chest with all their might. I was unable to move away from them. I knew my son was drowning and there was nothing I could do. We were all going to die. Finally, a Greek boat came and we were rescued. It was in the morning. We were nine survivors and three missing. My son is nine years old, the life jacket was too big for him. I think he has lost it right away.

    France Info, March 13: The latest death toll from the Cutro shipwreck in Italy is 79. Ouest-France, March 13: London releases 550 million euros to fight migrants in the Channel. Le Courrier des Balkans, March 12, 3:30 pm: Five migrants who boarded a dinghy drowned in the Aegean Sea. : Some thirty migrants reported missing after a rescue attempt off the coast of Libya. Libération, March 11: 1,300 migrants rescued Saturday off Italy. Le Temps (Switzerland), March 10: Fourteen migrants drown in a shipwreck off Tunisia. France 24, March 7: UK draft law amounts to “an asylum ban”, UN says.

    The temperature will not fall, migrations will not decrease. Same blindness.

    Business as usual, prosperous countries, considered free and democratic, set their conditions. Freedom of the market: I pick the useful migrants (economically or politically), I let the useless ones die. The new face of euthanasia.


    March 7 to March 14

    MP Rachel Kéké’s speach against the law on pensions, French Parliament, Feb 6, 2023. “You have not right to kneel down those who keep France standing.”

    Rachel KEKE

    Remember the name of this woman. She deserves an ode.

    I would like to share with you some testimonies of suffering workers in the hope that you will hear them as I do. Sylvie, who works as a cleaner, told me: “Rachel, I am 57 years old, I don’t even know if I will last until 60.” Valerie, 55, who is a cashier, told me, “My body is so tired, I don’t even know how to last until 62. 64 is impossible.” Nadia, who is a care assistant, said to me: I have to help people, but with 2 more years, who is going to help me?” I will say it here loud and clear: you do not understand. You who are in favour of reforming pensions at 64, you don’t understand the hard life of people! You don’t understand how difficult jobs are! You don’t understand those who say their back hurts when they wake up. You don’t understand those who take medication to be able to work! You don’t understand because you don’t live it.

    To all the government ministers and MPs who are in favour of making people work until they are 64, who among you has ever done a hard job? Who among you can raise a hand and say “I had to push carts with 52 kilos of cement today. I had to look after 20 elderly people. I had to repeat the same gesture a thousand times in one day. Who can raise a hand? Nobody!
    Because you, the majority of you, do not live it. So I say to you in all honesty: You don’t have the right to drag to their knees the people who keep France standing! (standing ovation of her group, La France Insoumise, left of the left). That is why we will vote against this pension reform! That’s why we will be on the streets on 7 and 11 February! We will be in the streets with our fists up !!!

    Born in Abobo (Côte d’Ivoire) in 1974, Rachel Kéké is the daughter of a bus driver and a small clothes seller. She was 12 years old when her mother died. She started working as a hairdresser at the age of 16. In 1999, she moved to France and joined her uncle’s hair salon. She then worked as a cleaning lady. In 2015, she obtained French nationality. Working as a matron in an Ibis hotel in Paris, she led a social movement to obtain better working conditions, wages and contracts… After 22 months of struggle, strikes and demonstrations, the housekeepers, most of them African, won their case. Rachel, nominated by the left-wing party La France Insoumise, was elected MP in June 2022 in a constituency in the Paris suburbs formerly controlled by the right.


    February 28 to March 6

    From my window, Paris, February 2023. Remembering Malvinas.

    [English below]

    Frères d’armes

    On avait tellement parlé, j’avais l’impression de connaître toute sa famille. Le jour d’avant, on jouait aux cartes. Quand on a l’aviation ennemie au-dessus de la tête  tout ce qu’on peut faire, c’est jouer aux cartes. Si la bombe tombe à moins de 5 mètres, la tranchée s’effondre et tu meurs dessous, si elle tombe plus loin et qu’elle atterrit sur une pierre, c’est bon. 

    Tous les deux, on était décidés à quitter la tranchée sans attendre les ordres. Abandon de position, c’était la cour martiale mais on n’avait pas le choix, il fallait sortir de notre putain de tranchée. Finalement, on est sorti tous les cinq. A ce moment-là, on ne savait pas que la première ligne s’était déjà retirée et que les gradés nous avaient laissé tomber. On a attendu la nuit. Avec les fusées, c’était éclairé comme un stade de foot. On a emporté nos fusils même si on avait plus de munitions. C’était bête mais dans la guerre, sans fusil, tu te sens nu. On courait sans trop savoir où on allait. A un moment, je me suis retourné, je ne l’ai plus vu. Je me suis dit, il a dû sauter dans un trou pour se planquer. Je suis retourné sur mes pas. Il était derrière, à 50 mètres, le casque ouvert comme une boîte de sardines. Tout avait giclé. A deux, on l’a soulevé, on l’a porté sur un kilomètre et on l’a déposé au pied de la colline. Je croyais que les morts, c’était lourd mais lui, il était léger. En fait, on était tous légers, ça faisait un mois qu’on ne touchait plus nos rations. On ne l’a pas enterré, on lui a juste mis une couverture dessus. Ce n’est pas chrétien. Sur le moment, je n’ai pas pleuré, les larmes sont venues après mais alors là, je me suis mis à couler comme une fontaine. J’arrivais à me retenir une demi-heure et puis ça recommençait.

    La nuit, sur le bateau, je le cherchais à côté de moi. Je crois que j’ai déliré pendant quelques jours après qu’on a été fait prisonniers. Moi, je revenais de cette guerre entier mais c’était comme si j’étais amputé. Dans notre section, il y en a un qui a eu le bras arraché, il a sauté sur une mine en allant chercher du bois pour chauffer la soupe. On avait tiré un mouton au fusil. Les gars qui venaient de la campagne, ils savaient découper, dépiauter, trier les morceaux. Ceux qui venaient de la ville, ils sortaient chercher du bois. Son bras pendait à côté de lui, retenu à l’épaule par un ligament. On a réussi à le faire évacuer à l’infirmerie et après, je ne sais pas ce qu’il est devenu. Avec lui, c’était différent, on se serait fait tuer l’un pour l’autre. Ce n’est pas une manière de parler. Quand je sortais de la tranchée, c’est toujours lui qui me couvrait. Tu risques plus quand tu es en couverture, tu deviens une cible facile debout au bord de la tranchée. Quand il sortait, c’était toujours moi qui le couvrais.

    On s’était connu pendant le service. Quand j’ai été rappelé, j’ai su qu’il était dans la même caserne, j’ai demandé dans quelle section il était. Les effectifs de sa section étaient au complet et le sergent ne voulait rien entendre. Par chance, il y avait un type qui avait un pied tout enflé à cause de je ne sais quelle maladie et j’ai réussi à me faire affecter à sa place.

    Un jour, il a reçu une lettre de sa petite amie qui lui disait qu’elle en avait trouvé un autre. Quand une lettre comme ça arrivait dans la tranchée, on devenait tous dingues. Moi, j’ai aussitôt écrit à ma copine une lettre enragée, je l’imaginais avec un autre garçon, j’étais malade de jalousie. Après, de toute façon, on n’a plus reçu de lettres. (D’après des témoignages de soldats argentins recueillis en 1982.)


    Brother– in-arms

    We had talked so much, I felt like I knew his whole family. The day before, we were playing cards. When you have enemy aircraft overhead all you can do is play cards. If the bomb falls less than 5 metres away, the trench collapses and you die under it, if it falls further away and lands on a stone, it’s OK.

    Both of us were determined to leave the trench without waiting for orders. Abandonment of position, it was court martial but we had no choice, we had to get out of our fucking trench. Eventually the five of us got out. At that time we didn’t know that the front line had already withdrawn and that the officers had let us down. We had to wait for the night. With the rockets, it was lit up like a football stadium. We took our rifles with us even though we had no ammunition. It was stupid but in war, without a gun, you feel naked. We were running without really knowing where to go. At one point, I turned around, I didn’t see him anymore. I thought, he must have jumped into a hole to hide. I went back.

    He was behind, 50 yards away, his helmet open like a can of sardines. Everything had spilled out. Two of us lifted him up, carried him for a mile and dropped him at the foot of a hill. I thought the dead were heavy, but he was light. In fact, we were all light, we hadn’t touched our food rations for a month. We didn’t bury him, we just put a blanket over him. It’s not Christian. I didn’t cry at the time, the tears came later, but then I started to flow like a fountain. I could hold it in for half an hour and then it started again.

    At night, on the boat, I was looking for him next to me. I think I was delirious for a few days after we were all made prisoners. I came back from that war in one piece, but it was like being an amputee. In our section, there was one who had had his arm blown off, he had jumped on a mine while fetching wood to boil the soup. We had shot a sheep with a rifle. The guys who came from the countryside knew how to cut, skin and sort out the pieces. . Those who came from the city, they went out to get wood. His arm was hanging by his side, held to his shoulder by a ligament. We managed to get him to the first aid station and afterwards I don’t know what happened to him. With my folk, it was different, we would have been killed for each other. That’s no way to talk. When I came out of the trench, it was always him who covered me. You risk more when you’re undercover, you become an easy target standing at the edge of the trench. When he came out, it was always me covering him.

    We had met during the service. When I was recalled, I learned that he was in the same barracks, I asked which section he was in. His section was fully staffed and the sergeant wouldn’t hear of it. Luckily there was a chap with a swollen foot from some illness and I managed to get myself assigned to his place.

    One day he got a letter from his girlfriend saying that she had found another one. When a letter like that arrived in the trench, we all went crazy. I immediately wrote an angry letter to my girlfriend, I imagined her with another boy, I was sick with jealousy. Later, anyway, we didn’t get any more letters. (Based on testimonies of Argentine soldiers collected in 1982).


    February 21 to February 28

    From my window, Paris, Feb 2023. Remembering Malvinas.

    [English below]

    Malvinas. La peur.

     Je suis devenu un spécialiste de la peur, la verte, la bleue, celle qui paralyse, celle qui te fait galoper, celle te change en mouton ou en assassin. Je connais celle qui fait battre le cœur si fort qu’il te soulève la poitrine, un chien blessé à mort. La peur qui renverse l’estomac, tu dégueules, celle qui tord si fort les boyaux, les tripes, tu vas te chier dessus, les crampes, les jambes raides comme des piquets, tu ne mettras plus un pied devant l’autre. Je connais aussi les jambes en chandelles, tremblantes, flageolantes, tu tombes à la renverse comme une quille. Je t’ai dit que j’étais un spécialiste. Il y a la peur spéciale la nuit quand tu n’entends rien, celle quand tu crois entendre quelque chose mais c’est peut-être un copain qui se faufile dans le noir, il y en a qui se sont fait abattre comme ça, le bruit des bombardements, tu es assourdi, c’est la fin du monde, en un sens c’est comme un film catastrophe, on est tous ensemble, le bateau chavire, la tour s’effondre, tu peux crier, pleurer autant que tu veux, tu peux te débattre, il n’y a rien à faire, même Dieu ne peut rien pour toi. La pire, non, je ne sais pas quelle est la pire, peut-être je me fais des idées, les autres déboulent, ils ratissent le terrain mètre par mètre, quand ils repèrent une casemate, hop, une grenade, adieu la vie. On a mis des branchettes et des pierres sur le toit mais c’est sûr qu’ils vont nous repérer. Surtout qu’on a deux blessés qui ne peuvent pas s’empêcher de gémir dès qu’ils font un mouvement. On les a attachés et bâillonnés. Personne ne bouge, on ne respire plus, ça fait 24 heures que ça dure, les autres sont peut-être partis plus loin attraper des copains mais ils reviendront, c’est sûr qu’ils reviendront. Il faudrait sortir à plat-ventre, hisser le drapeau blanc, on n’en n’a pas, ça ne fait pas partie du paquetage et si on en avait reçu un, on en aurait fait un bandage, il serait rouge, ou on aurait bouché une fissure avec, il serait noir. Comment ils sauront qu’on ne veut pas mourir, la peur de mourir, on ne connaît que ça, la peur de tomber prisonnier, c’est autre chose. Même le goal qui s’en mange un en finale, il a plus de classe. La peur d’être fait prisonnier, elle est sale, la pire cochonnerie, d’abord tu risques de te faire tuer à la seconde où tu sors la tête de ta tranchée, tu vas implorer leur grâce, de grâce, je ferai tout ce que vous voulez, ce que je veux c’est revoir ma mère, ils vont se foutre de ta gueule de petit merdeux, quand tu n’auras plus de fusil, même pas un couteau ou un briquet, qu’ils t’auront piqué ton uniforme dégueulasse qui tient debout tout seul tellement la terre s’est glissée entre les fils et les coutures, quand tu seras en slip, un slip noir comme le reste parce que ça fait un mois que tu ne t’es pas lavé, ils te mettront à poil et tu seras plus nu que le mouton après la tonte, ils se marreront à te voir grelotter et ils auront raison et tu te diras pourvu qu’ils me prennent pas en photo, pourvu qu’ils montrent pas ça à ma vieille. Il y a de la gloire dans la mort, même dans la défaite, le prisonnier sera toujours une merde, qui colle, qui pue. Essaie de ne pas penser à ça quand tu pousseras ton casque au-dehors. Cette peur-là, elle n’est pas dans les tripes ni les guiboles, elle te rentre dans le crâne et elle n’en sortira plus. Tu seras tellement merdeux qu’aucune nana ne s’approchera, les merdeux, on les renifle à cent mètres. Les potes feront le vide autour de toi, le père, il ne t’a jamais beaucoup regardé, tu seras transparent, il ne verra même plus ton ombre. Ta mère aura pitié de toi, un môme de 20 ans qui mouille ses draps et crie au milieu de la nuit, elle n’a pas demandé ça mais elle a toujours fait avec, c’est la vie. Par pitié pour elle tu la quitteras. Tu as tout le temps de penser au goût de la défaite pendant que ces salauds ratissent le terrain la grenade à la main, si par hasard tu sors vivant de ton trou à rats, tu iras chercher en pleurant un autre trou. Celui qui dit je n’ai jamais eu peur, je le tue. (D’après des témoignages de soldats argentins recueillis en 1982.)


    Falklands-Malvinas, Fear.

    I have become a specialist in fear, the green one, the blue one, the one that paralyses, the one that makes you gallop, the one that turns you into a sheep, or a murderer. I know the one that makes your heart beat so hard it lifts your chest, a dog wounded to death. The fear that turns your stomach, you puke, the one that twists your bowels so hard, your guts, you’re going to shit yourself, the cramps, your legs stiff as stakes, you won’t put one foot in front of the other. I also know about candle legs, trembling, wobbly, you fall backwards like a skittle. I told you I was a specialist. There’s the special fear at night when you don’t hear anything, the one when you think you hear something but it might be a friend sneaking around in the dark, there are people who have been shot down like that, the sound of the bombing, you’re deafened, it’s the end of the world, in a way it’s like a disaster movie, we’re all together, the boat capsizes, the tower collapses, you can scream, cry as much as you want, you can struggle, there’s nothing you can do, not even God can help you. The worst, no, I don’t know what the worst is, maybe I’m imagining it, the others arrive, they sweep the ground metre by metre, when they spot a pillbox, hop, a grenade, goodbye life. We put branches and stones on the roof but it’s sure that they’ll spot us. Especially as we have two wounded men who can’t stop moaning as soon as they make a move. We tied them up and gagged them. Nobody moves, we’re not breathing, it’s been going on for 24 hours, the others may have gone further away to catch some friends, but they’ll be back, they’ll be back for sure. We’d have to get out flat on our stomachs, hoist the white flag, we don’t have one, it’s not part of our kit and if we’d received one, we’d have made a bandage out of it, it would be red, or we’d have filled a crack with it, it would be black. How will they know that we don’t want to die, the fear of dying, we only know that, the fear of being taken prisoner, that’s something else. Even the goalie who eats one in the final, he has more class. The fear of being taken prisoner, it’s dirty, the worst kind of filth, first you risk being killed the second you stick your head out of your trench, you’ll beg for mercy, please, I’ll do anything you want, what I want is to see my mum once again, they’ll laugh at you, you little shit, when you’ve got no more gun, not even a knife or a lighter, when they’ve nicked your disgusting uniform that stands up by itself because the dirt has crept in between the threads and the seams, when you’re in your pants, black pants like the rest because you haven’t washed for a month, they’ll strip you down to your bare skin and you’ll be more naked than a sheep after shearing, they’ll laugh at you shivering and they’ll be right and you’ll say to yourself, “Please don’t take a picture of me, please don’t show this to my mom. There is glory in death, even in defeat, but a prisoner will always be a piece of shit, sticky and smelly. Try not to think about that when you lift your helmet outside. This fear isn’t in your guts or your legs, it’s in your skull and it won’t come out. You’ll be so shitty that no chick will come near you, shitty guys can be sniffed out from a hundred yards away. Your mates will make a vacuum around you, your father, he never looked at you much, you’ll be transparent, he won’t even see your shadow anymore. Your mum will feel sorry for you, a 20 year old kid who wets his sheets and screams in the middle of the night, she didn’t ask for this but she’s always had to deal with it, that’s life. Out of pity for her you will leave her. You’ve got plenty of time to think about the taste of defeat while those bastards are raking the field with a grenade in their hands, if by chance you get out of your shithole alive, you’ll go crying for another hole. Whoever says I’ve never been afraid, I’ll kill him (Based on testimonies of Argentine soldiers collected in 1982).


    February 7 to February 14

    From my window, Paris, february 2023.

    [English below]

    Le guêpier 3 (fin)

    L’amphithéâtre de plein air où va se tenir notre simulacre de débat est aménagé dans un jardin public qui descend en gradins vers la mer. Derrière la petite tribune, deux tables, quatre chaises, rien moins que la Côte d’Azur dans sa splendeur printanière. Au centre, Antoine et son assesseur, un critique littéraire auquel je n’ai pas été présentée, aux extrémités, les auteurs invités. Cette mise en scène inhabituelle évite toute proximité physique et même tout contact visuel entre les challengers. Je m’avise que je suis la seule femme en face de trois mâles chenus et, en fin de compte, la seule autrice à l’affiche de ces rencontres. Un, deux, trois… les micros marchent. Antoine commence par Maurice ; ce n’est pas élégant mais j’aurais dû m’y attendre. On vante l’audace de sa confession, son style alerte, son humour mais, demande ingénument l’assesseur, peut-on vraiment considérer ce livre comme féministe ? Au point où nous en sommes, je devrais gâcher la fête, tirer sur la barbe postiche d’Antoine dont le public ignore qu’il a mis en scène ce débat pour doper les ventes de son poulain. J’observe le public d’un air congelé en espérant je ne sais quoi, qu’une tarte à la crème atterrisse sur le visage de Maurice, que des tomates pourries pleuvent sur le costume trois-pièces d’Antoine. Une demi-heure passe, aucun miracle ne se produit. Il est question de moi à présent. Je tends l’oreille. Je ne prends pas la peine de répondre à la question d’Antoine tant il est évident qu’il n’a pas lu mon livre et me tourne directement face au public. Le livre qui me vaut cette invitation est un hommage à une morte, en littérature un « tombeau ». J’ai tenté de porter au jour l’histoire de ma mère qui mourut à 35 ans des suites d’un avortement. Elle laissait cinq jeunes enfants, j’étais son « numéro 3 » comme elle disait, j’avais huit ans. Vu les circonstances inavouables de sa mort, sa mémoire fut censurée. Elle était morte deux fois. Il m’a fallu une certaine ténacité pour lever le secret de famille et raconter l’histoire de sa vie. L’enfance avec des ancêtres fantasques venus de Russie, la guerre, l’étoile jaune, la résistance, les garçons, le travail, l’amour, l’argent, le mariage bourgeois, le business, les grossesses, les intrigues familiales, les bonheurs et les déconvenues. Sa mort résulte-t-elle d’un accident ou de ses passions, autrement dit, est-ce un drame ou une tragédie ? Le lecteur en jugera mais quoi de plus banal que cette double mort, les femmes n’ont-elles pas toujours été vouées au néant de l’histoire ?  Ces accents militants n’étaient pas écrits dans la partition de l’après-midi mais je me sens d’humeur batailleuse et j’enchaîne avec mon livre sur la Palestine, sûre d’irriter Antoine et Maurice qui m’ont, lors de sa parution, accusée de trahir “les miens”. J’exagère la cohérence entre mes livres passés, présents et à venir. L’enjeu est toujours double : lever le voile qui obscurcit ma vue et rendre visibles les invisibles. Comme disent de plus savants que moi, donner voix aux “sans-voix”. Au moment où je commence à pérorer sur littérature et vérité, de premières gouttes de pluie tombent, le public prend la fuite sous l’averse. En un rien de temps, les micros sont débranchés et la rencontre conclue sans un mot de conclusion. Deux ou trois jeunes m’offrent leurs parapluies pour causer de la Palestine.

    Une demi-heure plus tard, un taxi me ramène à la gare de Marseille. 800 kilomètres défilent à 300 km/h, l’espace et le temps explosent, je suis désintégrée. On m’a traitée comme un zéro, j’ai été nulle.

    Quelques semaines plus tard, dans les colonnes du journal Le Monde, un collectif d’enseignantes-chercheuses lance un appel à lutter contre l’oppression machiste à l’université. Je leur envoie par la poste le livre de Maurice comptant faire d’une pierre deux coups : me débarrasser d’un objet encombrant et passer le relais à la nouvelle génération qui, peut-être, me vengera. Les destinataires du colis ne répondent pas. Le bouquin disparaît des librairies sans faire plus de bruit qu’un pet de souris.

    Et après ? Cinq ans ont passé. Maurice est décédé à l’âge de 87 ans, au moment même où se levait la vague #metoo et cette lamentable aventure que j’avais balancée avec cent autres au fond de la vase a refait surface.


    Whasp trap 3 (end)

    The open-air amphitheatre where our mock debate is being held is set up in a public garden that slopes down to the sea in tiers. Behind the small platform, two tables, four chairs, no less than the Côte d’Azur in its springtime splendour. In the middle, Antoine and his associate, a literary critic to whom I was not introduced, at the ends, the guest authors. This unusual staging avoids any physical proximity or even eye contact between the challengers. I realise that I am the only woman in front of three heavyset males and, as it turns out, the only woman author on the bill for these encounters. One, two, three… the microphones work. Antoine opens the ball with Maurice; it’s not elegant but I should have expected it. They praise the audacity of his confession, his alert style, his humour but, the assistant ingenuously asks, can we really consider this book as feminist?

    At this point, I should be spoiling the party, pulling on Antoine’s hairpiece whose audience doesn’t know that he staged this debate to boost sales of his foal. I scan the audience hoping for who knows what, that a cream pie will land on Maurice’s face, that rotten tomatoes will rain on Antoine’s three-piece suit. Half an hour passes, no miracle happens.

    Now it’s about me. I turn my ear. I don’t bother to answer Antoine’s question as it is obvious that he has not read my book and I address the audience straight away. The book for which I have been invited is a tribute to a dead woman, in literature a ” tombeau “. I have tried to bring to light the story of my mother who died at the age of 35 as a result of an abortion. She left five young children, I was her ‘number 3’ as she called me, I was eight years old. Because of the unmentionable circumstances of her death, her memory was censored. She died twice. It took some persistence to unravel the family secret and tell the story of her life. Her childhood with fanciful ancestors from Russia, the war, the yellow star, the resistance, boys, work, love, money, bourgeois marriage, business, pregnancies, family intrigues, fortunes and misfortunes. Was her death the result of an accident or of her passions, in other words, was it a drama or a tragedy? The reader will be the judge, but, and here I am in the process of generalizing, what is more banal than this double death, haven’t women always been doomed to the void of history?  These militant accents were not written in the afternoon’s score but I feel in a fighting mood and I follow up without being invited at all with my book on Palestine, sure to irritate Antoine and Maurice who, when it was published, reproached me for betraying “my people”.

    I exaggerate the coherence between my past, present and future books. The challenge is always twofold: to lift the veil that obscures my vision and to make the invisible visible. As more learned people than me put it, to give voice to the ‘voiceless’. Just as I begin to talk about literature and truth, the first drops of rain fall and the audience flees in the downpour. In no time at all, the microphones are disconnected and the meeting is concluded without a word of conclusion. Two or three young people call me under their umbrellas to talk about Palestine.

    Half an hour later, a taxi takes me back to the Marseille train station. 800 kilometres go by at 300 km/h, space and time explode, I am disintegrated. I’ve been treated like a nothing, I’ve been a zero.

    A few weeks later, in the columns of the newspaper Le Monde, a group of women teacher-researchers launched an appeal to fight against gender oppression in universities. I sent them Maurice’s book by post, hoping to kill two birds with one stone: to get rid of a burdensome object and to pass it on to the new generation, which would hopefully revenge me. The recipients of the parcel did not reply. The book disappeared from the bookshops without making more noise than a mouse fart.

    What happened next? Five years went by. Maurice passed away at the age of 87, just as the #MeToo wave was rising, and this pathetic affair that I had thrown with ten others into the deep end resurfaced.



    January 31 to February 6

    From my window, Paris, January 2023.

    [English below]

    Guêpier 2

    Résumé de trois heures de lecture dans mon lit de deux mètres de large. L’auteur est un professeur d’anglais qui a exercé diverses responsabilités au parti communiste français. A l’âge mûr, ayant pris ses distances avec le stalinisme, il s’est consacré à sa carrière universitaire. Parvenu au soir de sa vie, il entend contribuer au combat féministe en confessant ses innombrables turpitudes de mâle. Il puise ses premières conquêtes dans le vivier des militantes communistes, y ajoute bientôt les amies de sa femme, les collègues de l’université et tout ce qui s’offre à sa portée. Devenu sur le tard directeur de thèse, il se jette avidement sur ses étudiantes. Il convoque à son domicile les jeunes thésardes et abuse d’elles de toutes les manières, sûr qu’aucune d’elles ne prendra le risque de se plaindre. A celle qui se croit assez forte pour refuser ses avances, il fait entendre raison dans l’intérêt de sa carrière. Le seul épisode piquant de ce récit fastidieux est probablement fictif. Pour son malheur, il tombe sur une étudiante africaine sans ambition professionnelle qui, en échange de ses prestations sexuelles, l’oblige à rédiger sa thèse. Le vieux professeur s’en tire avec un pensum de 500 pages. Le raisonnement de ce grand ami des femmes est limpide : mesdames, ce que vous cédez pour rien, vous feriez mieux de le vendre.

    Quoique je dise ou ne dise pas, je serai le faire-valoir de cet auteur qui me dégoûte. Cette invitation est un piège, cette chambre d’hôtel est un piège, ce ciel d’azur est un piège. Antoine voulait une écrivaine quelconque pour donner la réplique à son auteur. Si je plante quelques banderilles maladroites dans le cuir épais de Maurice, le spectacle n’en sera que meilleur. Vite, il faut que je me jette dans le premier train.

    Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. J’ai évité ce matin de me regarder dans le miroir de la salle de bains. Ma valise est bouclée, déjà dans le hall. Antoine se tient sur le perron de l’hôtel dans le rôle de maître des cérémonies. Je lui déclare que je rentre sur le champ à Paris. Ce livre est écœurant, je n’ai rien à faire dans cette galère. Après un bref d’étonnement, petite moue, lunettes qu’on enlève et qu’on remet pour y voir plus clair, grattement d’un bouton du veston au niveau de la poitrine, il propose un arrangement : tu n’es pas obligée de dialoguer, nous présenterons les livres l’un à la suite de l’autre. Tu auras une bonne demi-heure pour parler de ton livre et échanger avec le public.

    J’accepte. Je m’en repens aussitôt.

    La colère me vrille l’estomac, le manque de sommeil me vrille le cerveau. Plus l’heure de la rencontre approche, plus mon corps envoie des signaux de détresse. Ces deux porcs m’ont bel et bien accrochée à leur tableau de chasse. Je n’ai pas opposé plus de résistance qu’une jeune thésarde à l’orée de sa carrière. [À suivre.]


    Wasp trap (2)

    Summary of three hours of reading in my two-meter-wide bed. The author is a professor of English who held various responsibilities in the French Communist Party. In middle age, having distanced himself from Stalinism, he devoted himself to his academic career. In the evening of his life, he intends to contribute to the feminist fight by confessing his innumerable male turpitudes. He drew his first conquests from the pool of communist activists, and soon added his wife’s friends, his university colleagues and any woman he could catch.

    Once he reached the position of a thesis supervisor, he greedily threw himself on his female doctoral students. He would call the young women to his home and abuse them in every way, sure that none of them would dare to complain. To the one who thought she was strong enough to refuse his demands, he would make her listen to reason in the interest of her career. The only spicy episode in this tedious story is probably fictional. To his misfortune, he stumbles upon an African female student with no professional ambitions who, in exchange for her charms, forces him to write her thesis. The old professor gets away with a 500-page pensum. The argument of this great friend of the women is clear: ladies, what you give away for nothing, you’d better sell it.

    No matter what I say or don’t say, I will be the stooge for this author who disgusts me. This invitation is a trap, this hotel room is a trap, this azure sky is a trap. Antoine wanted a woman writer to give the line to his author. If I plant a few clumsy banderillas in Maurice’s thick leather, the show will only be better. Quick, I must jump on the next train.

    didn’t sleep a wink last night. I have avoided looking at myself in the bathroom mirror this morning. My suitcase is packed, already in the lobby. Antoine is standing on the front steps of the hotel in the role of the master of ceremonies. I tell him that I am going back to Paris straight away. This book is disgusting, I have nothing to do in this mess. After a brief moment of astonishment, a little pout, glasses taken off and put back on to see more clearly, a button on his jacket scraped at chest level, he proposed an arrangement: you do not have to engage in dialogue, we will present the books one after the other. You’ll have a good half hour to talk about your book and interact with the audience.

    I accept. I repent within a minute.

    Anger twists my stomach, lack of sleep twists my neck. The closer it gets to the meeting time, the more my body sends distress signals. These two pigs have got me hooked. I didn’t put up any more resistance than a young doctoral student at the dawn of her career. [To be continued].


    January 24 to January 31

    From my window, Paris, January 2023.

    [English below]

    Guêpier 1

    Je me fourre souvent dans des guêpiers dont je sors confuse et furieuse contre moi-même. Cela m’a inspiré le recueil de nouvelles « Qu’est-ce que tu fais là ? » paru en 2001. La question est toujours d’actualité.  Bon sang, mais qu’est-ce que je fais là ?

    Un taxi me cueille à la gare de Marseille. Il me dépose une demi-heure plus tard au pied d’un hôtel de luxe en bord de mer. Je pénètre dans l’espace épuré d’un magazine de décoration. Le volume de la chambre est démesuré, le lit de deux mètres de large inquiétant, ma pauvre petite valise noire me fait l’effet d’un cafard dans le couloir de l’entrée. Je pressens que j’aurai du mal à trouver le sommeil. La baie vitrée donne sur une crique aux parois ocre rouge qui plonge dans des flots bleu indigo. De la Méditerranée souffle un vent printanier. Le ciel est d’un bleu irréprochable, transparent comme il n’est jamais à Paris. Antoine S., l’organisateur des Rencontres littéraires de C. en lançant son invitation a vanté les bénéfices secondaires d’un week-end tous frais payés sur la Côte d’Azur. « Tu verras, l’hôtel est exceptionnel ». Luxe superflu. Une invitation à parler de mon nouveau livre aurait suffi pour que fasse le voyage, même en seconde classe, même à destination d’une banlieue industrielle en perdition. Il m’a informée que je partagerai la tribune avec Maurice G. dont le nouveau livre paraîtra à la veille des Rencontres. Antoine en est l’éditeur mais c’est en sa qualité de critique littéraire qu’il l’a sélectionné et qu’il animera le débat. Ce tour de passe-passe ne me surprend pas. Je connais les deux compères de longue date et ne les tiens pas en grande estime mais j’ai résolu de regarder de l’avant avec optimisme.

    L’événement est programmé pour demain à 15h dans un amphithéâtre de plein air. Je rejoins dans la cour de la mairie la cohorte des auteurs conviés au cocktail d’ouverture. Madame le maire porte un toast à cette nouvelle édition des Rencontres qui  s’annonce d’ores et déjà comme un grand succès … Antoine interprète avec simplicité le rôle du prestigieux intellectuel parisien, ce qu’il ne pourrait pas faire à Paris où ses intrigues maladroites lui ont beaucoup nui. Les allocutions s’éternisent. Les assoiffés s’impatientent. Par conscience professionnelle, je débourse 14 euros pour acheter le livre de Maurice en songeant avec un brin de contrariété qu’Antoine aurait dû me l’offrir, sinon par courtoisie, au moins dans l’intérêt du dialogue à venir. Le bouquin n’est pas épais, trois heures suffiront.

    Antoine ne m’a pas offert « La révolution, le sexe et moi ». Dès le premier chapitre, j’ai compris pourquoi. Trop tard. (À suivre).


    Wasp trap (1)

    Too often I find myself in regrettable situations from which I emerge confused and angry at myself. This inspired me to write a collection of short stories called “What are you doing here?” published in 2001. The question is still relevant to this day.  But what the hell am I doing here?

    A taxi picks me up at the Marseille train station. Half an hour later it drops me off outside a luxury hotel by the sea. I enter the refined space of a decoration magazine. The volume of the room is disproportionate, the two-metre wide bed disturbing, my poor little black suitcase feels like a cockroach in the hallway.

    I have a feeling that I will have trouble falling asleep. The bay window overlooks a red ochre cove that plunges into indigo blue waters. A spring wind is blowing from the Mediterranean. The sky is an impeccable blue, transparent as it can’t be seen in Paris. I have a feeling that I will have trouble falling asleep. The bay window overlooks a red ochre cove that plunges into indigo blue waters. A spring wind is blowing from the Mediterranean. The sky is an impeccable blue, transparent as it can’t be seen in Paris.

    Antoine S., the organiser of the Rencontres littéraires de C., in issuing his invitation, praised the secondary benefits of an all-expenses-paid weekend on the French Riviera. “You’ll see, the hotel is exceptional.” Superfluous luxury. An invitation to talk about my new book would have been enough to take the trip, even in second class, even to an industrial district in perdition. He informed me that I would be sharing the floor with Maurice G. whose new book will be published on the eve of the Rencontres. Antoine is the publisher, but it is in his role as literary critic that he has selected it and will lead the debate. This trick does not surprise me. I have known the two of them for a long time and do not hold them in high esteem, but I have resolved to look forwards with optimism.

    The event is scheduled for tomorrow at 3pm in an open air amphitheatre. In the courtyard of the town hall, I join the group of authors invited to the opening cocktail. The Lady mayor toasts this new edition of the Rencontres, which is already shaping up to be a great success … Antoine plays the role of the prestigious Parisian intellectual with simplicity, something he could not do in Paris where his clumsy intrigues have done him a lot of harm. The speeches drag on. The thirsty are growing impatient.

    Out of professional conscience, I spend 14 euros to buy Maurice’s book, thinking with a slight annoyance that Antoine should have offered it to me, if not as a courtesy, at least in the interest of the dialogue to come. The volume is not thick, three hours will do.

    Antoine did not offer me “La révolution, le sexe et moi”. From the very first chapter, I understood why. Too late. (To be continued).


    December 6 to December 13

    Darwin village, Falklands/Malvinas, december 2018.

    [English below]

    Tondus

    Le soleil encore bas sur l’horizon éclaire la cour d’une lumière oblique. Le camion garé en marche arrière devant le hangar abaisse le plan incliné de la remorque mais le troupeau reste figé car les bêtes les plus proches des portes, après avoir raclé le sol métallique d’un bout de sabot, refusent de descendre. Le vent transporte l’odeur puissante de leurs toisons, un concentré de paille, de suit et de crottin. Tandis que chauffeur du camion se hisse dans la remorque pour hâter l’évacuation, deux aides endiguent le flot des bêtes dans la descente et les poussent dans le couloir bordé de barrières métalliques qui s’enfonce sous le hangar. Dès qu’ils sentent la tôle au-dessus de leurs têtes, ils tentent de rebrousser chemin en lançant de furieux coups de sabots qui résonnent sur le métal. Ensuite, ils disparaissent dans un labyrinthe obscur où sont déjà parquées des centaines de bêtes qui bêlent sur tous les tons.

    Des jeunes gens surgissent à l’extrémité des travées pour empoignent les animaux un à un. La suite se déroule dans le hangar adjacent.

    Le contraste est vif. Les néons blancs diffusent ici une lumière de bloc opératoire et le rock metal à fond les baffles couvre le bruit des machines, les cris des bêtes et les voix d’une douzaine de jeunes gens dopés à la caféine ou d’autres substances. Haut perchés sur une estrade, ils sont cinq balèzes à manier la tondeuse électrique, quatre garçons, une fille. C’est à qui tondra le plus vite. Ils enserrent l’animal entre leurs cuisses pour le maîtriser et le font tourner sur lui-même en passant l’engin. Après une centaines de coups de lame, la toison entière se détache d’un bloc. Cinq jeunes filles en short se tiennent au pied de l’estrade pour récupérer les dépouilles puis,moitié courant, moitié dansant, elles les déposent sur des tapis roulants avant de se précipiter au tableau pour marquer le score. La laine souillée disparaît vite entre de grands rouleaux. Aussitôt tondues, les bêtes sont renvoyées dans le hangar d’où elles ont été tirées trois minutes plus tôt. Il est 9 heures, le meilleur tondeur en est à 21.

    Postée à la sortie des machines, une autre équipe se démène toujours au rythme du hard metal. De jeunes gars saisissent la laine à pleins bras et effectuent un tri sommaire avant de la fourrer dans de grands sacs de toile. Ils se glissent à l’intérieur, piétinent pour tasser la marchandise, ferment les sacs et les transportent dans une partie obscure du bâtiment d’où ils seront enlevés et acheminés vers le port de Stanley. Toutes les balles de laine produite dans l’archipel sont vendues à une société en position de monopole, la Falkland Wool Growers ltd, qui a son siège en Angleterre. Les éleveurs kelpers, libres propriétaires de landes immenses et de troupeaux innombrables, savent à quoi s’en tenir. S’ils vivent si mal de leur travail, c’est que d’autres, à Londres ou ailleurs, les tondent à ras.

    Retour dans la cour. Les moutons sortent hagards, zébrés d’écorchures saignantes. Dépouillés de leur armure contre le froid et le vent, ils paraissent soudain petits, maigres, vaincus et c’est dans un silence de défaite qu’ils remontent en titubant dans la remorque.

    Sur la plateforme d’un charriot abandonné devant le hangar gît une bête aux yeux éteints qui n’a pas résisté à l’épreuve.


    Shorn

    The sun still low on the horizon shines obliquely on the yard. The truck parked in reverse in front of the shed lowers the ramp at the back of the trailer. The herd remains frozen as the animals closer to the doors, after scraping the metal floor with the tip of their hoofs, refuse to come down. The wind carries the powerful smell of straw, ooze and dung trapped in their fleeces. The lorry driver climbs up in the trailer to speed up the evacuation of the cargo while two helpers stem the flow of cattle downhill and push them into a narrow corridor lined with metal fences that runs into the shed. As they pass, they mark and count. As soon as the sheep feel the tin above their heads, they try to turn back, throwing furious hoofbeats that resonate on the metal. Then they disappear into a dark labyrinth where hundreds of animals are already parked, bleating at the top of their voices.

    Young men appear at the end of the bays to grab the animals one by one. The rest takes place in the adjacent shed.

    The contrast is sharp. The white neon lights here diffuse an surgery room light and the loud rock metal covers the noise of the machines, the cries of the animals and the voices of a dozen young people doped up on caffeine and perhaps other substances. High up on a platform, there are five big guys wielding electric mowers, four boys and one girl. It’s a race to see who can do the fastest shearing. They hold the animal between their thighs to control it and spin it around as they pass the machine. After a hundred strokes of the blade, the whole fleece comes off in one piece. Five girls in shorts stand at the foot of the stage to retrieve the remains and then, half running, half dancing, they spread them out on conveyor belts before rushing to the scoreboard. The soiled wool quickly disappears between large rolls. As soon as they are shorn, the animals are sent back to the shed from which they were pulled three minutes earlier. It is 9 o’clock and the best shearer has scored 21 points.

    Still to the rhythm of rock metal, another team grabs the wool at the exit of the machines and does a quick sort before stuffing it into large canvas bags. Boys crawl in, stomp around to pack the goods, seal the bags and carry them to a dark part of the building from where they will be removed and transported to the port of Stanley. All the wool from the islands is sold to a monopoly company, the Falkland Wool Growers Ltd, based in England. The Kelpers, free owners of huge herds and moors, know exactly where they stand. If they live badly from their work, it is because others, in London or elsewhere, shear them low.

    Back in the yard. The sheep come out haggard, streaked with bleeding scratches. Stripped of their armour against the cold and the wind, they suddenly appear small, thin, fallen and it is in a silence of defeat that they stagger back into the trailer. On the platform of a cart abandoned in front of the shed lies a beast with dull eyes that has not withstood the ordeal.


    November 29 to December 5

    Howard Bay moor, Falklands/Malvinas, dec 2018.

    [English below]

    Après-guerre

    – Après la guerre, dit-elle, on a été mieux. Les Anglais ont dépensé de l’argent, on a eu des routes.

    – On a aussi eu l’hôpital, dit-il.

    – Avant, ça prenait la journée pour aller à Stanley, l’hiver, on n’y allait pas.

    – Et puis, ils nous ont envoyé des maîtres d’école. De notre temps, on entrait à l’internat à 7 ans. Moi, je ne suis pas fait pour être enfermé. Je me suis enfui à 13 ans. J’ai pas trop étudié.

    – La classe se fait dans la salle communale, on a juste le problème du chauffage.

    – Ils nous ont envoyé des équipes de démineurs. Des Vietnamiens, je crois, ou peut-être Cambodgiens. Eux, ils sont spécialistes. Ils reviennent chaque été. Ils vivent à part, dans des campements.

    – Il y a eu des Africains aussi, tu te souviens ?

    – A cause des mines, nos pâturages étaient réduits, limités. Il y a eu quelques accidents mais pas trop.

    – Pour manger, on a nos moutons et nos poules. Et puis nos oies, vous les entendez, là ? Le reste, je le prends au supermarché à Stanley et j’en prends pour les voisines. C’est pas tout près, on s’entraide. Il faut bien s’aider, on est comme sur un bateau.

    – Les Argentins, s’ils avaient été malins, ils nous auraient envoyé des femmes. Au début, il n’y en avait pas. A présent, nous serions tous mélangés, nous serions Argentins.

    – Les soirées au café ou dans la salle de la paroisse, on n’y va pas. Mon homme, il préfère jouer de la guitare à la maison. Il écrit ses chansons. Si vous avez de la chance, il vous montrera son cahier. On a Internet mais ça marche pas tous les jours, on regarde des DVD. Là-haut, il y a, toutes les cassettes des enfants.

    – Nos deux gamins sont partis à l’étranger. Il y a rien pour les jeunes ici. Nous, on est habitués.


    Post War

    Post-war

    After the war,” she says, “we were better off. The British spent money, we had roads.

    – We also got a hospital,” he adds.

    – Before, it took all day to get to Stanley, and in winter we didn’t go there.

    – And then they sent us schoolteachers. In our time, you went to boarding school when you turned 7. I wasn’t made to be locked up. I ran away when I was 13. I didn’t study too much.

    – Classes were held in the community hall, the only problem was the heating.

    – They sent us teams of bomb disposal experts. Vietnamese, I think, or maybe Cambodians. They’re specialists. They come back every summer. They live separately, in camps. – There were Africans too, don’t you remember?

    Because of the mines, our grazing land was limited. There were a few accidents, but not too many.

    –To eat, we had our sheep and our chickens. And our geese, can you hear them there? I get the rest from the supermarket in Stanley and I take some for the neighbours. It’s not very close, so we help each other out. We have to help each other, it’s like being on a boat.

    – If the Argentinians had been clever, they would have sent us some women. At the beginning, there weren’t any. Now we’d all be mixed, we’d be Argentinians.

    – We don’t go to parties in cafés or church halls. My husband prefers to play guitar at home. He writes his songs. If you’re lucky, he’ll show you his notebook. We have Internet, but it doesn’t work every day, so we watch DVDs. Upstairs, there are all the children’s cassettes.

    – Our two kids have gone abroad. There’s nothing for young people here. But we’re used to it.


    November 15 to November 22

    Your heart shall not die. Paris, 2022.

    November 8 to November 15

    On the road to Port Stanley, Falklands/Malvinas. Anonymous collective installation, 2018.

    [English below]

    Le cimetière des souliers crevés

    En visitant le Museo de la Memoria à Rosario, j’ai été frappée par une photographie qui occupe un mur entier. Elle est l’œuvre de Gerardo Dell’Oro, un reporter argentin qui a accompagné aux Malouines en 2010 le premier grand pèlerinage de familles de disparus. Elle représente des dizaines de bottes et de baskets éventrées fichées sur des piquets au milieu de la lande déserte. Dans le contexte du musée de Rosario, cela peut passer pour de « l’arte povera ».

    Cette « installation » n’est signalée sur aucune carte alors que l’office du tourisme n’est jamais avare d’informations sur la faune et la flore sauvage. Je tombe dessus par hasard en allant vers Port Stanley, la minuscule capitale du dominion contesté – Puerto Argentino pour les Argentins.

    La femme qui m’a prise en stop veut bien s’arrêter et même faire quelques dizaines de mètres en marche arrière pour me permettre de prendre des photos. Elle est pourtant pressée de porter à la blanchisserie le linge de l’auberge de Goose Green. Le propriétaire de l’auberge est son frère, l’épouse de celui-ci est sa cousine. ” Nous, les Kelpers, on est tous un peu cousins.” Les Britanniques nomment avec quelque mépris « Kelpers » les colons de l’archipel dont les malheureux ancêtres ont quitté de gré ou de force il y a un siècle et demi les landes désolées de l’Écosse. Mêmes paysages, mêmes moutons, même misère. Mille cinq cents pauvres bougres échoués dans l’Atlantique sud à treize mille kilomètres de la mère patrie. Ils se marient entre eux, forcément.

    – C’est un peu une blague. Il y en a un qui a ramassé une botte. Il l’a plantée au bout d’un bâton. Et puis les gens sont venus en apporter d’autres. Après la guerre, il y en avait plein dans la boue. Et aussi des baskets et je ne sais quoi. Ces gars, ils étaient chaussés n’importe comment.  

    Je compare mes photos avec celle de Gerardo Dell’Oro prise huit ans plus tôt (qu’on peut voir sur le site du musée). L’installation s’est considérablement agrandie. Aux godillots troués ramassés sur les champs de bataille se sont ajoutées des centaines de cadavres de chaussures de tout genre et de toute taille, rangers, tennis, chaussures d’enfants, escarpins. Une famille a aligné sur une planche une collection de baskets éculées, une autre a cloué sur un pieu toutes ses vieilles bottes en caoutchouc.

    Ainsi se perpétue hors de tout protocole la mémoire de la guerre, bottes argentines et souliers locaux réunis fraternellement. Tous ont marché sur la même terre désolée.


    The Cemetery of the Broken Shoes

    While visiting the Museo de la Memoria in Rosario, I was struck by a photograph that covers an entire wall. It is the work of Gerardo Dell’Oro, an Argentinian reporter who accompanied the first great pilgrimage of families of the missing to the Falklands in 2010. It represents dozens of stale boots and trainers fixed on stakes in the middle of the deserted moor. In the context of the Rosario museum, this could be considered “arte povera”.
    This “installation” is not marked on any map, although the tourist office is never short of information about the wildlife. I stumbled across it on my way to Port Stanley, the tiny capital of the disputed dominion – Puerto Argentino to the Argentinians.
    The woman who picked me up is kind enough to stop and even go backwards a few dozen metres to allow me to take some photos. She is in a hurry to take the laundry of the Goose Green hostel to the cleaner. The owner of the hostel is her brother, his wife is her cousin. “We Kelpers are all a little bit cousins.” The British call with some disdain “Kelpers” the settlers of the archipelago whose unfortunate ancestors left by force or choice a century and a half ago the desolate Scottish moors. Same landscape, same sheep, same misery. One thousand five hundred poor fellows stranded in the South Atlantic, thirteen thousand kilometres from the mother country. They intermarry, of course.

    – It’s a bit of a joke. One of them picked up a boot. He stuck it on top of a stick. And then people came and carried more. After the war there were lots of them in the mud. And trainers and whatever. These guys, they were wearing all kinds of shoes.


    I compare my photos with the one by Gerardo Dell’Oro taken eight years earlier (which can be seen on the museum’s website). The installation has grown considerably. To the shoes collected from the battlefields with holes in them were added hundreds of dead footwear of all kinds and sizes, rangers, tennis shoes, children’s shoes, pumps. One family has lined up a collection of old trainers on a board, another has nailed all its old rubber boots to a stake.
    In this way the memory of the war is perpetuated outside of any protocol, Argentinean boots and local shoes fraternally reunited. All have walked on the same wasteland.


    October 25 to November 1

    [English and spanish below]

    Solo conocido por Dios

    Après deux mois passés en Argentine à sonder les cicatrices de la guerre des Malouines, j’atterris sur l’archipel. 52° de latitude sud. Falklands. Il faut s’habituer à ce nom,  passer d’un coup à la langue anglaise, à la livre sterling. Fin novembre, c’est le printemps austral. Ciel dégagé bleu lavande, vent féroce. Les hôteliers viennent chercher leurs clients devant l’aérodrome militaire. J’ai réservé à l’auberge de Goose Green (le pré aux oies ?). A bord du minibus, on parle tourisme, excursions. Mes voisins ont un programme chargé. Pingouins de différentes espèces, aigles, grues, oies sauvages. Ils sont lourdement équipés de matériel de prise de vue et d’enregistrement sonore, ils ont des vestes avec une dizaine de poches à zip et des bottes de sept lieues. Heureusement, personne ne me demande le but de mon voyage. Je l’ignore moi-même.

    Ma première visite sera pour le cimetière militaire argentin, Argentine Military Cemetery, une petite croix sur la carte près du village de Darwin, juste en face du lieu-dit de Goose Green et de l’auberge du même nom.  Après sa défaite, la junte militaire argentine a refusé de rapatrier les corps au motif qu’ils  étaient déjà « dans le sol de la patrie ». Ainsi 236 corps sont restés là, en exil définitif depuis 1982. L’administration de l’île, contre son gré, en est devenu la gardienne. L’Argentine n’a pas renoncé à ses revendications, la Grande-Bretagne campe sur ses positions, les relations ne sont pas normalisées. Néanmoins, depuis quelques années, une association de familles argentines organise des visites de groupe. Je n’en sais pas davantage.

    Dimanche matin. Mes voisins d’hier sont partis après le breakfast. Des avionnettes rouges à 4 places affrétées par l’office du tourisme les ont enlevés vers les plus beaux points d’observation de la faune sauvage. Renseignement pris, un trajet en avionnette coûte 100 livres. Les amateurs de pingouins ne regardent ni à la dépense, ni à l’empreinte carbone. Je reste quelque temps à regarder des poules et des canards s’ébrouer dans le jardin derrière l’auberge. Le jardin descend jusqu’au bord de l’eau, un vrai miroir au soleil du matin. Des lapins de garenne bondissent dans le jardin puis détalent dans les prés. Ils n’ont nulle part où se cacher car il n’y a ni arbres, ni taillis, seulement une lande ouverte à tous les vents, mouchetée çà et là de bruyère en fleurs, d’ajoncs et de fougères. Un peu de jaune, un peu de mauve, beaucoup de gris verdâtre. L’auberge borde la baie de Darwin, le cimetière est de l’autre côté, sur une petite hauteur, à trois ou quatre kilomètres à vol d’oiseau. Je quitte la route cailloutée pour couper droit à travers la lande. Les clôtures sont rares, faciles à franchir, le sol un peu spongieux comme si la neige avait fondu la semaine dernière. Je m’oriente à vue en suivant des sentes balisées de crottes de mouton. Aucun mouton en vue. Je me perds un peu. Derrière un tertre apparaît une stèle. Lieutenant colonel H. Jones, commanding officer, 2nd battalion the parachute regiment, killed in action on this spot, 28 May 1982. On s’est donc battu là, sur cette lande désolée au milieu de l’Atlantique. Au sud des 40e rugissants commencent les 50e hurlants.

    Bêtement. À quarante ans de distance, l’affaire de distance paraît bête à pleurer. 255 tués britanniques, 649 tués argentins.

    Aucun drapeau argentin mais les croix blanches se voient de loin. Le lieu est bien tenu et désert comme on pouvait s’y attendre dans cet archipel désert. Les tombes s’alignent le long d’allées tracées au cordeau, verticalement des croix blanches, horizontalement des plaques de marbre noir portant les noms des soldats sans date de naissance ni de mort. Seule entorse à l’uniforme, des rosaires en plastique bleu, rose ou blanc pendent autour de certaines croix comme des colliers. Ici et là des fleurs en plastique ornent les plaques noires. J’essaie de me figurer la détresse des familles qui sont venues déposer ces offrandes. Je n’y arriverai pas. Le grand monument commémoratif au sommet du terreplein a été édifié aux frais de l’Association des familles et seulement d’elle. Nulle mention du gouvernement argentin. On y lit 649 noms sans mention de grade. Il y a des Aguirre, des Alvarez, des Benitez, des Castillo, des Diaz, des Fernandez, des Garcia, des Gomez, des Gonzalez, des Pereyra, des Romero, des Rodriguez, des Sanchez, des Sosa… Et puis, gravé sur une plaque de laiton, un poème d’une tendresse et d’une tristesse inouïes. « Enfant habillé en soldat, nous t’avons volé ton sourire, nous avons détruit tes rêves, nous avons enterré ton enfance et tes larmes en un lieu si lointain… Peut-être un jour nous pardonneras-tu ? »

    Sur les tombes anonymes, on lit cette sobre inscription : « Soldado argentino solo conocido por Dios » (soldat argentin connu seulement de Dieu).


    Solo conocido por Dios

    After two months spent in Argentina exploring the scars of the Falklands war, I land on the archipelago. 52° south latitude. Falklands. The name takes a while to get used to, and you have to switch suddenly to English, to the British pound. End of November, it is austral spring. Clear lavender blue skies, fierce wind. The hotel managers come to collect their clients in front of the military airfield. I have booked at the Goose Green Hostel (the goose meadow?). On board the minibus, we talk about tourism, excursions. My neighbours have a busy schedule. Penguins of different species, eagles, cranes, wild geese. They are heavily equipped with filming and sound recording equipment, they have jackets with a dozen zip pockets and seven leagues boots. Fortunately, no one asks me the purpose of my trip. I don’t know myself.

    My first visit is to the Argentine Military Cemetery, a small mark on the map near the village of Darwin, just across Goose Green hostel.  After its defeat, the Argentine military junta refused to repatriate the bodies on the argument that they were already ‘in the soil of the homeland’. Thus 236 bodies have remained there in permanent exile since 1982. The administration of the island, against its will, became the guardian. Argentina has not given up its claims, Great Britain is sticking to its position, and relations never normalized. Nevertheless, for some years now, an association of Argentine families has been organizing group visits. I don’t know more about it.

    Sunday morning. My neighbours from yesterday left after breakfast. Red 4-seater planes chartered by the Tourist Office took them to the most beautiful wildlife observation spots. The cost of a trip in an aviette is £100, I’m told. Penguin lovers don’t care about the expense or the carbon footprint. I spend some time watching chickens and ducks frolicking in the garden behind the hostel. The garden slopes down to the water’s edge, a mirror in the morning sun. Wild rabbits hop around in the garden and then scurry off into the meadows. They have nowhere to hide, for there are no trees or coppices, only a moor open to all winds, speckled here and there with blooming heather, gorse and ferns. A little yellow, a little mauve, a lot of greenish grey. The hostel borders Darwin Bay, the cemetery is on the other side, on a small hill, three or four kilometres away as the crow flies. I leave the gravel road and cut straight across the moor. The fences are few and far and easily crossed, the ground a bit spongy as if the snow had melted last week. I orientate myself by sight, following the paths marked with sheep faeces. No sheep in sight, I get lost a bit. Behind a mound appears a small monument to a British officer. Lieutenant Colonel H. Jones, commanding officer, 2nd battalion the parachute regiment, killed in action on this spot, 28 May 1982. So we fought there, on that desolate moor in the middle of the South Atlantic. South of the Roaring 40s.

    No Argentinian flag but the white crosses can be seen from a distance. The place is well kept and deserted as one would expect in this deserted archipelago. The graves are lined up along neatly laid out paths, vertically with white crosses, horizontally with black marble slabs bearing the names of the soldiers, with no mention of rank, no dates of birth or death. The only exception to the standard pattern are blue, pink or white plastic rosaries hanging around some of the crosses like necklaces, and here and there plastic flowers decorating the black plaques. I try to imagine the distress of the families who have come to lay these offerings. I can’t. The large memorial at the top of the median was built at the expense of the Association of Families and only of them. There is no mention of the Argentine government. There are 649 names on it, without any mention of rank. Aguirre, Alvarez, Benitez, Castillo, Diaz, Fernandez, Garcia, Gomez, Gonzalez, Pereyra, Romero, Rodriguez, Sanchez, Sosa… And then, engraved on a brass plaque, a poem of incredible tenderness and sadness. “Child dressed as a soldier, we stole your smile, we destroyed your dreams, we buried your childhood and your tears in a place so far away… Perhaps one day you will forgive us.

    On the graves of the unknown, one reads this sober inscription: “Soldado argentino solo conocido por Dios” (Argentine soldier known only to God).


    Solo conocido por Dios

    Despues de pasar dos meses en Argentina investigando las cicatrices de la guerra de las Malvinas, aterrizo en el archipiélago. 52° de latitud sur. Falklands. Hay que acostumbrarse al nombre, y el idioma inglés y la libra esterlina entran en juego de repente. A finales de noviembre, es la primavera austral. Cielo azul lavanda despejado, viento feroz. Los hoteleros recogen a sus huéspedes frente al aeródromo militar. He reservado en el albergue Goose Green (¿el prado de los gansos?). A bordo del minibús, se habla de turismo, de excursiones. Mis vecinos tienen una agenda muy apretada. Pingüinos de diferentes especies, águilas, grullas, gansos salvajes. Están fuertemente equipados con material de filmación y grabación de sonido, tienen chaquetas con una docena de bolsillos con cremallera y botas de siete leguas. Afortunadamente, nadie me pregunta el propósito de mi viaje. Yo misma no lo sé.

    Mi primera visita es al cementerio de Darwin, el cementerio militar argentino, una pequeña cruz en el mapa cerca del pueblo de Darwin, justo al otro lado de la carretera del albergue Goose Green. Tras su derrota, la junta militar argentina se negó a repatriar los cuerpos alegando que ya estaban “en el suelo de la patria”. Así, 236 cuerpos han permanecido allí en exilio definitivo desde 1982. La administración de la isla, en contra de su voluntad, se convirtió en el guardián. Argentina no ha renunciado a sus reivindicaciones, Gran Bretaña se mantiene en su posición y las relaciones no se han “normalizado”. Sin embargo, desde hace algunos años, una asociación de familiares argentinos organiza visitas en grupo. No sé más al respecto.

    El domingo por la mañana. Mis vecinos de ayer se fueron después del desayuno. Aviones rojos de 4 plazas fletados por la Oficina de Turismo les llevaron a los más hermosos miradores de la fauna. Me han dicho que el coste de un viaje en avioneta es de 100 libras. A los amantes de los pingüinos no les importa ni el gasto ni las emiciones de carbono. Paso un rato observando a las gallinas y a los patos que están retozando en el jardín que hay detrás del albergue. El jardín desciende hasta el borde del agua, un espejo real bajo el sol de la mañana. Los conejos silvestres saltan por el jardín y luego se escabullen por los prados. No tienen dónde esconderse, ya que no hay árboles ni bosquecillos, sino un páramo abierto a todos los vientos, salpicado aquí y allá de brezos, aulagas y helechos en flor. Un poco de amarillo, un poco de malva y mucho gris verdoso. El albergue bordea la bahía de Darwin, el cementerio está al otro lado, en una pequeña colina, a tres o cuatro kilómetros en línea recta. Dejo el camino de grava y atravieso directamente el páramo. Las vallas son escasas y el suelo está un poco esponjoso, como si la nieve se hubiera derretido la semana pasada. Me oriento por la vista, siguiendo caminos marcados con los excrementos de oveja. Sin ovejas a la vista, me pierdo un poco. Detrás de un montículo aparece un pequeño monumento a un oficial británico. Teniente Coronel H. Jones, oficial al mando del 2º batallón del regimiento de paracaidistas, muerto en acción en este lugar, el 28 de mayo de 1982. Así que lucharon allí, en ese páramo desolado en medio del Atlántico. Al sur de los 40 rugientes comienzan los 50 rugientes.

    Estúpidamente. Todo el asunto parece tan estúpido 40 años después. 255 británicos y 649 argentinos caídos.

    No hay bandera argentina, pero las cruces blancas se pueden ver de lejos. El lugar está bien cuidado y desierto, como cabría esperar en este archipiélago desértico. Las tumbas están alineadas en línea recta cruces blancas, losas de mármol negro con los nombres de los soldados, sin mención de rango, ni fechas de nacimiento o de muerte. Algunos rosarios de plástico azules, rosas o blancos cuelgan de algunas cruces como si fueran collares, y aquí y allá flores de plástico adornan las losas negras. Intento imaginar la angustia de las familias que han venido a depositar estas ofrendas. No puedo. El gran monumento en la parte superior ha sido construido por la Asociación de Familiares y sólo por ellos. No se menciona al gobierno argentino. Hay 649 nombres en ella, sin ninguna mención de rango. Están Aguirre, Álvarez, Benítez, Castillo, Díaz, Fernández, García, Gómez, González, Pereyra, Romero, Rodríguez, Sánchez, Sosa… Y luego, grabado en una placa de latón, un poema de increíble ternura y tristeza. “Niño vestido de soldado, hemos robado tu sonrisa, hemos destruido tus fantasias, hemos sepultado tu infancia y tus lágrimas en un lugar tan lejano… Quizás algún día puedas perdonarnos.”

    En las tumbas anónimas se lee esta sobria inscripción: “Soldado argentino sólo conocido por Dios“.

    October 18 to October 25

    Children support to Malvinas war. School drawing, Argentina, May 1982

    [English and spanish below]

    Cher soldat de ma patrie !

    Buenos Aires, 5 mai 1982. Cher Soldat de ma Patrie. Cette petite lettre est pour te transmettre que tous les Argentins, nous sommes tous fiers de voir comment vous défendez notre République argentine. Je m’appelle Maria Cecilia, j’ai 7 ans, et je suis en 2eB de l’école publique du district n°2 de la capitale fédérale. Je prie tous les soirs et je demande à Dieu qu’il vous bénisse et vous protège. Reçois beaucoup de baisers de ta jeune amie. Baisers. Cecilia. Je t’envoie du papier et une enveloppe pour que tu puisses écrire à qui tu voudras à part moi. Bisous. Ceci.”

    6 mai 1982, à un soldat argentin. Cher frère, nous sommes très petits mais très argentins et nous espérons que tu vas bien. Tous les soirs, nous prions pour que Dieu vous aide à défendre la patrie. Rappelle-toi que je pense à toi parce que nous savons les moments difficiles que vous passez et nous désirons que vous rentriez bientôt dans vos foyers, nous savons très très bien qu’il fait très froid et qu’il y a du brouillard presque tout le temps. Merci de nous défendre. Vive la Patrie ! Martin, San Cayetano, Province de Buenos Aires”

    Cher soldat argentin, je m’appelle Patricia, je suis en 7eA. Ici, nous avons été en alerte rouge mais c’est fini. Nous avons mis une boîte dans le préau et nous avons mis des chocolats et des bonbons pour vous aider à supporter le froid. Les copains et moi, on est très contents de ce que toi et les autres soldats vous êtes en train de faire pour défendre ce qui nous appartient et nous appartiendra toujours. Moi, j’aide en travaillant bien et en écoutant mes maîtresses. Tous les soirs, je prie pour que toi et tes camarades, pour que vous puissiez tous retrouver vos familles et leur raconter tous les moments que vous avez passés aux Iles Malouines. Maintenant, je te dis au revoir avec un gros bisou pour toi, pour tes camarades et tes supérieurs. Quand tu reviendras des Malouines, viens nous voir. J’espère faire bientôt ta connaissance. Patricia C.”

    Andrès, je t’écris cette lettre pour que tu me gardes dans un petit coin de ton coeur comme moi pour toi. Je t’admire beaucoup ainsi que ces soldats qui ont donné leur vie en combattant aux Malouines. Je sais que vous avez vécu des choses très difficiles. Les années vont passer mais je me rappellerai toujours comment les soldats ont ici défendu le drapeau argentin en mettant leurs corps devant l’ennemi pour qu’il ne s’approprie pas notre territoire, pour que nous récupérions ces petites soeurs perdues, malgré ce que dit l’ennemi. Cher Andres, ces mots sont peu, il n’existe rien au monde à donner pour ce que vous avez fait, défendre le drapeau. Ces mots sont peu de chose mais j’espère que tu les aimeras parce que je les ai faits avec beaucoup de tendresse pour toi. Avec toute la tendresse du monde pour Andrès. Veronica.”

    Cher ami argentin, je suis très contente de savoir que tu défends nos terres, nos couleurs bleu ciel et blanc et l’Hymne National Argentin. Si j’étais un soldat, je serais contente de donner ma vie pour les Malouines comme vous maintenant. J’ai un cousin qui m’a envoyé une lettre où il demande qu’on écrive aux soldats. Vous avez tout à fait raison que les soldats et les élèves sont presque pareils, nous à nos pupitres et vous en défendant nos chères Iles. Quand je rentrerai à la maison, je raconterai à papa et maman qu’un soldat de la Patrie nous a envoyé une belle lettre et que chaque ligne nous a beaucoup émus. Bon, là je dois te quitter mais je promets de continuer à t’écrire. Affectueusement. Susana

    Cher soldat chéri, je sais que vous souffrez beaucoup et je crois que vous serez réconfortés avec cette lettre pleine d’affection. Mais je crois que bientôt vous pourrez rentrer à la maison en héros et aussi sains et saufs. Je ne connais pas ton nom mais c’est pareil pour tous les soldats. Un gros baiser de de la 4eD de l’école n°3. Signé Maria Estella, Karina Gabriela, Maria del Carmen, Alejandra.”

    Ces lettres d’écoliers m’ont été confiées par Andres Fernandez, un technicien radio qui servit aux Malouines à l’âge de 21 ans. De son expérience traumatique et de celle de ses compagnons, il a tiré un spectacle de théâtre dont il est l’unique interprète. Il vit à Rio Gallegos, une petite ville de Patagonie située à vol d’oiseau à 500 kilomètres de l’archipel. Ses fenêtres donnent sur l’océan.


    Dear soldier of my country!

    “Buenos Aires, 5 May 1982. Dear Soldier of my Homeland. This little letter is to transmit to you that all Argentines, we are all proud to see how you defend our Argentine Republic. My name is Maria Cecilia, I am 7 years old, and I am in the 2nd B of the public school of the district n°2 of the federal capital. I pray every night and I ask God to bless and protect you. Receive many kisses from your young friend. Kisses. Cecilia. I am sending you some paper and an envelope so that you can write to anyone you like besides me. Love. Ceci.

    “May 6, 1982, to an Argentine soldier. Dear brother, we are very small but very Argentinean and we hope you are well. Every night we pray that God will help you to defend your country. Remember that I am thinking of you because we know the difficult times you are going through and we want you to go home soon, we know very well that it is very cold and foggy almost all the time. Thank you for defending us. Long live the Fatherland! Martin, San Cayetano, Province of Buenos Aires”.

    “Dear Argentine soldier, my name is Patricia, I am in the 7thA. Here we have been on red alert but it’s over. We put a box in the courtyard and we put chocolates and sweets to help you bear the cold. My friends and I are very happy with what you and the other soldiers are doing to defend what belongs to us and will always belong to us. I help by working well and listening to my teachers. Every night I pray that you and your comrades will be able to go back to your families and tell them about all the times you spent in the Falkland Islands. Now I say goodbye with a big kiss for you, your comrades and your superiors. When you come back from the Falklands, come and see us. I hope to meet you soon. Patricia C.

    “Andres, I am writing this letter to you so that you will keep me in a little corner of your heart as I do for you. I admire you and those soldiers who gave their lives fighting in the Falklands. I know you have been through a lot. The years will pass, but I will always remember how the soldiers here defended the Argentine flag, putting their bodies in front of the enemy so that he would not take over our territory, so that we would recover these little lost sisters, despite what the enemy says. Dear Andres, these words are few, there is nothing in the world to give for what you did, defending the flag. These words are little, but I hope you will like them because I have written them with great tenderness for you. With all the tenderness in the world for Andrès. Veronica.”

    “Dear Argentine friend, I am very happy to know that you are defending our land, our blue and white colours and the Argentine National Anthem. If I were a soldier I would be happy to give my life for the Falklands like you are now. I have a cousin who sent me a letter asking us to write to the soldiers. You are quite right that soldiers and students are almost the same, us at our desks and you defending our beloved Islands. When I get home, I’ll tell Mum and Dad that a soldier of the Fatherland has sent us a beautiful letter and that each line has moved us a lot. Well, now I must leave you, but I promise to keep writing. Love to you. Susana.”

    “Dear dear soldier, I know that you are suffering a lot and I believe that you will be comforted by this letter full of affection. But I believe that soon you will be able to come home a hero and also safe and sound. I don’t know your name but it’s the same for all soldiers. A big kiss from the 4th D of School No. 3. Signed Maria Estella, Karina Gabriela, Maria del Carmen, Alejandra.”

    These letters from schoolchildren were given to me by Andres Fernandez, a radio technician who served in the Malvinas at the age of 21. From his traumatic experience and that of his companions, he has created a theatre show in which he is the sole performer. He lives in Rio Gallegos, a small town in Patagonia located as the crow flies 400 miles away from the archipelago. His windows overlook the ocean.


    ¡Querido soldado de mi país!

    “Buenos Aires, 5 de mayo de 1982. Querido soldado de mi patria. Esta cartita es para comunicarte lo orgullosos que estamos todos los argentinos de ustedes que defienden nuestra Republica Argentina. Me llamo María Cecilia, tengo 7 años y voy a 2º B de la escuela pública n°17 del distrito N.º 2 de la Capital Federal. Rezo todas las noches pidiendo a Dios que los bendiga a ustedes y los ampare. Recibe muchos besos de esta pequeña amiga. Chau chau. Ceci. PD : Te envió papel y sobre para que tu escribas a quien quieras, sino a mí. Cariños. Ceci”.

    “6 de mayo de 1982, a un soldado argentino. Querido hermano. Somos muy pequeños pero muy Argentinos y te deseamos que lo pases bien ; todas las noches rogamos por ustedes, para que Dios le ayude para defender la patria. Recuerda que pienso en ti porque sabemos los momentos difíciles que pasan y deseamos que pronto vuelvan a sus hogares, sabemos muy bien que hace mucho frío y hay neblina casi siempre. Gracias por defendernos. ¡Viva la patria! Martín, San Cayetano, Provincia de Buenos Aires”.

    “Querido soldado argentino, me llamo Patricia, estoy en el 7ºA. Estuvimos en alerta roja, pero ese susto ya paso. Pusimos una caja frente el mástil y depositábamos chocolates y caramelos para que ustedes puedan soportar el frío. Mis amigos y yo estamos muy contentos con lo que vos y los demás soldados están haciendo para defender lo que es nuestro y que seguirá siendo nuestro. Yo ayudo estudiando y atendiendo a mis maestras. Yo lo que cada noche pido a Dios, es que pronto y tus compañeros puedan estar junto a sus familias, para que puedan contar todos los momentos que pasaron duranteel tiempo que estuvieron en las Islas Malvinas. Ahora me despido con un beso muy grande para vos, compañeros y superiores. Andrés cuando vuelvan de las Malvinas, visitanos. Espero conocerte pronto. Patricia C.”

    Andrés, te escribo esta carta para que me tengas en un rinconcito de tu corazón como yo te tengo a vos. Te admiro mucho igual que a esos soldados que dieron su vida en las Malvinas luchando por la Patria. Yo sé que han pasado por algo muy difícil pero cuando vayan pasando los años, yo seguiré recordando cómo aquellos soldados que defendieron la bandera argentina, poniendo sus cuerpos al frente del enemigo para que no se apoderaren de nuestro territorio. Aquellas hermanitas perdidas que las recuperamos, a pesar de lo que diga el enemigo. Andrés, estas palabras son pocas, no hay nada en el mundo para dar por lo que hiciste, defender la bandera. Estas palabras son pocas, no hay nada en el mundo que se les pueda dar por lo que hicieron. Defender la bandera. Estas palabras son pocas pero espero que te gusten porque las hice con mucho cariño para vos. Con todo el cariño del mundo para Andrés. Verónica“.

    “Querido amigo argentino . Estoy muy contenta de saber que estas defendiendo nuestras tierras, y nuestros colores celestes y blancos y nuestro Himno Nacional Argentino. Si yo fuera un soldado estaría contenta al dar la vida por las Malvinas como ustedes ahora. Yo tengo un primo que me escribió una carta, decía que escribamos, ustedes tienen mucha razón que soldados y los alumnos, son casi iguales, nosotros desde los pupitres y ustedes defendiendo nuestras queridas Islas. Cuando llegue a mi casa, voy la contarles a mi mamá y a mis hermanos que un soldado de nuestra Patria nos ha mandado una hermosa carta preciosa y que en cada una de esas líneas hay una gran emoción para nosotros. Bueno, tengo que dejarte de escribir por ahora, pero prometo que te seguiré escribiendo. Con cariño. Susana”

    “Que-ri-do soldado, yo sé que ustedes están sufriendo mucho y creo que ustedes merecen esta carta con cariño. Pero creo que pronto podrán volver a su casa como héroes también volverán sanos y salvos. Yo no sé tu nombre, pero igual es para todos. Espero que me contesten muy pronto. Un beso grande del 4º D de la Escuela nº 3. María Estella, Karina Gabriela, María del Carmen, Alejandra”.

    Estas cartas de escolares me las entregó Andrés Fernández, un técnico de radio que sirvió en las Malvinas a los 21 años. A partir de su experiencia traumática y la de sus compañeros, ha creado un espectáculo teatral en el que él es el único intérprete. Vive en Río Gallegos, una pequeña ciudad de la Patagonia situada a 500 kilómetros en línea recta del archipiélago. Sus ventanas dan al océano.


    October 4 to October 11

    Las Malvinas son argentinas. Banco central de la Republica Argentina, 50 pesos.

    [English below]

    Hourrah !

    Chacun connaissait l’épopée du libertador Antonio Rivero (1808-1845), vaillant-gaucho-qui-défendit-la-souveraineté-de-la-patrie-sur-les-îles-en-1833 et lutta-pour-les-droits-sociaux-des-travailleurs. On l’avait entendue cent fois depuis son entrée à l’école primaire. La leçon était inscrite sur le billet de 50 pesos. Copier la carte demandait des heures de labeur. Crayon, gomme, crayon, on transpirait sur la dentelle des contours. On aurait dit des poumons rongés par la maladie ou de grosses taches d’encre, ou bien des chiffons en lambeaux flottant sur la surface bleu pâle de l’Atlantique sud. “Nulle terre d’outre-mer n’est plus chère au cœur de notre patrie”, répétait le maître.

    Au début du mois de mars 1982, les garçons âgés de 18 ans révolus reçurent chez leurs parents des ordres de mobilisation. La junte militaire en mal de popularité les appelait à chasser l’usurpateur britannique et à libérer les pauvres fermiers. Le peuple répondit d’une seule voix « hourrah ! ». D’immenses foules se massaient sur les places publiques. Des opposants en exil se pressaient dans les consulats pour s’enrôler. Las Malvinas son argentinas. Hourrah ! Après un bref séjour dans les casernes, les chicos furent transportés par avion dans des bases improvisées au sud de la Patagonie. On découvrait l’avion, on découvrait le froid, on découvrit bientôt le chaos qui se dissimulait derrière la discipline militaire. Le 2 avril, le premier contingent fut débarqué sur les îles si chères au cœur du peuple argentin. Sur l’archipel que les Anglais appellent Falklands, l’hiver austral commençait. Les pingouins s’ébrouaient sur les grèves rocheuses, les moutons broutaient la lande pelée. Pas un arbre à l’horizon, le vent, jour et nuit le vent. La boue commençait à se figer en glace. Les chicos grelottaient dans leurs uniformes de toile. On leur ordonna de creuser des tranchées.


    Hurrah!

    Everyone was familiar with the epic of the libertador Antonio Rivero (1808-1845), the valiant gaucho who defended the sovereignty of the nation on the islands in 1833 and fought for the social rights of the workers. It had been told a hundred times since he started primary school. The lesson was written on the 50 peso note. Copying the map took hours of hard work. Pencil, eraser, crayon, we sweated over the lacy outlines. They looked like disease-ridden lungs or large ink blots, or tattered rags floating on the pale blue surface of the South Atlantic. “No land overseas is dearer to the heart of our homeland,” the master repeated.

    At the beginning of March 1982, boys aged 18 or over received mobilisation orders at their parents’ homes. The military junta, desperate for popularity, called on them to drive out the British usurper and free the poor farmers. The people responded with one voice: “Hurrah!” Huge crowds gathered in the public squares. Exiled opponents flocked to the consulates to enlist. Las Malvinas son argentinas. Hurrah! After a brief stay in the military barracks, the chicos were flown to improvised bases in southern Patagonia. They discovered the plane, they discovered the cold, they soon discovered the chaos that was behind the military discipline. On 2 April, the first contingent was landed on the islands so dear to the hearts of the Argentine people. On the archipelago that the English call Falklands, the austral winter was beginning. Penguins were scurrying on the rocky shores, sheep were grazing on the peeling moor. Not a tree in sight, wind day and night. Mud was beginning to freeze into ice. The chicos shivered in their thin uniforms. They were told to dig trenches.


    September 27 to October 4

    Shiraz bazar, Iran, 2015. Hope.

    September 20 to September 27

    From my window, Paris, September 2022

    La permanence 9. Matilda.

    Les deux examinateurs derrière la table habituelle. Entre une femme assez petite au visage très rond, cuivré. Cheveux teints en blond châtain retenus par un élastique. Scène en espagnol et français.

    – C’est ici pour le dossier Ofpra ? C’est pour écrire mon histoire. J’ai rendez-vous.

    L’examinatrice : – Vous êtes Matilda ? Vous avez commencé à écrire votre histoire  comme je vous l’ai demandé ? (À l’examinateur.) Elle m’a contactée sur WhasApp, je ne sais plus comment.

    Matilda : – J’ai écrit en espagnol. Je sais pas si c’est bien. (Elle sort de son sac à main une feuille de papier quadrillé arrachée à un cahier d’écolier.)

    L’examinatrice : – On le traduira au fur et à mesure. (L’examinatrice lit à voix haute et traduit pour l’examinateur) : « J‘avais un petit commerce à D. dans le village. »

    L’examinateur : – D., c’est près de Bogotá ?

    Matilda : -Pas tellement.

    L’examinatrice : – Vous écrivez : « Dans la région, il y a des bandes de terroristes. » Vous voulez parler de la guérilla des FARC ?

    Matilda : – Non, c’est pas pareil.

    L’examinateur : – Des paramilitaires ? Des narco-trafiquants ?

    Matilda : – C’est des bandes de criminels.

    L’examinatrice (lisant et traduisant) : « Au début, c’était en mars. Le premier jour, ils sont entrés dans la boutique. C’était le soir, j’allais fermer. Ils ont demandé l’argent de la caisse. J’étais obligée de donner sinon j’étais morte. Ils étaient armés. Après, ils sont revenus tous les soirs. Ils prenaient aussi toutes les marchandises qu’ils voulaient. »

    L’examinateur : – Vous êtes allée porter plainte à la police ?

    Matilda : – Non ! Ça sert à rien, la police est de leur côté.

    L’examinatrice : – Vous n’aviez personne pour vous protéger ?

    Matilda : – Je suis seule avec ma fille. Le père, je sais pas où il est.

    L’examinatrice (d’abord lisant et traduisant) : « Un jour, j’en avais assez, je leur ai dit que je ne donnerais plus. Alors, ils m’ont battue et m’ont emmenée de force dans une voiture. Ils m’ont bandé les yeux. On est arrivés dans une maison. » Vous pouvez donner des détails ? Vous avez roulé longtemps ?

    Matilda : – Je crois assez longtemps, je ne voyais rien. C’était une maison dans la campagne, il y avait un chien qui aboyait.

    L’examinatrice (lisant et traduisant)  : – « Ils m’ont forcée à me mettre dans une position où je ne pouvais pas empêcher un rapport sexuel. Ils m’ont violée. Ils étaient trois. Ils m’ont dit, on te fera ça chaque fois que tu refuseras de donner de l’argent. Si tu parles à quelqu’un, on fera la même chose à ta fille. »

    L’examinateur : – C’est des choses qui arrivent souvent dans votre région ?

    Matilda : – Je ne sais pas.

    L’examinatrice (lisant et traduisant) : « Ils ont dit la loi, c’est nous, les patrons, c’est nous. On fait ce qu’on veut dans la ville. Tuer, c’est rien pour eux. Les droits humains, c’est rien. Je ne voulais pas qu’ils touchent ma fille ».

    L’examinatrice : – Elle a quel âge ?

    Matilda : – Neuf ans.

    L’examinatrice (lisant) : « Ça a continué. Ils m’emmenaient et ils me violaient quand ils voulaient. Ils disaient : si tu parles de ça à quelqu’un, on te tue. Je voulais mourir mais je ne voulais pas que ma fille soit orpheline. »

    L’examinateur : – Alors vous avez décidé de partir ?

    Matilda : – Je voulais pas que ma fille souffre comme moi. Et puis, je n’avais plus d’argent. La boutique, ça ne pouvait pas continuer.

    L’examinateur : – Vous avez quitté D.. Vous vous souvenez du jour ?

    Matilda : – Le jour exactement, je ne sais pas. C’était en mai. Vers le 10 mai.

    L’examinateur : – En mai de cette année ?

    Matilda : – Oui, cette année. On est arrivées à Bogotá mais là-bas, on ne savait pas où aller.

    L’examinateur : – C’est à ce moment-là que vous avez décidé de quitter la Colombie ?

    Matilda : – N’importe où en Colombie, ils peuvent me retrouver. À Bogotá, on est restées un peu chez une dame mais on pouvait pas rester. Elle, elle connaît quelqu’un pour avoir des visas en France. On avait juste assez d’argent les visas et l’avion.

    L’examinatrice : – Pourquoi vous êtes venues en France et pas en Espagne ? Ce serait peut-être plus facile l’Espagne pour vous deux ?

    Matilda : – Je ne sais pas. On a eu le visa de tourisme pour la France. On nous a dit qu’en France, on peut demander l’asile.

    L’examinatrice : – Vous êtes arrivées quand ?

    Matilda : – Il y a trois semaines. (Elle montre les deux passeports, les visas, les tampons.)

    Les examinateurs chaussant leurs lunettes échangent un sourire complice, ils jouent aux douaniers.

    L’examinatrice : – Sur votre attestation de demande d’asile, on voit que vous êtes allée à la préfecture de Paris puis que l’administration vous a dirigée avec votre fille vers une autre région, les Pays de Loire. Mais vous n’êtes pas partie. Pourquoi ?

    Matilda : – Je ne veux pas aller là-bas, je ne connais personne là-bas, j’ai peur.

    L’examinatrice : – Vous deviez prendre le train la semaine dernière. Vous ne l’avez pas fait. Maintenant, vous avez perdu votre allocation et tout l’accompagnement social. Comment vous allez vivre avec votre fille ?

    Matilda : – Je ne veux pas y aller, je veux rester à Paris et travailler.

    L’examinateur (agacé) : – Vous n’avez pas l’autorisation de travailler. (Il montre le récépissé.) C’est écrit ici en toutes lettres “sans autorisation de travailler“. Vous le savez bien !

    Matilda : – J’irai pas, j’ai peur.

    Les examinateurs (en aparté) : – Tu comprends quelque chose ? – C’est dingue !

    L’examinatrice : – Qui vous a dit que c’était dangereux d’aller dans les Pays de Loire ? C’est une très belle région, et très tranquille. Beaucoup plus calme que Paris.

    Matilda : – C’est une amie.

    L’examinatrice : – Qui est cette amie ?

    Matilda : – C’est quelqu’un de la paroisse.

    L’examinatrice : – Vous habitez chez elle ?

    Matilda : – Oui, elle est très gentille.

    L’examinatrice : – Est-ce que vous faites le ménage chez elle ?

    Matilda : – Euh, oui, un peu.

    L’examinatrice : – C’est une amie ou c’est votre patronne ? Est-ce qu’on peut l’appeler pour mieux comprendre la situation ?

    Matilda : – Non, c’est pas possible.

    L’examinateur : – Votre dossier pour l’Ofpra est presque complet. Il manque juste une adresse. Vous voulez qu’on inscrive celle de votre patronne ?

    Matilda : – Non, c’est pas possible.

    L’examinateur : – Alors qu’est-ce qu’on écrit ? L’Ofpra va vous envoyer des lettres. Vous voulez qu’on mette l’adresse de la paroisse ?

    Matilda : – Non, c’est pas possible.

    L’examinatrice (élevant la voix) : – Sans revenu, sans logement, vous dépendez entièrement d’une personne qui vous raconte n’importe quoi. Vous vivez sous son contrôle et on a l’impression que vous avez peur d’elle. C’est dangereux pour vous et pour votre fille. Ici, ça ne marche comme en Colombie. Vous avez des droits et vous pouvez demander à être protégée par la police si vous avez peur de quelqu’un. Nous, on peut vous aider.

    L’examinateur : – Est-ce que votre fille va à l’école ? C’est obligatoire.

    Matilda : – On a rendez-vous pour l’inscription la semaine prochaine.

    L’examinateur : – A l’école, il faudra donner l’adresse de l’enfant.

    Matilda : – Pour l’adresse, vous ne pouvez pas m’aider ?

    L’examinatrice sur un ton autoritaire : – Non, on ne peut pas. Vous aviez une adresse dans les Pays de Loire mais vous n’avez pas voulu y aller. Sans raison valable. Vous n’avez pas prévenu le Centre d’Accueil là-bas. C’est maintenant à vous de trouver une adresse. Quand vous en aurez trouvé une, vous l’écrirez dans le dossier ici, page 4. Il vous reste exactement dix jours.

    Matilda : – J’ai une adresse mail. On ne peut pas écrire juste l’adresse mail et le téléphone ?

    L’examinatrice : – Non, on ne peut pas et l’Ofpra n’acceptera pas d’enregistrer votre demande sans adresse postale. Je vais traduire votre récit en français et je vous l’envoie ce soir par mail. Il faudra l’imprimer, le signer et le mettre dans l’enveloppe avec le reste. Ensuite, vous allez à la poste et vous l’envoyez en recommandé. (L’examinateur lui tend un bordereau jaune.) Vous devez inscrire votre adresse à cet endroit. On ne peut pas faire mieux aujourd’hui. De toute façon, vous avez mon numéro de téléphone.

    L’examinateur glisse dans une grande enveloppe le dossier de demande d’asile, les photocopies des passeports, etc. Matilda salue et s’en va avec une mine perplexe en emportant l’enveloppe.

    Les examinateurs entre eux à voix basse : – Zut, ça ne sent pas bon cette histoire ! – Il faut qu’elle s’en aille de chez cette patronne. – Tu crois qu’elle est entre les mains d’une maffia ? – Ça se pourrait bien. – On fait quoi ? – Je ne sais pas. Je ne sais même pas si elle va déposer sa demande d’asile. – Pourquoi ? – Je crois qu’elle n’a pas dit à sa patronne qu’elle a déposé une demande d’asile. En tout cas, c’est pas demain qu’elle nous donnera son nom et son adresse. – Tu crois qu’elle est en danger ? – Oui. Si ça se trouve, c’est sa patronne qui a payé les visas et l’avion. – Ou quelqu’un d’autre. – On n’est même pas sûr que cette patronne existe. – Qu’est-ce qu’on peut faire ? – Je ne vois pas. A part signaler à la police qu’une enfant mineure est peut-être en danger. – Et on ne va pas le faire ? – Evidemment. Je vais tout de même demander conseil à S., il a plus d’expérience. – On se monte peut-être la tête avec nos hypothèses. A force d’entendre ces histoires atroces, ça déteint sur nous.


    July 26 to August 2

    From my window. Paris, July 2022.

    La Permanence 8. Malika.

    Même décor. C’est l’été. La lumière est filtrée par de lourds rideaux rouges. Les examinateurs s’éventent de temps en temps.

    Une Africaine longiligne s’approche de la table. Elle est vêtue d’un long voile noir qui la couvre jusqu’à ses pieds chaussés de tongs. Sous le voile noir, un autre plus clair enserre son visage très fin. Elle tient un nourrisson contre sa poitrine et, de temps en temps, entrebâille son voile pour lui donner le sein. Malika vient de Mauritanie.

    Malika : – L’avocat, j’appelle, il répond pas. C’est dans douze jours, la CNDA* (Cour nationale du droit d’asile), je sais pas quoi faire.

    Les examinateurs  en duo : – Il faut qu’on regarde ensemble la décision de rejet de l’OFPRA* (Office français des réfugiés et apatrides). (Ils lisent). A la suite de l’entretien, ils n’ont pas cru que vous avez subi un mariage forcé. Ils n’ont pas cru aux violences de votre mari. Ils croient plutôt que vous êtes partie parce qu’il a pris une seconde épouse. Ils rejettent tout ce que vous avez dit.

    Malika : – Mais j’ai dit la vérité !

    L’examinateur : – Quand votre père vous a annoncé que vous alliez être mariée avec votre cousin Soleiman, qu’est-ce que vous avez dit ? Comment vous avez réagi ?

    Malika : – J’ai rien dit. La fille doit obéir. Une fille qui n’obéit pas, c’est le déshonneur. C’était décidé, mon mariage, depuis que j’avais 5 ans. Mon père et mon oncle étaient d’accord.

    L’examinateur : – Pourquoi vous ne vouliez pas épouser votre cousin Soleiman ?

    Malika : – J’ai jamais voulu. Il fait rien, on l’envoie chercher du bois pour la cuisine, c’est tout. Il n’est pas beau, je l’aime pas, je l’ai jamais aimé.

    L’examinateur :  – Il est plus vieux que vous ?

    Malika : – Un peu. Dix ou douze ans je crois. Il sait pas lire. Il ne sait rien, il gagne pas d’argent, les autres cousins, ils font du commerce, lui rien, il est juste là à rien faire, c’est les autres qui rapportent l’argent.

    L’examinateur : – Avant votre mariage, vous alliez à l’école ?

    Malika : – Oui, j’ai fini la primaire. Après, je voulais étudier pour être infirmière ou aide-soignante.

    L’examinateur : – Votre mari ne vous a pas permis de continuer ?

    Malika : – Quand on se marie, on quitte l’école. Mais c’est pas lui qui commande, c’est sa maman. Elle me déteste.

    L’examinatrice : – A l’OFPRA, on vous a demandé de décrire la cérémonie de mariage et de raconter ce qui s’est passé après. Vous n’avez rien répondu.

    Malika : – Il y a pas eu de mariage. On m’a lavée, habillée et on m’a mis un tissu blanc sur la figure, devant les yeux, je voyais rien. Et puis, on m’a poussée dans une petite maison que je connaissais pas. Il y avait une seule chambre. On reste enfermés. Tous les deux ensemble. On n’a pas le droit de sortir. Il y a une vieille qui surveille. Elle apporte la nourriture devant la porte. On sort seulement quand il y a la tache de sang sur le linge blanc.

    L’examinatrice : – Votre mari a été brutal ?

    Malika : – Pas brutal, il voulait pas me faire du mal. Il m’aimait, moi, je l’aime pas. Je lui ai dit depuis le début. Chaque fois qu’il approchait de moi sur le lit, je me levais et j’allais dans un autre coin.

    L’examinateur : – Comment ça se passe si le tissu n’est pas rouge. ?

    Malika : – C’est le déshonneur. Après huit jours, des femmes entrent dans la chambre, elles attachent les mains et les pieds au lit. Comme ça (elle écarte les bras), les jambes sont écartées, alors elles coupent avec un rasoir. (Les deux examinateurs se regardent. Long silence.)

    L’examinatrice : – Vous avez subi ça ?

    Malika : – Non, après cinq jours, on l’a fait. On a décidé tous les deux. Pour ne pas avoir le déshonneur.

    L’examinateur (d’une voix assourdie) : – Et après ? À l’OFPRA, on vous a demandé comment ça s’est passé après et vous n’avez rien répondu.

    Malika : – C’est difficile à répondre. L’interprète, c’était un homme, j’arrivais pas à expliquer. Après, j’entre dans la maison de mon mari et là, tout de suite, il me pousse et il m’enferme dans une chambre. Pendant un mois, j’ai pas le droit de sortir. Jamais. Même pas dans la cour. Je mange dans la chambre.

    L’examinatrice : – Lui, il a le droit de sortir ?

    Malika : –  Lui, il vient, il me force, il sort. Tous les jours, le matin et le soir, quand il a envie.

    L’examinatrice : – Vous étiez juste un objet sexuel, c’est ça ? (Malika ne comprend pas bien. Elle donne le sein à son bébé.)

    Malika : – Après, j’étais enceinte.

    L’examinatrice : – On voit dans le dossier que votre premier enfant est né 10 mois après votre mariage et le deuxième plusieurs années plus tard. 2010 et 2016. Six ans. C’est beaucoup. Vous preniez la pilule ?

    Malika : – Il y a pas de pilules au village.  Une vieille m’a donné une soupe. J’ai pris la soupe tous les soirs avant d’aller au lit. Elle était cachée sous le lit.

    L’examinatrice :  – Vous avez fait des fausses couches ? (Silence. Malika ne comprend pas bien.) Vous avez perdu des bébés que vous attendiez ?

    Malika : – Non, rien, il a a rien eu de spécial… Une fois.

    L’examinateur : – À l’OFPRA, vous avez dit que votre mari était violent avec vous, qu’il vous battait. Ils trouvent que vos réponses sont vagues et confuses. Il vous battait ? Comment ça se passait ?

    Malika : – Il y avait toujours des disputes. Je devais remonter 3 seaux d’eau pour la mère de mon mari et aussi pour ses deux sœurs. Moi, j’ai dit oui pour la maman, c’était obligé, mais non aux sœurs. J’ai dit que je ne laverais jamais le linge de mon mari. Jamais ! Alors la maman disait à mon mari, il faut la corriger. Il me battait un peu, il faisait pas trop mal. Un jour, il a trouvé la casserole de soupe sous le lit. Là, il m’a vraiment battue, fort et devant tout le monde. Il m’a attachée comme ça et il a frappé avec un gros cordage. Comme ça ! (Elle montre ses épaules, son dos, ses cuisses.)

    L’examinatrice :  – Pourquoi vous ne vouliez pas d’enfants ?

    Malika : – Pour la répudiation. Si t’as pas d’enfants, le mari te répudie. C’est le seul moyen de sortir de la maison. Mais un jour, il a vu la soupe sous le lit, il m’a battue terriblement, je suis restée enfermée tout un mois, j’étais malade, il m’a forcée tous les jours en me battant et là j’ai été enceinte.

    L’examinatrice : – Vous aimiez quelqu’un d’autre ?

    Malika : – Oui, un peu, un peu, il y avait un garçon, on s’est vus au marché, il m’envoyait des messages et des photos sur Facebook.

    L’examinateur : – Avez-vous décidé de vous enfuir à cause de ce jeune homme ?

    Malika  : – Non,  après, après. (Elle rit). C’est quand mon mari a pris une deuxième femme. J’étais pas jalouse, je voulais juste partir. Depuis le début, je voulais partir.

    L’examinateur : – Vous avez dû laisser vos enfants derrière vous. C’était une décision difficile ?

    Malika : – J’avais pas le choix. Il fallait partir. Autrement, j’allais mourir.

    L’examinateur : – Vous avez des nouvelles des enfants ?

    Malika : – Un peu. Je parle avec ma mère. Ils vont bien.

    L’examinateur : – Vous venez d’avoir un nouveau bébé. Le papa, vous l’aimez ?

    Malika : – Oh oui ! Il est très gentil.

    L’examinateur : – C’est vous qui l’avez choisi ? Comment l’avez-vous rencontré ?

    Malika : – On s’est rencontrés dans un camp en Italie , on s’est aimés tout de suite.

    Les examinateurs, en duo : – On va préparer une lettre que vous donnerez à votre avocat. Il faudrait qu’il change ses arguments pour mieux vous défendre. Votre mari vous aimait et n’a jamais voulu vous faire vraiment de mal. Les violences, ce n’est pas pour ça que vous êtes partie. Depuis le premier jour, vous lui avez dit que vous ne l’aimiez pas, vous avez refusé de laver son linge, c’est très symbolique, et vous avez refusé de lui donner des enfants en espérant être répudiée, c’est le plus important.

    Malika : – Mais qu’est-ce qu’il faut dire au tribunal ?

    L’examinateur : – Dites la vérité. Mon mari n’était pas méchant mais je ne voulais pas vivre comme une esclave, je voulais être libre.

    L’examinatrice : – Vous ne vouliez pas être violée chaque jour, vous ne vouliez pas être obligée de faire des enfants,  vous ne vouliez pas être l’esclave de votre belle-famille.

    L’examinateur : – Vous êtes venue en bateau par la Libye ?

    Malika : – Le Zodiac. J’ai eu très peur. Il y a des enfants qui sont tombés dans l’eau. Après, sur le bateau italien, ça allait. Vous croyez que je vais avoir des papiers ?

    L’examinatrice : – Avec un peu de chance, la CNDA comprendra que vous ne vouliez pas rester dans l’esclavage.


    July 12 to July 19

    From my window, Paris, July 2022.

    Permanence 7. Gloria.

    Deux examinateurs, des demandeurs d’asile, une table rectangulaire, des chaises en plastique vert. Au loin, le brouhaha venu des autres tables où se déroulent des entretiens identiques, des galopades d’enfants, des pleurs de bébé, des sonneries de téléphone.

    Une jeune femme africaine s’approche. De longues tresses colorées rouges, roses, jaunes lui tombent au bas du dos. Son nom : Gloria.

    Les deux examinateurs (en duo, ton mécanique) : – Bonjour, asseyez-vous, quel est votre problème ?

    Gloria : – In English, please. (Elle sort une lettre de son sac à main.)

    L’examinatrice en anglais (la suite du dialogue est en anglais sauf les a parte entre les examinateurs) : – Le tribunal a rejeté définitivement votre demande d’asile.

    Gloria : – Qu’est-ce que je dois faire ?

    Long silence. Les examinateurs lisent rapidement les quatre pages du jugement.

    L’examinateur : Vous avez dit à l’Ofpra que votre famille vous a chassée parce que vous étiez enceinte. Ensuite, vous avez été hébergée chez une amie et vous avez peu à peu découvert qu’elle était homosexuelle. Vous vous êtes sentie en danger et vous avez décidé de quitter le pays. Votre amie vous a mise en relation avec une personne qui aide à partir en l’Europe. Le tribunal ne discute pas en détail cette première partie de votre récit. Le seul problème, c’est que des dizaines de jeunes femmes nigérianes racontent exactement la même histoire, mot pour mot. A partir de là, le tribunal écrit que votre récit est stéréotypé, c’est-à-dire que vous avez recopié un modèle de récit. C’est comme ça que ça s’est passé ?

    Gloria fait oui de la tête.

    L’examinatrice : – Le tribunal a bien compris que vous êtes exploitée par un réseau criminel qui vous oblige à vous prostituer. Mais pour obtenir le statut de réfugiée, il faut d’abord rompre tout lien avec ceux qui vous exploitent, sortir de la prostitution. Et là, vous n’avez pas convaincu.

    Gloria fait signe qu’elle ne comprend pas bien.

    L’examinatrice : – En ce moment, vous vous prostituez ?

    Gloria : – Un peu, un peu.

    L’examinateur : – Tout ce que vous gagnez, vous le donnez à une « Maman » ?

    Gloria fait oui de la tête.

    L’examinatrice : – Le tribunal sait bien que vous êtes la victime d’un réseau de trafic d’êtres humain, vous êtes une victime, mais si accorde un statut de réfugié, cela ne changera pas beaucoup votre condition. Même en situation régulière en France, vous continuerez à donner tout votre argent à la « Maman », c’est-à-dire au réseau.

    L’examinateur : – Pendant le voyage, vous avez été obligée de vous prostituer ?

    Gloria : – En Libye et aussi en Italie.

    L’examinateur : – A votre arrivée en France, la « Maman » vous a fait déposer une demande d’asile. Après, vous avez fait toutes les démarches administratives comme on vous l’a dit, vous avez recopié le récit, vous l’avez appris par cœur et vous avez été obligée de reverser toutes les allocations sociales à la « Maman » pour son « aide ». C’est bien ça ?

    Gloria fait oui de la tête.

    L’examinateur : – La « Maman » et les autres gagnent beaucoup d’argent grâce à vous. Même si un jour vous êtes expulsée au Nigeria, ils auront fait une très bonne affaire. Vous aurez été leur esclave en France pendant un ou deux ans.

    L’examinatrice , apitoyée: – Vous êtes une victime, vous avez besoin d’être protégée. Ce n’est pas juste.

    Gloria : – Qu’est-ce que je dois faire ?

    L’examinatrice : – Les prostituées nigérianes qu’on voit ici viennent toutes de l’État d’Edo. Elles nous ont parlé du “ju-ju” C’est quoi exactement le “ju-ju”?

    Gloria : – C’est la promesse. J’ai donné ma parole, obéir à la Maman, faire tout ce qu’elle me dira. Si je désobéis au ju-ju, c’est le malheur sur moi et toute ma famille.

    L’examinateur : – Mais le ju-ju, c’est quoi, une cérémonie rituelle ? Un fétiche ?

    L’examinatrice : – C’est fait avec des ongles, des cheveux et du sang, je crois.

    Gloria fait oui de la tête.

    L’examinatrice : – Vous devez rembourser l’argent pour le passeport, le voyage, les papiers ? C’est combien ?

    Gloria : – Je ne sais pas.

    L’examinatrice : – A peu près combien ?

    Gloria : – 70 000 je crois.

    L’examinatrice : – 70 000 euros ?

    Gloria fait oui de la tête.

    L’examinateur : – Pour un faux passeport, un visa et un billet d’avion, c’est très cher ! Pour rembourser, il vous faudra combien d’années ?

    Gloria (presque inaudible) : – Je ne sais pas.

    L’examinatrice : – Toute la vie !… Vous ne finirez jamais de payer, vous le savez bien. Vous travaillez dans quel quartier ?

    Gloria : – Château-Rouge.

    L’examinateur (en aparte à l’examinatrice ) : – La fille nigériane qu’on a vue la semaine dernière, elle travaillait aussi à Château-Rouge. Elles ont dû se passer le mot.

    L’examinatrice (en aparte à l’examinateur) :  – Ou bien, c’est la “Maman” qui nous les envoie. (à Gloria) Aujourd’hui, on ne peut faire qu’une seule chose pour vous, une toute petite chose. On va vous donner l’adresse d’une association qui aide les femmes à sortir de la prostitution.

    L’examinateur : – Attendez, je vérifie l’adresse. C’est là. (Tendant un papier) C’est ouvert cet après-midi. En métro, 50 minutes. Bonne chance.

    Gloria sort.

    Les examinateurs entre eux : La maffia nigériane connaît sûrement cette adresse. – Ils ont peut-être des mecs qui planquent devant et punissent les filles qui poussent la porte. – On est complètement impuissants. – On est nuls. – Viens, on va se boire un café et fumer une clope.


    June 21 to June 28

    16-19 juin 2022, Bourg Argental, France

    En chair et en os

    Il fait chaud on étouffe descendons au ruisseau

    les pieds dans l’eau glacée

    le cul

    ça gêne quelqu’un si j’enlève mon soutif

    je vais chercher mon maillot de bains je ne me sens pas prête à me montrer nue demain peut-être

    je reste en slip et soutien-gorge

    j’ai un slip noir et un soutien-gorge blanc dépareillé

    je n’ai jamais porté de soutien-gorge pas besoin

    sans soutien-gorge mes seins me tomberaient sous la ceinture

    vive les nichons à rebonds vive les lolos dans le dos vive les nénés privés

    les médecins ont de la considération pour mes seins considérables

    il n’y en a pas à ma taille dans le commerce

    avant l’opération j’étais E 100

    allons donc tu faisais au moins un E 110 je t’ai serrée dans mes bras

    j’ai des seins tout neufs D 95 je sens un vide devant

    ils ont prélevé de la chair là sur le ventre et là sur la cuisse maintenant ça ne fait plus mal ou alors rarement

    l’échancrure au milieu ils l’ont vraiment réussie je trouve

    des seins sans tétons ça fait bizarre

    la ménopause j’ai pris vingt kilos

    on étouffe à l’intérieur descendons au ruisseau

    j’ai mal au dos souvent  mal au dos je suis grande

    je vais te masser le dos avec de l’huile

    de l’huile d’olive

    du beurre

    j’ai un pain gras pour le corps qui vient de Tchéquie

    après l’accouchement il m’a fallu du temps pour retrouver mon corps mes sensations au moins trois ans

    on étouffe à l’intérieur descendons au ruisseau

    tu mets les mains sur les épaules et tu relèves les coudes cinq fois en avant et cinq fois sur les côtés comme ça

    le menton rentré le ventre serré

    après tu croises les bras dans le dos cinq fois lentement

    toujours le menton rentré le ventre serré

    tu appuies tes mains à plat contre le mur et tu remontes doucement les doigts en gardant les talons fixés au sol comme ça

    doucement lentement en te concentrant sur le mouvement

    trois fois par jour

    au bout de quinze jours tu pourras passer aux exercices avec la bande élastique

    on étouffe à l’intérieur descendons au ruisseau

    je suis sans gluten

    je suis sans croûtons

    j’aime le pastis au sirop d’orgeat

    j’aime l’odeur mais pas le goût

    j’aime les radis qui piquent

    ma mère ouvrait la pointe en quatre et y enfonçait au milieu une noisette de beurre après on la plongeait dans le sel

    j’aime l’odeur du pain français

    j’aime les pistaches

    j’aime la pasta nera

    d’habitude je n’aime pas les raisins secs mais ceux-là les dorés je les aime

    l’été je ne mets plus que des robes ça laisse passer l’air

    je me suis mise en pantalons je vais aller interviewer des hommes tu imagines en robe

    les taches sur ma peau les marques grises c’est le soleil le bronzage trop de bains de soleil

    tu as le visage caramel

    je n’ai pas le teint irlandais

    attention aux orties

    attention aux vipères

    on glisse sur les cailloux

    je ne crains pas l’eau froide

    l’été je ne sors pas sans chapeau

    pas besoin de chapeau j’ai beaucoup de cheveux

    on étouffe à l’intérieur descendons au ruisseau


    June 7 to June 14

    From my window, Paris, June 2022.

    La permanence 6.1

    Même décor. Deux examinateurs. Sur des bancs, attendant, des Africains, hommes seuls, femmes seules ou avec enfants dans des poussettes.

    1. Entre une dame africaine plantureuse, cheveux courts défrisés teints en blond. Maïmouna.

    Maïmouna : – C’est à cause de la convocation. C’est le tribunal.

    Les examinateurs (chaussant leurs lunettes, en duo) : – Annulation de la filiation. Vous avez eu un enfant en 2018, un garçon. Monsieur Alfa Kazo, de nationalité française, a reconnu l’enfant. Un mois plus tard, il a reconnu un autre enfant. Il est accusé de « reconnaissance frauduleuse de paternité. » Le juge demande l’annulation de la reconnaissance de paternité de votre fils.

    Maïmouna : – C’est quoi ?

    L’examinateur : – M. Kazo est accusé d’avoir menti. Ce n’est pas le vrai père.

    Maïmouna : – Mais si, c’est lui, le père.

    L’examinateur : – Quand on l’a interrogé sur vous, il a déformé votre nom. On lui a demandé des détails sur votre relation, il a été très flou. Vous avez vécu ensemble ?

    Maïmouna : – Non, on s’est connus juste comme ça.

    L’examinateur : – Si le juge annule la reconnaissance de paternité, votre fils n’est plus français et vous, vous n’êtes plus mère d’un enfant français, votre titre de séjour est annulé, vous vous retrouvez sans papiers. Mais c’est M. Kazo qui est poursuivi par la justice, pas vous, vous êtes juste convoquée comme témoin.

    L’examinatrice : – Lui, il risque d’être condamné pour fraude et pour trafic. Est-ce que vous lui avez donné de l’argent ?

    La dame : – Je lui ai rien donné, j’ai pas d’argent.

    L’examinatrice : – Au tribunal, on va vous demander comment vous avez rencontré ce monsieur. Comment ça s’est passé ?

    Maïmouna : – On a dansé. C’était dans une boîte. À Paris. Voilà.

    L’examinatrice : – Et puis après ?

    La dame : – Après…

    L’examinatrice : – Vous vous êtes revus ? Vous êtes sortis ensemble ?

    Maïmouna : – Non, c’était juste une fois.

    L’examinatrice (avec un soupir) : – Vous pouvez nous montrer le certificat de naissance ?

    Maïmouna remue une grande quantité de papiers ; certains tombent par terre.  Elle tire de la pile un papier plié en quatre : – C’est celui-là ?

    Les examinateurs (en duo) : – Regardez, vous avez accouché en mars 2018, à Reims. M. Alfa Kazo a reconnu l’enfant par anticipation, en décembre 2017. Qu’est-ce que vous allez dire au tribunal ? On est sortis en boîte et puis, un jour, je constate que je suis enceinte, je l’appelle, je lui dis c’est toi le père, il vous croit sans discuter. Donc, ce monsieur prend le train et court à la mairie de Reims reconnaître l’enfant. Mais il ne se souvient pas bien de votre nom. Ça ne va pas marcher.

    Maïmouna : – Qu’est-ce que je dois dire ? J’ai la convocation.

    Les examinateurs (en duo) : – Le mieux c’est de rester chez vous. N’y allez pas. C’est lui qui a commis un délit. Vous, on ne vous accuse de rien. C’est à lui de se débrouiller devant le juge. Il y a une autre mère. Si elle aussi, elle est sans papiers, ça va être compliqué pour lui. Ça ne va rien vous rapporter d’aller au tribunal. Seulement des ennuis en plus.

    Maïmouna : – Je suis obligée, il y a la convocation.

    Les examinateurs en duo : – Soyez tranquille, personne ne viendra pas vous arrêter à domicile. Il n’y a même pas besoin d’envoyer un certificat médical.

    Maïmouna : – Alors, comment je fais pour les papiers ?

    Les examinateurs en chœur : – On en reparlera une autre fois. Il y a encore beaucoup de gens qui attendent à côté.

    Maïmouna repart en fourrant rapidement dans son sac tous les papiers épars sur la table.

    La permanence 6.2

    Entre une jeune Africaine, menue, vêtue d’une petite robe d’été élégante. Aïssa.

    Aïssa : – On m’a donné la convocation pour aller à l’aéroport. Est-ce que je suis obligée d’aller en Italie ? Je suis malade.

    L’examinateur : – Vous avez laissé vos empreintes en Italie. Vous êtes en procédure Dublin. Depuis quelle date ? (Aïssa ne comprend pas bien.) On va vérifier avec l’arrêté de transfert. Vous l’avez ? (Aïssa tire un papier d’un classeur en plastique.) Non, ça, c’est l’assignation à résidence. (Autre papier.) Oui, c’est ça. Tiens, vous habitiez à Bordeaux à cette époque. C’est la préfecture de Bordeaux. (Lisant à voix haute.) « Considérant que … Considérant que… Considérant que… » Ah voilà ! « Les autorités italiennes ont accepté explicitement leur responsabilité le 1er juin 2021. » Vous avez été convoquée à l’aéroport l’an dernier et vous n’y êtes pas allée, c’est ça ?

    Aïssa : – J’étais malade. L’assistante sociale m’a dit de demander le séjour pour soins.

    L’examinateur : – On va en reparler après. Commençons par Dublin. Le jour où vous deviez partir en Italie, vous n’avez pas envoyé de certificat médical ?

    Aïssa : – Non, j’étais malade.

    L’examinateur : – A partir de là, on vous a immédiatement supprimé votre allocation. (Aïssa fait oui de la tête.) La préfecture vous a placée « en fuite. » (Aïssa fait signe qu’elle ne comprend pas.) « En fuite » : vous êtes en situation irrégulière en France. L’Italie est responsable de vous pendant 18 mois. Après, c’est la France. Donc, le 2 décembre 2022, si vous êtes toujours ici, vous aurez le droit de déposer votre demande d’asile en France et pas en Italie.

    Aïssa : – Est-ce que je dois aller en Italie ? J’ai la convocation. C’est écrit 25 juin.

    L’examinatrice : – Ça ne vous servira à rien. Sauf si vous voulez prendre l’avion gratuitement pour aller en Italie. Vous avez un copain là-bas ? (Aïssa fait vigoureusement signe que non.) Il faut qu’on parle de votre santé ? Vous êtes suivie à l’hôpital ? (Aïssa ne comprend pas bien.) Vous allez régulièrement à l’hôpital ?

    Aïssa (baissant la voix) : – C’est, c’est … pour les médicaments, c’est… VIH. (Elle sort de son sac une ordonnance.)

    L’examinatrice : – Vous êtes malade depuis longtemps ?

    Aïssa : – Je ne sais pas. En Libye, j’étais assez malade. C’est peut-être mon mari, il va avec beaucoup de femmes. En Italie, j’étais malade.

    L’examinatrice : – Vous avez été testée positive en Italie ?

    Aïssa : – Non, c’est ici, en France. J’ai été à l’hôpital. Ils m’ont donné l’ordonnance pour six mois.

    L’examinateur (regardant l’ordonnance) : – On obtient un titre de séjour pour soins seulement si la maladie ne peut pas être traitée dans votre pays. Là, je vois, vous venez de Côte d’Ivoire. Je crois qu’en Côte d’Ivoire, on peut avoir ces médicaments. Les vrais, pas trafiqués, je ne sais pas combien ils coûtent mais, du moment que le traitement existe dans votre pays, on vous refuse un titre de séjour pour le motif de la maladie.

    L’examinatrice : – Et pour l’asile, vous avez quels motifs ? (Aïssa comprend mal.) Pourquoi vous voulez demander l’asile ?

    Aïssa : – C’est un mariage forcé, j’étais battue, il me forçait et moi, je ne voulais pas, j’étais battue.

    L’examinatrice : – Vous êtes restée mariée longtemps ? Vous avez eu des enfants avec votre mari ?

    Aïssa : – Il y a eu deux enfants. (Long silence.) Ils sont au pays. (Silence.) La fille, elle a 7 ans et le fils, il a 4 ans.

    L’examinatrice : – Quand vous vous êtes enfuie, vous êtes passée par quel pays ? Avant l’Italie ?

    Aïssa : – La Libye. C’est très dur, la Libye.

    L’examinatrice : – Vous avez été victime de violences, on vous a forcée  à vous prostituer ?

    Aïssa : – Non, j’étais dans une famille, je travaillais dans une maison, je recevais pas d’argent.

    L’examinatrice : – Vous étiez aussi exploitée sexuellement ? (Aïssa fait signe que oui.) Le père de famille ?

    Aïssa : – Lui et les autres.

    L’examinatrice : – On est désolés de vous poser toutes ces questions. Il faudra qu’on en reparle en décembre.

    L’examinateur : – Vous habitez où en ce moment ?

    Aïssa : – Dans une famille. J’ai la chambre et la nourriture. Je travaille dans la maison mais j’ai pas de salaire.

    L’examinateur : – Comment vous êtes traitée ? Il y a des abus sexuels ? des mauvais traitements ?

    Aïssa : – Non, c’est normal.

    L’examinateur : – Vous avez des jours de repos ?

    Aïssa : – Pas trop.

    Les examinateurs en duo : – Si vous vous sentez en danger, venez tout de suite nous voir. On vous attend en décembre. D’ici là, surtout, ne bougez pas et soignez-vous.

    Aïssa disparaît après un salut silencieux.

    Les examinateurs entre eux, vite : – La demande pour soins, ça peut court-circuiter l’asile ? – Tout est possible en ce bas-monde. – Tu crois qu’ils peuvent lui refuser la procédure normale ? – En décembre ? Tu sais où on en sera en décembre ? – Au moins, on aura pas Le Pen ! – Rions, rions !


    May 31 to June 6

    Hélène Cuenat (1930-2022)

    [English below]

    Libre

    Celle que nous avons portée en terre mercredi dernier au cimetière de Montmartre avait perdu la mémoire depuis longtemps. Elle ne reconnaissait plus les visages familiers. Peut-être se rappelait-elle confusément qui elle avait été, Hélène Cuenat. Dans le caveau reposait déjà sa fille Michèle. Un drapeau algérien glissé sur le cercueil a d’un coup réveillé les souvenirs. On enterrait en toute discrétion une communiste française héroïne de la guerre d’indépendance algérienne. Des collègues et camarades sidérurgistes algériens, des collègues et camarades français du Conservatoire des Arts et métiers, une poignée de proches ont prononcé quelques mots sobres, pudiques.

    La rencontre avec Jeanson. Elle était arrivée en retard. Elle s’était perdue rue du Cherche-Midi. Rue du Cherche-Midi, on se perd, on se trouve. Qu’est-ce qu’il me trouve ? Je ne suis rien, un trou. On a de faux papiers, on change de planques, on est en 1957 ou en 1942 ? Les flics torturent au commissariat du 13eme, comme sous l’Occupation. « Ici, on tue les Algériens. »

    Elle compte les billets, les fourre dans une valise, planque la valise. Quelqu’un doit venir la prendre, l’emporter en Suisse. Elle le reconnaîtra. La vitre de la clinique est opaque, et si c’était un piège ? Jeanson est là mais absent, insaisissable, sauf quand il est en moi. M’a-t-il aimée ? Comme d’autres, ni plus, ni moins. Il aimait la vie. J’ai aimé à en mourir.  La mort n’éblouit pas les yeux des partisans.  J’aurais dû naître dix ans plus tôt.

    Le tribunal militaire est rue du Cherche-midi, midi toujours introuvable au cadran de la vie. Hélène plaide coupable. Un prisonnier politique plaide toujours coupable. Septembre 1960, on juge le réseau Jeanson en l’absence de son chef, en fuite. Dans les bras d’une autre, forcément. Hélène a la parole, elle lit un texte de lui. Piteuse. Elle s’en tire avec dix ans de prison ferme. Français et Algériens, pour une fois dans le même box, s’embrassent. Sans Francis, qui suis-je ? Où serais-je à cette heure ? Perdue dans une salle de classe glaciale, petite prof de français s’égosillant devant des apprentis tourneurs. Mais je serais avec ma fille qui m’attend, qui m’attendra encore longtemps.

    Elle marche sur des tessons de verre. Ses pieds saignent. Elle court sur la crête du mur d’enceinte, sous les feux croisés des projecteurs de la prison et des réverbères de la rue de la Roquette. Quatre mètres au-dessous, c’est Paris. Depuis un an, elle regarde les immeubles d’en face à travers les barreaux. 24 avril 1961, cette date, elle ne peut l’oublier, c’est sa deuxième naissance.

    Deux copines la suivent. Les trois à l’arrière ont disparu dans l’obscurité de la cour. Elle a aperçu Didar faisant un geste qui disait “trop risqué, nous, on remonte dans nos cellules”. Tant pis. Elles ont poursuivi leur cavale à trois. Hélène n’avait pas compris le geste, c’était “attendez-nous”. Par chance, les trois autres se sont débrouillées de leur côté. Et si elles avaient échoué ? Ça s’appelle un abandon, Hélène veut toujours appeler les choses par leur nom, un abandon, mais les mots s’échappent les uns après les autres.

    Michèle entre par une porte latérale, la porte verte. Toute endimanchée. On ne lui a pas dit « ta maman est en prison ». L’enfant fait comme si elle ne savait pas. La bonne sœur en cornette la prend par la main. Nous sommes dans un grand bureau vide, pas dans un parloir, j’en suis sûre, il n’y a pas de vitre entre nous, elle est sur mes genoux, je lui ai fait une poupée, une copine s’est coupé une mèche de cheveux, je l’ai collée de travers, la poupée est un peu ratée mais Michèle applaudit, ma fille comprend tout. Plus tard, elle m’a comprise. Elle mourait, je lui tenais la main, nous nous comprenions. La liberté, ceux qui ne comprennent pas ça… A bout de souffle. La liberté se paie cher quand on est une femme. Hélène ne regarde pas à la dépense. Elle ne pouvait pas faire autrement. C’est ce qu’elle répond quand on lui demande pourquoi. Pourquoi le divorce, pourquoi les amants, pourquoi la clandestinité, pourquoi la prison, pourquoi l’évasion. Je ne pouvais pas ne pas…

    Et pourquoi l’Algérie ? Parce qu’il fallait montrer aux Algériens un autre visage de la France, fraternel. Parce qu’il fallait montrer l’exemple aux Français, nul n’est obligé d’être un salaud. Parce qu’il fallait se projeter au-delà de la guerre, après. Quand tout sera fini, plus tard… Par amour de la France, de 1789, de Stendhal. Hélène s’embrouille. Elle a aimé l’Algérie d’après 1962, libre, égale, fraternelle, l’Algérie debout. Où sont-ils les frères d’autrefois, ceux à qui l’on procurait planques et faux-papiers ? Sous la terre de France ? Sous le sable d’Algérie ? Honorés ? Oubliés ? Mes sœurs de la Petite Roquette sont à côté de moi, toutes, même si j’ai oublié leurs noms.

    Dans La Porte verte (éditions Bouchêne), un livre publié en 2001, quarante ans après l’évasion, Hélène Cuenat écrit :

    « Il n’y avait parmi nous ni homme, ni femme autoritaire : le projet aurait échoué. Dans un espace aussi restreint, hors de la vie sociale instituée, celle qui se serait arrogé un pouvoir de chef n’aurait pas été acceptée, devenant immanquablement source de conflit et d’échec. Nous avons fonctionné en prenant à chaque pas  l’accord des autres, une autre, deux autres, toutes les autres […]. Un chef impose, initie, force le passage, il n’y a pas eu de chef parmi nous. Heureusement que le projet a réussi sinon nous aurions lamentablement fait la preuve, qui arrange presque tout le monde, que sans chef, on ne peut pas réussir. » (page 138).


    Free

    The one we laid to rest last Wednesday in the Montmartre cemetery had long since lost her memory. She no longer recognised familiar faces. Perhaps she remembered confusedly who she had been, Hélène Cuenat. Her daughter Michèle was already buried in the vault. An Algerian flag slipped over the coffin suddenly awakened the memories. A French communist heroine of the Algerian war of independence was being buried in all discretion. Algerian colleagues and fellow steelworkers from 1962 and later, French colleagues and comrades from the Conservatoire des Arts et Métiers, and a handful of relatives said a few sober, modest words.

    The meeting with Jeanson. She had arrived late. She had gotten lost on Rue du Cherche-Midi. Rue du Cherche-Midi, you get lost, you find yourself. What does he find in me? I am nothing, a hole. We have forged papers, we change hideouts, is this 1957 or 1942? The cops torture in the 13th district police station, as they did during the Occupation. “Here, Algerians are being killed.” She counted the banknotes, stuffed them into a suitcase, stashed the suitcase. Someone was to come and take it away to Switzerland. She would recognise him. The window of the clinic is opaque, what if it’s a trap? Jeanson was there, but elusive, except when inside me. Did he love me? Like other women, no more, no less. He loved life. I loved it to death.  Death does not dazzle the eyes of the partisans.* [From Aragon’s famous poem The red poster].  I should have been born ten years earlier.

    She walked on shards of bottles. Her feet were bleeding. She was running on the crest of the perimeter wall, under the crossfire of the prison’s spotlights and the streetlights of the Rue de la Roquette. Four metres below was Paris. For a year on, she had been looking at the buildings opposite through the bars. 24 April 1961, this date she cannot forget, it is her second birth. Two of her friends were following her. The three at the back had disappeared into the darkness of the courtyard. She saw Didar making a gesture that said “too risky, we’re going back to our cells”. So sad. The three of them continued their run. Hélène had not understood the gesture, it was “wait for us”. Luckily, the other three managed on their own. What if they had failed? It’s called abandonment, Hélène always wants to call things by their name, abandonment, but the words slip out one after the other.

    The military tribunal was in the rue du Cherche-Midi, the untraceable midi on the dial of life. Hélène pleaded guilty. A political prisoner always pleads guilty. In September 1960, the Jeanson network was tried in the absence of its leader, on the run. In the arms of another one, of course. Hélène had the floor, she read a text by him. Pitiful. She got away with ten years in prison. French and Algerians, for once in the same box, embraced. Without Francis, who am I? Where would I be at this hour? Lost in a cold classroom, a little French teacher shouting at apprentice turners. But I would be with my daughter who is waiting for me, who will wait for me for a long time to come.

    Michele used to enter through a side door, the green door. Always in her Sunday best. She had not been told “your mum is in prison”. She acted as if she didn’t know. The nun in cornet wimple used to take her by the hand.  We were in a big empty office, not in a visiting room, I’m sure, there was no glass between us, she was on my lap, I had made her a doll, a friend of mine had cut a lock of hair, I had glued it askew, the doll was a bit messed up but Michèle applauded, my daughter understood everything. Later, she understood me. She was dying, I was holding her hand, we understood each other. Freedom, those who don’t understand that… A bout de souffle. Freedom is expensive when you’re a woman. Hélène didn’t spare any expense. She couldn’t do it any differently. That’s what she used to say when you asked her why. Why the divorce, why the lovers, why the hiding, why the prison, why the escape. I couldn’t not do it…

    And why Algeria? Because it was necessary to show the Algerians another face of France, a fraternal one. Because it was necessary to show the French an example, no one is obliged to be a bastard. Because it was necessary to project ourselves beyond the war, afterwards. When all will be over, later (From Aragon’s famous poem The red poster). For love of France, of 1789, of Stendhal. Hélène is confused. She loved the Algeria after 1962, free, equal, fraternal, a standing Algeria. Where are the brothers of the old days, those who were provided with safe havens and forged papers? Under the soil of France? Under the sand of Algeria? Honoured? Forgotten? My sisters from the Petite Roquette are next to me, all of them, even if I have forgotten their names.

    In La Porte verte (éditions Bouchêne), a book published in 2001 (not translated), forty years after the prison break, Hélène Cuenat writes:

    “There was no man, no authoritarian woman among us: the project would have failed. In such a restricted space, outside the established social life, anyone who would have arrogated to herself the power of a leader would not have been accepted, inevitably becoming a source of conflict and failure. We have functioned by taking at every step the agreement of others, another, two others, all the others […]. A leader imposes, initiates, forces the passage, there was no leader among us. Fortunately the project succeeded, otherwise we would have lamentably demonstrated, which suits almost everyone, that without a leader, one cannot succeed”.


    May 10 to May 17

    From my window 2, Paris, May 2022.

    [English below]

    La permanence 5.1

    Même décor. Changement de saison. Le printemps est arrivé. Les deux examinateurs portent des vêtements plus légers et ont renoncé aux masques chirurgicaux.

    Entrent deux hommes, un jeune Noir costaud en tenue de sport et un Blanc, cheveux et barbe grisonnants.

    L’examinateur : – Lequel de vous deux a un problème ?

    Le vieux Blanc : – C’est lui mais il parle anglais.

    L’examinatrice : – C’est gentil de l’accompagner mais on n’a pas besoin d’interprète. Vous êtes amis ?

    Le vieux Blanc : – Amis comme ça. Lui, il est du Nigéria, moi de la Colombie,

     (Le dialogue se poursuit en anglais.)

    L’examinatrice au Nigérian : – Vous avez demandé l’asile ?

    Le Nigérian : – J’ai demandé à Paris mais  ils ont dit d’aller à Dijon.

    L’examinatrice : – Vous aviez déjà déposé une demande à la préfecture de Dijon ?

    Le Nigérian : Oui, mais d’abord, au début, j’ai demandé à Lille. C’était quand j’étais à Calais.

    L’examinateur : – Vous avez vos anciennes attestations ? (Examinant les documents.) C’est bizarre, à Dijon on vous a donné un numéro d’identité qui commence par 22, ça c’est le numéro du département. Mais sur votre première demande, vous avez un autre numéro qui commence par 59. Normalement, dès la première démarche officielle on vous donne un numéro d’étranger – c’est comme un numéro de passeport – et il est définitif. Vous n’avez pas changé de nom ? Vous n’avez pas changé d’empreintes digitales ?

    Le Colombien sourit.

    L’examinateur : – D’après ce que je vois, vous avez été placé en procédure Dublin en 2019 et on vous a ordonné de retourner en Italie, c’est bien ça ? (Le Nigérian fait oui de la tête.) Je suppose que vous n’y êtes pas allé ? (Le Nigérian fait oui de la tête.) Maintenant que les 18 mois sont passés, vous avez le droit de déposer votre demande d’asile en France. Pourquoi vous ne voulez pas aller à Dijon ?

    Le Nigérian, embarrassé : – Là-bas, je connais personne.

    L’examinateur : – A Paris, la préfecture est débordée. Il faut avoir une raison valable pour demander en région parisienne, une adresse, un travail, de la famille.

    Le Colombien : – Il a le domicile. (Le Nigérian sort une feuille de papier.)

    L’examinateur : – Une attestation de la Croix-Rouge, c’est léger. Vous l’avez montré à la préfecture ? (Le Nigérian fait signe que non.) Essayez d’avoir un nouveau rendez-vous en présentant des arguments solides. Sinon, ce sera Dijon. C’est joli, Dijon…

    L’examinatrice : – Est-ce qu’on peut savoir pourquoi vous avez quitté le Nigéria ?

    Le Nigérian : – Ils voulaient me forcer à rentrer dans leur société.

    L’examinatrice : – Quel genre de société ? Une société secrète ? Une organisation criminelle ?

    Le Nigérian : – Oui, c’est ça, criminel. C’est Edo State.

    L’examinatrice : – Les gangs d’Edo, on connaît. On a déjà vu ici des prostituées victimes de ces gangs. L’Ofpra les connaît très bien aussi. Et pourquoi vous avez refusé d’entrer dans la société ?

    Le Nigérian : – C’était des types de ma classe, des types très durs. J’avais peur. Si tu refuses, ils te tuent. Même ton meilleur ami, il te tue.

    L’examinatrice, au vieux Colombien, en français : – C’est pareil en Colombie ?

    Le Colombien, embarrassé : – Je ne sais pas.

    L’examinatrice, au jeune Nigérian : – Revenez nous voir si vous avez besoin qu’on écrive votre histoire ensemble.

    Les deux hommes remercient et s’éloignent. Les examinateurs entre eux, vite, à voix basse :– Drôle de tandem. –Tu ne les trouves pas touchants ?– Chacun a ses raisons de partir mais il n’est pas obligé de nous dire les vraies. – Ça m’étonnerait qu’on les revoie, ces deux-là.

    La permanence 5.2

    Fatoumata, la grande Malienne mince en anorak noir de la semaine dernière, revient accompagnée d’un jeune homme chargé d’un gros sac à dos. Elle garde son masque chirurgical.

    Le jeune homme, intimidé : – Elle m’a demandé pour parler français et bambara. Je parle français, juste un peu comme ça.

    L’examinateur : – Vous avez bien fait de revenir avec un ami. La semaine dernière, on n’a pas eu assez de temps pour préparer votre entretien à l’Ofpra. Vous avez dit que votre mari était très violent, que vous avez subi des tortures. Ça a commencé tout de suite, dès le début du mariage ? L’examinatrice : – A quel âge avez-vous été mariée ?

    (Conciliabules en bambara). Lui : – Elle s’est mariée à 16 ans. Son mari a été violent tout le temps, du premier au dernier jour. Son mari, c’est un cousin, c’est la coutume, vous savez.

    L’examinatrice : – Vous avez parlé des coups. Il faut parler des violences avec les gestes mais aussi des violences en paroles. Est-ce qu’il vous insultait ?

    Lui : – Quand elle refuse, il la force et lui met un oreiller sur la bouche pour qu’on l’entende pas crier. Ou il la frappe sur les doigts, les mains. (Fatoumata montre une cicatrice à la main gauche.) Là, c’est un coup avec du fer. Il la traite de chienne, parfois, c’est devant tout le monde.

    L’examinateur : – Votre mari est polygame ? Il a d’autres enfants ?

    Lui : – Elle est la deuxième épouse. Il  a pas d’enfants avec la première.

    L’examinateur : – Vos enfants ont quel âge ? (Fatoumata sort de son sac deux certificats de naissance. L’examinateur met ses lunettes.) En 2013, vous avez eu un garçon, il a donc 9 ans aujourd’hui et en 2017, une fille, ça lui fait 5 ans.

    L’examinatrice : – Si votre date de naissance est exacte, vous avez 32 ans. (Fatoumata fait oui de la tête.) Alors, vous aviez 23 ans à la naissance du premier enfant. Vous êtes sûre que vous vous êtes mariée à 16 ans ?

    Lui : – Oui, elle est mariée à 16 ans mais son mari, il arrivait pas à avoir des enfants.

    L’examinateur : – Et puis, au bout de six ans, vous tombez enceinte ?

    Lui : – Son mari, il a pris une médecine africaine.

    L’examinatrice : – Vous croyez que votre mari était violent à cause de sa stérilité ? Parce qu’il en avait honte ? (Fatoumata fait signe qu’elle ne sait pas.)

    L’examinatrice : – Vous avez fait des fausses couches ? (Le jeune homme fait signe qu’il ne comprend pas.) Vous avez perdu des enfants pendant la grossesse ? Ou juste après la naissance ?

    Lui : – C’est arrivé une fois, elle en a perdu un, c’était entre le garçon et la fille.

    L’examinatrice : – Vous avez fait quelque chose pour ne pas avoir d’enfants ?

    Lui : – Non, elle a rien pris, il y avait pas de remèdes.

    L’examinatrice : – Vous avez des sœurs ? (Fatoumata fait signe que oui.) Elles ont été mariées dans les mêmes conditions que vous ? Comment ça s’est passé pour elles ?

    Lui : – Elle a deux grandes sœurs. Elles ont aussi été mariées avec les cousins, pareil, mais là, ça va normalement.

    L’examinatrice : – Comment se passaient vos journées au village ?

    L’examinateur : – Et votre mari, qu’est-ce qu’il faisait dans la journée ?

    Lui : – Elle prépare avec les autres femmes. Les hommes, ils travaillent dans les champs. Certaines fois, les femmes apportent la nourriture aux hommes.

    L’examinateur : – A quel moment avez-vous décidé de vous enfuir ?

    Lui : – Elle veut – partir depuis longtemps mais son mari lui dit, si tu pars, je mettrai ta maman dehors, elle ira mendier dehors. À cause de sa maman, elle est restée. Tous les jours, elle dit à sa maman, si je reste, je vais mourir. Alors, un jour, sa maman lui a dit « pars ».

    L’examinatrice : – Vous avez essayé de partir plusieurs fois ?

    Lui : – Avant la naissance de sa fille, elle a décidé qu’elle va partir juste après. La première fois, elle a pris une voiture, ça n’a pas marché. On l’a attrapée au village à côté, un oncle l’a ramenée à la maison.

    L’examinatrice : – Quand vous décidez de partir, vous savez que le voyage est très dangereux, personne ne va vous protéger, vous risquez d’être abusée, vous risquez votre vie. Vous n’avez pas peur ?

    Lui : – C’est pareil. Si elle reste, elle va mourir.

    L’examinateur : – Votre enfant est né d’un viol ? (Fatoumata soupire).

    L’examinatrice : – En fait, vous avez été violée tout le temps. (Fatoumata fait signe que oui.) Votre fille avait quel âge quand vous êtes partie de la maison ?

    Lui : – C’était un bébé, quatre mois à peu près.

    L’examinatrice : – Votre fille a été excisée ?

    Lui : – Elle sait pas. Au village, normalement, toutes les petites filles sont excisées.

    L’examinatrice : – Vous aviez que âge quand vous-même, vous avez été excisée ?

    Lui : – Elle s’en souvient pas, elle était très petite.

    L’examinateur : – Vous avez des nouvelles de vos enfants ? (Fatoumata fait signe que oui.)

    Lui : – Ils sont avec sa maman. Elle les a vus sur WhatsApp il y a 3 mois.

    L’examinateur : – Comment ça va ? Ils vont à l’école ?

    Lui : – Les enfants ça va, mais l’école, ils y vont pas, ça coûte de l’argent.

    L’examinateur : – Vous, vous n’êtes jamais allée à l’école ? (Elle fait signe que non.) La cuisine, le ménage, les enfants, rien d’autre ? Vous n’avez jamais travaillé aux champs ?

    Lui, sans attendre la réponse de Fatoumata : – C’est pas la coutume. Les champs, c’est pour les hommes.

    L’examinatrice : – Excusez-moi de la question, vous étiez amoureuse d’un autre homme ? (Fatoumata fait signe que non.) Et maintenant, en France, vous êtes avec quelqu’un ?

    (Conciliabules en bambara.) Lui : – Elle veut plus d’homme, elle veut plus penser à ça.

    L’examinatrice : – C’était dur pour vous aujourd’hui mais maintenant, vous êtes préparée pour l’entretien à l’Ofpra. On va essayer de trouver un bénévole pour vous accompagner. Si on e trouve un de libre, on vous rappelle. Ça va ?

    Fatoumata fait « oui » de la tête et esquisse un sourire. Ils sortent.

    Les examinateurs entre eux à voix basse : – C’est pas gagné ! – Pas de menaces directes sur sa vie en cas de retour. – Oui, mais normalement, on ne va pas la renvoyer. – Bon sang, qu’est-ce que c’est déprimant, ce matin ! – Il a l’air bien sympa, le jeune homme ! – Et beau garçon !

    From my window, Paris.

    The permanence 5.1

    Same setting. Spring has arrived. The two examiners are wearing lighter clothes and have given up their surgical masks.

    Two men enter, a strapping young black man in sportswear and a white man with greying hair and beard.

    Examiner: – Which of you has a problem?

    The old white man : – It’s him but he speaks English.

    The examiner : – It’s nice of you to accompany him but we won’t need an interpreter. Are you friends?

    The old white man: – Friends like that. He is from Nigeria, I am from Colombia,

    (The dialogue continues in English.)

    Woman examiner to the Nigerian young man: – Have you applied for asylum?

    The Nigerian: – I applied in Paris but they said go to Dijon.

    Woman examiner: – You had already filed an application at the Dijon prefecture?

    The Nigerian: Yes, but at first I applied in Lille. That was when I was in Calais.

    Examiner: – Do you have your old certificates? (Examining the documents.) It’s strange, in Dijon they gave you an identity number that starts with 22, that’s the number of the department. But on your first document, you have another number that starts with 59. Normally, as soon as you take your first official step, you are given a foreigner’s number – it’s like a passport number – and it is definitive. Have you not changed your name? You haven’t changed your fingerprints?

    The Colombian smiles.

    Examiner: – From what I can see, you were placed in the Dublin procedure in 2019 and ordered to return to Italy, right? (The Nigerian nods.) I guess you didn’t go? (The Nigerian nods.) Now that the 18 months are over, you have the right to make your asylum application in France. Why don’t you want to go to Dijon?

    The Nigerian, embarrassed: – I don’t know anyone there.

    Examiner: – In Paris, the prefecture is overwhelmed. You need strong reasons to apply in the Paris region, such as an address, a job, a family.

    The Colombian: – He has the address. (The Nigerian takes out a sheet of paper.)

    The examiner : – A certificate from the Red Cross, it’s not much. Did you show it to the prefecture? (The Nigerian nods.) Try to get a new appointment with strong evidences. Otherwise, it will be Dijon. By the way, Dijon is a nice city…

    Woman examiner: – Would you tell us why you left Nigeria?

    The Nigerian : – They wanted to force me into their society.

    Woman examiner : – What kind of society ? A secret society? A criminal organisation?

    The Nigerian: – Yes, that’s right, criminal. It’s Edo State.

    Woman examiner: – We know about Edo gangs. We’ve already seen prostitutes here who are victims of these gangs. Ofpra knows them very well too. And why did you refuse to join the society?

    The Nigerian: – They were guys from my class, very tough guys. I was afraid. If you refuse, they kill you. Even your best friend, he kills you.

    Woman examiner, to the old Colombian, in French: – Is it the same in Colombia?

    The Colombian, embarrassed: – I don’t know.

    Woman examiner, to the young Nigerian: – Come back to us if you need us to write your story together.

    The two men thank and walk away.

    The examiners among themselves, in a low voice: – A strange pair. – Aren’t they touching? -Everyone has a good reason for leaving, but he doesn’t need to tell us the true one. – I’d be surprised if we ever saw these two again.

    The permanence 5.2

    Fatoumata, the tall, slim Malian woman in the black anorak from last Friday, is now accompanied by a young man carrying a large backpack. She keeps her surgical mask on.

    The young man, shyly: – She asked me to speak French and Bambara. I speak French, just a little like that.

    Examiner: – You were right to come back. Last week, we didn’t have enough time to prepare your interview at Ofpra. You said that your husband was very violent, that you were tortured. Did it start right away, from the beginning of the marriage?

    Woman examiner: – How old were you when you got married?

    (Discussions in Bambara). Young man: – She was 16. Her husband was violent all the time, from the first day to the last. He is a cousin, that’s the custom, you know.

    Woman examiner: – You should talk about violence with gestures, but also violence with words. He used to insult you?

    Interpreter:– When she says no, he forces her and puts a pillow over her head so you can’t hear her scream. He hits the fingers, the hands (Fatoumata shows a scar on her left hand). He calls her a bitch, sometimes in front of everybody.

    Examiner: – Is your husband polygamous? Does he have other children?

    Interpreter:– She is the second wife. He has no children with the first wife.

    Examiner: – How old are your children? (Fatoumata takes out two birth certificates from her bag. The examiner puts on his glasses.) In 2013, you have had a boy, so he must be 9 years old today, and in 2017, a girl, 5 years old now.

    Woman examiner: – If your date of birth is correct, you were 24 when your first child was born. Are you sure you got married at 16? (Fatoumata nods.)

    Interpreter:- Yes, she was married at 16. Her husband couldn’t have children.

    Woman examiner: – Then, after five years of marriage, you got pregnant?

    Interpreter:- He took African medicine.

    Woman examiner: – Do you think your husband’s violence has to do with his infertility? Because he was ashamed of it? (Fatoumata indicates that she doesn’t know.)

    Woman examiner: – Did you have miscarriages? (The young man doesn’t understand.) Did you lose children during a pregnancy? Maybe after the birth?

    Interpreter:- It happened once, she lost one, it was between the boy and the girl.

    Woman examiner: – Did you take anything to avoid having children?

    Interpreter:- No, she didn’t take anything, there were no remedies available.

    Woman examiner: – Do you have sisters? (Fatoumata nods.) Were they married under the same conditions as you? How did it work out for them?

    Interpreter:- She has two older sisters. They were also married to cousins, the same thing, but it went normal.

    Examiner: – How did your days in the village go? And your husband, what did he do during the day?

    Interpreter: – She cooks with the other women. Men work in the fields. Sometimes, women bring food to the men while they work.

    Examiner: – At what point did you decide to run away?

    (Discussions in Bambara). Interpreter: – She has wanted to leave for a long time but her husband says, if you leave, I will kick your mum out, she will go and beg in the street. Because of her mum, she stayed. Every day, she tells her mum, if I stay, I’ll die. So, one day, her mum said “go”.

    Woman examiner: – Did you try to leave a few times?

    Interpreter:- Before her daughter was born, she decided she was going to leave right after. The first time, she took a car but it didn’t work. She was caught in the next village and an uncle took her home.

    Woman examiner: – When you decide to leave, you know that the journey is very dangerous, nobody will protect you, you risk being abused, you risk your life. Aren’t you afraid?

    Interpreter:- It’s the same. If she stays, she will die.

    Examiner: – Was your child born of rape? (Fatoumata sighs.)

    Woman examiner, looking at her male collegue: – Actually, you were raped all the time, weren’t you? (Fatoumata nods.) How old was your daughter when you left home?

    Interpreter:– She was a baby, some four months old.

    Woman examiner: – Has your daughter been excised?

    Interpreter: – She doesn’t know. In the village, normally, all little girls are excised.

    Woman examiner: – How old were you when you have been excised?

    Interpreter:– She doesn’t remember, she was very small.

    Examiner: – Do you have any news about your children? (Fatoumata close to tears.)

    Interpreter:– She saw them on WhatsApp three months ago. Together with her mother.

    Examiner: – How are they doing? Do they go to school?

    Interpreter:– The children are fine, but they don’t go to school, it costs money.

    Examiner: – Have you ever been to school? (She nods no.) Cooking, cleaning, children? Have you ever worked in the fields?

    Youg man, without waiting for Fatoumata’s answer: – That’s not the custom. The fields are for men.

    Woman examiner: – Sorry for this question, were you in love with another man? (Fatoumata categorically nods no.) And now, in France, are you with someone?

    (Conversation in Bambara.)

    Interpreter:– She doesn’t want to think about that anymore.

    Woman examiner: – It hasn’t been easy for you today but we hope you are now ready for the interview at Ofpra. Are you OK?

    Fatoumata nods and grins. They leave.

    The examiners whispering to each other: – Little chance. – No direct threat in case of return. – But with domestic violence, usually no expulsion. – Damned! What a depressing morning! – The young guy is really nice! – And handsome!

    May 3 to May 10

    From my window 1, Paris, May 2022.

    La permanence 4 (2).

    Latifa revient avec une femme voilée de noir portant un masque chirurgical. Pieds nus dans des sandales en plastique.

    Latifa : ­ Elle veut demander l’asile. Elle sait pas comment.

    L’examinateur : – On va vous aider, ce n’est pas très compliqué. Vous êtes en France depuis combien de temps ? (Conciliabule en bambara.)

    Latifa traduit. – Elle est là depuis pas longtemps.

    L’examinateur (agacé) : – Pas longtemps, c’est un mois ? un an ?

    Latifa traduit. – Un mois ou deux.

    L’examinateur : – Vous avez quitté le Mali quand ?

    Latifa traduit. – Elle dit cette année, fin du 2e mois.

    L’examinateur : – Ça fait fin février. Et du Mali, elle est allée où ? En Algérie ? en Libye ?

    Latifa traduit. – Non, à Bamako elle a rencontré un monsieur, il l’a aidée et il l’a emmenée en Turquie.

    L’examinateur : – Ce monsieur qui vous aidée, madame, c’est un passeur, quelqu’un qui fait du business avec les migrants. Vous avez pris l’avion pour Istanbul ? Avec un passeport ? (Conciliabule en bambara.)

    Latifa : – Le passeport, elle ne l’a pas vu. Elle ne sait pas lire.

    L’examinateur : – Et après Istanbul, vous avez traversé l’Europe en voiture ? Combien de temps a duré le voyage ? Qui vous accompagnait ? Essayez de vous souvenir de tout.

    Latifa : – Oui, c’était en voiture. Elle dit qu’il y avait un chauffeur et le monsieur qui l’a aidée.

    L’examinateur : – Combien de passagers il y avait ? C’était une voiture ou un bus ?

    Latifa : – Elle sait pas. Il y avait plusieurs personnes.

    L’examinateur : – Par exemple, les portes de la voiture, on les ouvre comme ça (il fait le geste de pousser une porte) ou comme ça (il fait le geste de glisser une porte sur un rail) ?

    La femme fait signe que la 2e suggestion est la bonne.

    L’examinateur : – C’était sans doute un minibus. Vous avez franchi beaucoup de frontières avant d’arriver en France. Vous aviez un passeport ?

    Latifa : – Elle dit que c’est le monsieur qui avait son passeport.

    L’examinatrice : – Ce monsieur vous a demandé combien d’argent ?

    Latifa : – 5000 €. Elle dit qu’elle lui doit 5000 €.

    L’examinatrice : – Pour un faux passeport, un billet Bamako-Istanbul et un transport en voiture jusqu’à Paris, c’est cher. Ce monsieur est un trafiquant, dites-lui bien qu’elle ne lui doit rien.

    (Conciliabule en bambara.)

    Latifa : – Elle dit qu’elle a donné sa parole. La parole, c’est sacré. (La femme porte sa main sur son coeur.)

    L’examinatrice : – Comment elle va rendre l’argent ? 5000 euros ! Si elle travaille ici comme femme de ménage, combien d’années il lui faudra pour rembourser !

    Latifa (avec un sourire amer) : – Au pays, les gens croient qu’on est tous milliardaires ici, que l’argent, on le ramasse par terre.

    L’examinatrice : – Il va probablement la forcer à se prostituer. Où est ce monsieur aujourd’hui ? Comment il s’appelle ?

    Latifa : – Elle dit qu’elle ne sait pas.

    L’examinatrice : – À qui doit-elle remettre l’argent ? Comment ? Où ?

    Latifa : – Elle ne sait pas.

    L’examinatrice : – Madame, vous êtes en danger. Ce trafiquant vous menace. Il peut faire de vous tout ce qu’il veut. Vous ne lui devez rien, c’est un voleur. Vous pouvez être protégée en France, mais seulement si vous dites ce que vous savez.

    La femme se recule de la table et se tient le ventre.

    L’examinatrice : – On dirait que ça ne va pas. Vous êtes malade ? (Conciliabule en bambara.)

    Latifa : – Elle a une infection urinaire.

    L’examinatrice : – Elle a pris des médicaments ?

    Latifa : – Non, elle a rien, elle a pas de sécurité sociale.

    L’examinatrice : – Dès que vous sortez d’ici, allez aux urgences à l’hôpital. En attendant, il faut boire beaucoup d’eau. Madame, dans votre vessie, en ce moment, c’est plein de saletés qui se multiplient, comme dans une mare.

    Latifa traduit. L’examinateur sort et revient avec un verre d’eau. La femme refuse de boire.

    L’examinatrice : – Il faut absolument boire.

    Latifa : – Elle dit qu’elle ne peut pas, c’est Ramadan.

    L’examinatrice (énervée) : – Est-ce que le Prophète vous oblige à être malade ? Madame, il faut boire pour éliminer un peu ces saletés.

    Après une longue hésitation, la femme abaisse son masque chirurgical et avale un verre d’eau. L’examinateur sort et revient avec un autre verre. Elle vide le deuxième verre plus rapidement.

    L’examinatrice : – Elle-ce qu’elle a des papiers, un certificat de naissance ?

    La femme sort de sa jupe une carte d’identité.

    L’examinateur : – Pour commencer la demande d’asile, il faut appeler ce numéro. Ils répondent dans beaucoup de langues, y compris en bambara et soninké.

    Latifa : – Elle peut pas téléphoner, elle a un téléphone mais elle n’a pas de carte SIM. On doit en acheter une ce matin.

    L’examinateur : – Vous pouvez peut-être appeler tout de suite avec votre téléphone ?

    Latifa appelle ; un disque répond en français et en anglais “veuillez patienter, un opérateur…”, “please, hold the line…”

    L’examinateur : – Laissez le haut-parleur ouvert, mais pas trop fort. (Le disque continue. La dame boit un troisième verre d’eau en silence. Une voix féminine au bout de la ligne. Latifa épelle le nom et le prénom.)

    Latifa : – Ils lui ont donné un rendez-vous à Aubervilliers mardi à 9 heures.

    L’examinatrice : – Vous avez de la chance ! C’est formidable ! Vous n’avez pas attendu longtemps au téléphone et le rendez-vous est juste après le week-end. Latifa, est-ce que vous pouvez l’accompagner ? Toute seule, elle va se perdre.

    Latifa : – Moi, je ne peux pas, je suis en formation “aide à la personne”. Je vais voir avec ma mère.

    L’examinatrice à Latifa : – Il faut vraiment qu’elle se soigne. (À la dame) Vous avez souvent des infections urinaires ? (Conciliabule en bambara.)

    Latifa : – Elle dit qu’elle en a presque tout le temps depuis qu’elle a été excisée.

    L’examinateur : – Il faut vraiment qu’elle voie un gynécologue à l’hôpital. C’est très sérieux. Si on ne la prend pas à l’hôpital, allez voir Médecins du monde. (Il consulte son téléphone) Je vous note ici l’adresse et les horaires. (Latifa met le papier dans son sac.)

    La femme demande la direction des toilettes. Elle revient.

    L’examinatrice : – On est désolés. On n’a même pas eu le temps de parler de votre demande d’asile. La semaine prochaine, vous aurez votre dossier à remplir. Revenez nous voir avec une personne qui parle bambara. Vous nous expliquerez pourquoi vous avez quitté votre pays. Mais surtout, faites attention, votre passeur va chercher à récupérer l’argent par tous les moyens. Vous êtes en danger. On a un groupe spécialisé “femmes et violences” qui aide les femmes vulnérables dans votre situation. On en reparle la prochaine fois ?

    La femme se lève et s’éloigne sans un mot.

    L’examinatrice à Latifa : – Où elle va dormir ce soir ?

    Latifa : – Je sais pas. Je vais voir avec ma mère.

    L’examinateur : – Merci Latifa, heureusement que vous étiez là ce matin.

    April 26 to May 3

    From my window, Paris, May 2022

    La permanence 4 (1).

    Même décor. Même bruit de fond. Les masques chirurgicaux des examinateurs pendent sous le menton. Entre une jeune femme africaine, longiligne, voile noir, jupe longue noire, anorak noir, masque chirurgical noir. Elle s’approche timidement de la table, dépose une feuille.

    L’examinateur : – Asseyez-vous, s’il vous plaît ! Mme Fatoumata K. ? Vous avez reçu une convocation à l’OFPRA pour le 25 mai à 9 heures. (La jeune femme fait signe qu’elle ne comprend pas.) C’est un entretien où vous expliquez pourquoi vous demandez l’asile.

    Fatoumata (chuchotant) : – Pas bien français. Soninké. Bambara.

    L’examinatrice sort, revient avec un Africain vêtu d’un costume crème, environ 40 ans. Il se tient debout à une certaine distance de Fatoumata qui garde les yeux baissés.

    Explications en bambara.

    Le monsieur (d’un ton assuré) : – Le 5e mois, elle comprend, mais le 25, elle ne connaît pas bien.

    L’examinateur : – Le rendez-vous est dans un mois. Dites-lui bien d’arriver au moins une heure avant. De notre côté, on va voir si on trouve un bénévole pour l’accompagner. Je note son numéro de téléphone et on va la rappeler.

    L’examinatrice : – Aujourd’hui, si vous voulez, on peut vous aider à vous préparer à l’entretien. À l’Ofpra, vous aurez un interprète. Vous avez demandé bambara ou soninké ? (Le monsieur traduit.)

    Elle (toujours à voix basse: – Soninké.

    L’examinatrice : – Pour quels motifs demandez-vous l’asile ? Vous avez peut-être avec vous la copie du récit que vous avez mis dans votre dossier ?

    Après traduction en bambara, Fatoumata sort un papier.

    L’examinatrice (déchiffrant les lunettes sur le nez) : – ” J’ai été torturée. J’étais victime de violences conjugales à cause de l’excision…”. C’est une amie qui a écrit le récit pour vous ?

    Le monsieur (l’air soudain gêné) : – Bon, eh bien, je m’en vais. (Il sort rapidement.)

    L’examinatrice à son collègue : – Tu crois qu’on va trouver une femme qui parle bambara.

    L’examinateur sort, revient avec une jeune femme noire très souriante, ronde, en jupe à fleurs, voile noir au-dessus d’un serre-tête blanc.

    La nouvelle venue (avec l’accent de la banlieue parisienne) : – Zéro problème. Je suis venue accompagner une autre, mais là, pas de problème. (Elle s’assied.) Je dois garder mon masque ? (Les examinateurs font signe que ça n’a pas d’importance.) Moi, c’est Latifa.

    (Conversation entre les deux femmes assises côte à côte.)

    L’examinatrice à Fatoumata : – Il fait chaud ce matin. Vous ne voulez pas enlever votre capuche ? (La jeune femme enlève précautionneusement sa capuche noire en retenant le foulard noir qu’elle porte en dessous. Elle le rajuste très serré.)

    L’examinateur : – Entre vous, toutes les deux, vous parlez soninké ou bambara ?

    Latifa : – Bambara.

    L’examinatrice : – C’est gentil d’aider les autres.

    Latifa : – C’est normal. Les filles qui viennent du bled, il faut les comprendre. Moi, je suis venue en France à 8 ans, regroupement familial.

    L’examinateur : – Si ça vous gêne de parler devant un homme, dites-le, n’hésitez pas.

    (Conciliabule entre Latifa et Fatoumata qui fait “non” de la tête.)

    L’examinatrice : – Vous parlez de “tortures”. C’est un mot très fort. Est-ce que vous avez des marques, des cicatrices ?

    Latifa : – Elle dit que ça ne se voit pas parce qu’elle a la peau très noire.

    L’examinatrice (agacée) : – Un médecin est capable de voir des traces de couteau, des brûlures, des mutilations, quelle que soit la couleur de la peau. Pourquoi votre mari était-il violent avec vous ?

    Long échange en bambara.

    Latifa : – Elle dit que les rapports, ça lui fait très mal à cause de l’excision. Alors, elle lui dit non et son mari, il la frappe et il la prend de force. Pareil tous les soirs. Et c’est tout le temps des coups partout.

    L’examinatrice : – Vous êtes restée longtemps mariée avec lui ? Vous avez eu des enfants ensemble?

    Latifa : – Elle est restée 8 ans. Les deux enfants, ils sont restés là-bas.

    L’examinatrice : – Ils sont en ce moment avec leur père ?

    (Conciliabule en bambara. Fatoumata a les larmes aux yeux. Elle remet la capuche de son anorak. Latifa lui tient la main.)

    Latifa : – Il lui a dit qu’elle va jamais revoir ses enfants.

    L’examinateur : – Si vous obtenez le statut de réfugiée, vous reverrez peut-être vos enfants.

    L’examinatrice : – Ça fait très mal de parler de ça, de se rappeler chaque détail. À l’OFPRA, on vous demandera beaucoup de détails. Vous pouvez être interrogée par une femme ou un homme. Si c’est un homme, dites-vous qu’il est comme un médecin. Il est obligé de garder le secret ; il ne vous juge pas. Pour l’excision, il faudrait un certificat médical. On va vous donner l’adresse d’une consultation tenue par des femmes médecins, gynécologues, psychologues. C’est à Saint-Denis. Vous connaissez, Latifa ?

    Latifa, souriante : – Oh, je connais, moi je suis auxiliaire de vie dans le 93, j’y suis jamais allée mais c’est connu.

    L’examinatrice : – Puisque vous êtes là, on va prendre la dame que vous êtes venue accompagner ce matin. C’est une copine ?

    Latifa : – Non, c’est juste quelqu’un comme ça que j’ai rencontré presque dans la rue. Elle connaît personne.

    (À suivre…)

    April 19 to April 26

    From my window, April 2022

    La permanence (3).

    Même décor. Les deux examinateurs. Entre un couple de Russes, 35 ans environ, jeans, allure artiste, accompagnés d’une fillette blonde portant un nœud rose dans les cheveux. L’enfant gambade dans la salle puis revient en réclamant des câlins à sa mère.

    L’examinatrice : – Si vous parlez français ou anglais, ce sera plus commode pour mon collègue.

    Lui : – En anglais, ça va.

    Elle : – Pour moi, c’est mieux en français.

    Suite des échanges tantôt en français, tantôt en anglais, tantôt en russe.

    L’examinateur : Vous venez d’où ?

    Lui : On est de Moscou. On est arrivés il y a deux semaines.

    L’examinateur : – Avec des visas de tourisme ?

    Lui : – On a le visa multi-entrées, valable 90 jours. Après on doit quitter la France et on peut revenir.

    L’examinateur, feuilletant le passeport : – C’est bien mais ça ne donne pas le droit de travailler. Durée maximum un an.

    Lui : – Au bout de 90 jours, est-ce qu’il faut sortir de la France ou sortir de la zone Schengen ?

    Les deux examinateurs (mines perplexes) : – On va vérifier.

    L’examinatrice : – Vous voulez demander l’asile ?

    Lui : – On est venu pour demander conseil. Quelles sont les options ?

    L’examinatrice : – Sur quels motifs voulez-vous l’asile ?

    Lui : – On a créé un canal d’information indépendant sur les réseaux sociaux russes.

    Elle : – On fournissait des vidéos à des institutions. Elles viennent d’être liquidées. On n’a plus de travail.

    L’examinateur : – Vous êtes des journalistes ?

    Lui : – Non, oui, pas exactement.

    Elle : – On a une formation artistique.

    L’examinatrice (sur un ton mécanique) : – Vous avez perdu vos moyens d’existence. C’est un motif économique. Mais vous les avez perdus pour des raisons politiques. Et vous êtes connus comme des opposants au régime. La convention de Genève ne protège pas la liberté d’expression mais vous courez un risque personnel d’être arrêtés et condamnés à de lourdes peines. Ça, ça entre dans la convention de Genève.

    L’examinateur : Vous n’êtes pas dans le même cas que les Ukrainiens, pour vous, pas de titre de séjour automatique. Pour la demande d’asile, il faut compter au minimum quatre mois. Pendant ce temps-là, vous n’avez pas le droit de travailler. Vous touchez une allocation minime, juste de survie. Une fois que vous avez  le statut de réfugié, vous n’avez plus le droit d’aller en Russie ni même de mettre les pieds dans une ambassade russe. Et votre passeport reste ici entre les mains de l’Office des réfugiés.

    Lui : – On s’est déjà renseignés sur l’asile. C’est pour ça qu’on vient vous voir. Est-ce qu’il y a d’autres options ?

    L’examinatrice : – Il y a les visas long séjour « talents ». Avec ça, vous restez libres d’aller en Russie. Évidemment, à vos risques et périls. Les Français ne bougeront pas le petit doigt si vous vous retrouvez en prison.

    L’examinateur en faisant défiler sur son téléphone portable les informations officielles. – Pour les artistes, il y a deux cas de figure. Le premier : vous avez un contrat de travail de plusieurs mois dans le domaine artistique. Votre visa sera valable jusqu’à la fin de votre contrat de travail. Maximum un an.

    L’examinatrice : – Par exemple, monter un spectacle ou une exposition, réaliser un film.

    Lui : – Ce visa-là, on ne peut pas le demander quand on est déjà en France.

    L’examinateur, toujours lisant la page officielle sur Internet : – Si, d’après ce que je vois, on peut. Il y a un autre paragraphe pour les « artistes de renommée internationale ». Et là, pas besoin de contrat de travail, il faut juste un projet.

    Lui : – Qu’est-ce que ça veut dire « renommée internationale » ?

    L’examinateur : – Ce n’est pas bien précisé. Il faut avoir obtenu des prix importants, des distinctions. Il faudrait peut-être des lettres de soutien d’artistes célèbres.

    L’examinatrice : –Si vous êtes connus en Biélorussie et en Ukraine, est-ce que c’est assez international ? (sourires tristes).

    L’examinateur : – Apparemment, une renommée nationale suffit. Nous, on n’est pas des spécialistes des visas de séjour. Et on ne voit jamais de personnes de renommée internationale (rires gênés des deux examinateurs). On va se renseigner, on vous envoie un mail.

    Elle : – J’ai un autre problème, la santé. Je dois prendre des médicaments. Épilepsie. Ça coûte cher. Je n’ai pas l’assurance.

    L’examinateur : – Pour l’Aide médicale d’État, il faut trois mois de séjour France. C’est une nouvelle loi. Lamentable. (Avec fierté patriotique.) Tout de même, en France, en cas d’urgence, tout le monde a le droit d’aller à l’hôpital.

    Elle, interrompant : – J’y suis allée, ils m’ont jetée dehors ! C’est horrible ! J’y retournerai jamais !

    L’examinatrice (décontenancée) : – Ça m’étonne, en général, en principe, c’est bizarre… vous êtes peut-être tombée sur quelqu’un qui n’aime pas les Russes ? Il faut y retourner, peut-être accompagnée d’un Français ? Ou changer d’hôpital ?

    Elle (au bord des larmes) : –  Je retournerai jamais dans un hôpital français.

    Les examinateurs entre eux, à voix basse : – On peut pas la laisser comme ça ! Il y a la caisse de solidarité, je crois. – J’y connais rien, c’est toi, le spécialiste !  (Silence embarrassé.)

    L’examinateur : – On va vous trouver une adresse. On vous l’envoie cet après-midi par mail. Ne restez pas comme ça ! Soignez-vous ! Sinon, vous n’aurez jamais la force de vous battre pour avoir des papiers.

    Ils s’en vont, l’air abattu. La fillette gambade autour d’eux.

    April 5 to April 12

    From my window, Paris, April 2022

    [English below]

    La permanence (2).

    Même décor. Trois nouvelles tables rectangulaires, des couples d’examinateurs, des étrangers, seuls ou en famille. Bruit de fond : un nourrisson pleure, un Africain mécontent hausse le ton.

    Deux femmes africaines s’approchent, une dame d’environ 50 ans, plantureuse, d’allure classe moyenne, et une jeune fille fluette en anorak blanc. Les examinateurs saluent de la tête et leur font signe de s’asseoir sur les deux chaises de plastique vert.

    La dame : – C’est ma nièce. Elle a quitté Kharkiv au début du mois, elle veut reprendre ses études ici.

    L’examinateur : – Quelle est votre nationalité ?

    La dame : – Guinéene.

    L’examinateur : – Guinée Conakry ? La dame fait oui de la tête. La jeune fille se tient recroquevillée sur sa chaise..

    L’examinatrice : – Il vaudrait mieux que la jeune fille explique elle-même sa situation. La tante recule sa chaise pour signifier qu’elle est vexée.

    La jeune fille (avec timidité) : – On a quitté Kharkiv le 2 mars. Tout le monde partait. Moi, j’étais avec les autres étudiants africains.

    L’examinatrice : – Vous avez eu des problèmes quand vous êtes entrés en Pologne ?

    La jeune fille : – Non, c’est avec les Ukrainiens. Ils ne voulaient pas qu’on monte dans le train. On a dû faire le voyage en voiture.

    L’examinateur : – Ça a été dur ?

    La jeune fille : – C’est à cause de notre couleur de peau (elle pointe un doigt vers sa joue). Il y avait des check-points. On a mis cinq jours jusqu’à la frontière. Après, en Pologne, tout était normal.

    L’examinatrice : – Vous êtes venue en France parce que vous avez de la famille ici ?

    La dame : – Il y a  son frère, il est ingénieur. Et ses cousins. On est tous en région parisienne

    L’examinateur s’adressant à la jeune fille : – Qu’est ce que faisiez comme études à Kharkiv ?

    La jeune fille : – Pharmacie, première année.

    Les examinateurs entre eux, bas, très vite : – Pour les étudiants africains, c’est retour au pays ? – Ils ont dit « examen au cas par cas ». . – Il y a une fac de pharmacie à Conakry ? –  Ça ne doit pas être terrible. – Et à Kharkiv ? Pourquoi elle est allée en Ukraine ? – Si elle a de très bonnes notes, ça va peut-être aider ?

    – Qu’est-ce qu’on lui dit ?

    – La fac de pharmacie de Paris, c’est où ? – Avenue de l’Observatoire, j’ai travaillé à côté. – Il doit y avoir un accueil pour ceux qui arrivent d’Ukraine ? – C’est pas garanti. – Elle parle français, elle a de la famille en France, ça va peut-être aider ? – Ça dépend de ses notes…  et du résultat des élections. (Sourires attristés.)

    L’examinateur à la jeune fille : Le gouvernement a décidé que vous n’aurez pas la protection réservée aux Ukrainiens. La raison est que vous avez la citoyenneté d’un pays où, en principe, vous n’êtes pas en danger. Nous, on comprend bien que vous vouliez poursuivre vos études en France. En plus, vous avez l’avantage de parler le français parfaitement. Est-ce que vous êtes allée vous renseigner à la fac de pharmacie ?

    La tante : Ils lui ont dit de revenir en septembre ! A Kharkiv, elle avait une bourse et un logement. Vous croyez qu’elle aura quelque chose ici ?

    L’examinatrice : Dès qu’on a des informations précises, on vous contactera. Laissez-nous vos coordonnées.

    La jeune fille écrit lentement sur une feuille : J’ai un peu perdu l’habitude. Là-bas, c’était en cyrillique…

    L’examinateur : Vous permettez que je vous pose une question ? Pourquoi avez-vous choisi d’étudier à Kharkiv ?

    La jeune fille (plus détendue) : C’est à cause de mon père, il a fait ses études en Russie du temps de l’URSS, il parle russe, il m’a un peu appris, lui, il aime beaucoup la Russie.

    Les examinateurs : On vous tient au courant.

    The permanence 2.

    Same decor. Three new rectangular tables, three more pairs of examiners, foreigners, alone or with their families. The background noise increases: an infant cries, an African at the end of his tether raises his voice.

    Two African women approach, a buxom, middle-class-looking woman of about 50, and a slender young girl in a white anorak. The examiners nod and signal them to sit down on the two green plastic chairs.

    The lady: – She is my niece. She left Kharkiv at the beginning of the month and wants to start studying here.

    The examiner: –What is your nationality?

    The lady: –Guinean.

    The examiner: – Guinea Conakry? (The lady nods. The girl is huddled in her chair.)

    Woman examiner: – It would be better if the young lady explained her situation herself. (The aunt moves her chair back to show that she feels offended.)

    The girl (shyly): – We left Kharkiv on March 2. Everyone was leaving. I was with the other African students.

    The woman examiner: – Did you have any problems when you entered Poland?

    The girl: – No, it was with the Ukrainians. They didn’t want us to get on the train. We had to travel by car.

    The examiner: –Was it hard?The girl: – It’s because of the colour of our skin (she points a finger at her cheek). There were checkpoints. It took us five days to get to the border. Afterwards, in Poland,

    everything went normal.

    The woman examiner: – Did you come to France because you have family here?

    The lady: – Her brother is here, he’s an engineer. And her cousins. We’re all in the Paris region.

    The examiner, addressing the young woman: – What were you studying in Kharkiv?

    The girl: –Pharmacy, first year.

    The examiners among themselves, in a low voice, very quickly: – For the African students, it is return back home? – They said “case by case reviewing”. –Is there a pharmacy college in Conakry? – I doubt. – What about Kharkiv? Why did she go to Ukraine? – If she has very good grades, it should help, no?

    –What do we tell her?

    – Where is the pharmacy college in Paris? – Avenue de l’Observatoire, I worked next door. –Is there a special reception for those who arrive from Ukraine? – Who knows? –She speaks French, she has family in France, maybe that will help? – It depends on her grades… and the election results. (Sad smiles.)

    The examiner to the girl: –The government has decided that you will not have the protection for Ukrainians. The reason is that you are a citizen of a country where, in theory, you are not in danger. We understand that you want to continue your studies in France. In addition, you have the advantage of speaking French perfectly. Did you go and find out about the pharmacy college?

    The aunt: They told her to come back in September! In Kharkiv, she had a scholarship and accommodation. Do you think she will have anything here?

    Woman Examiner: As soon as we have precise information, we will contact you. Leave us your contact details.

    The girl writes slowly on a sheet of paper: I’m a bit out of practice. There, it was in Cyrillic…

    The examiner: Do you mind if I ask you a question? Why did you choose to study in Kharkiv?

    The girl (more relaxed): It’s because of my father, he studied in Russia during the USSR, he speaks Russian, he taught me a bit, he likes Russia a lot.

    The examiners: Good luck! We’ll keep you posted.


    From my window, Paris, April 2022

    {English below]

    La permanence (2, suite).

    La dame de Donetsk de l’épisode précédent revient avec un dossier à la main.

    La dame : – Vous vous souvenez de moi. J’ai écrit le récit pour l’asile. Je peux vous le montrer ?

    L’examinateur : – Il est écrit en français, formidable ! On vous a aidée ?

    La dame : – Oui, c’est un ami. L’examinatrice corrige au stylo rapidement.

    La dame : – Il a fait des fautes ?

    L’examinatrice : – C’est sans importance. Qu’est-ce qu’il fait votre ami ?

    La dame : – Pompier.

    Les examinateurs entre eux : – « Je ne suis pas venue à Paris pour voir la Tour Eiffel », on raye ? – « J’ai choisi la France qui est le pays des droits de l’homme », on raye ? – « Je veux avoir une vie normale et payer mes impôts en France », on raye ?

    La dame : – Pourquoi vous rayez ? C’est du bla-bla ?

    L’examinatrice, tantôt en russe, tantôt en français : – Il faut écrire à quelle date vous avez quitté Donetsk et pourquoi, ensuite, où vous êtes allée, puis à quel moment précis vous avez décidé de quitter l’Ukraine et pourquoi. A part pour le travail, bien sûr.

    La dame : – Je voulais venir à Paris en visite. J’ai un ami ici.

    L’examinatrice : – Le pompier ?

    La dame (embarrassée) :  – C’est juste un ami… Il fallait renouveler mon passeport. A Donetsk, on ne peut pas, il n’y a plus d’administration ukrainienne. Depuis 2014, seulement l’administration russe. Moi, je ne veux pas de passeport russe. Je suis allée à Kiev. A Donetsk, à cause de ça, on m’accuse de trahison

    L’examinatrice : – Pourquoi vous n’êtes pas restée à Kiev ?

    La dame : – A Kiev, on nous traite d’attardés, on nous déteste. Les gens ne veulent pas louer à une personne du Donbass. Et sans logement, on ne peut pas se faire enregistrer.

    L’examinateur : – Vous écrivez que vous avez fait deux séjours touristiques à Paris en 2018 et puis au troisième voyage, en février 2019, vous décidez de rester ? Il faudrait expliquer ça.

    La dame : – J’avais pris un billet aller-retour. C’est ici que j’ai pris la décision.

    L’examinatrice : – Vous avez des nouvelles de votre famille ?

    La dame : – Ma fille vient d’arriver en Slovaquie avec ma petite-fille. Mon gendre est resté à Donetsk.

    Les deux examinateurs entre eux très vite : – Qu’est-ce qu’on fait ? – Il faudrait presque tout réécrire. – C’est bon, il reste encore 13 jours.

    L’examinatrice : En résumé, vous ne pouvez plus vivre à Donetsk où vous êtes accusée de trahison et vous n’êtes pas acceptée à Kiev parce que vous venez de Donetsk. Le départ de votre fille de Donetsk confirme que votre famille ne peut plus rester en Ukraine. Je vous note ici les éléments à ajouter. Est-ce que vous pouvez réécrire votre récit avec votre ami et me l’envoyer par mail ?

    La dame s’adressant à l’examinatrice : Vous croyez qu’il y a de l’espoir ? Je peux faire de la couture pour vous. Gratuitement, bien sûr.

    L’examinatrice : Dans la salle d’attente, il y a des gens qui réparent des téléphones portables et des ordinateurs, il y en a qui posent du carrelage, qui font le ménage et la vaisselle. Si on voulait, on n’aurait qu’à demander…

    L’examinateur : Si vous parlez moins de couture et plus de politique, vous avez de bonnes chances.

    The permanence 2 (part 2).

    The lady from Donetsk from the previous episode returns with a file in her hand.

    The lady: – You remember me. I wrote the story for the asylum. Can I show it to you?

    Examiner: – It’s written in French, great! Did you get help?

    The lady: – Yes, it’s a friend. The woman examiner corrects quickly with her pen.

    The lady: – Did he make mistakes?

    Woman examiner: – It doesn’t matter. What does your friend do?

    The lady: – Fireman.

    The examiners among themselves: – “I didn’t come to Paris to see the Eiffel Tower”, should we cross it out? –I chose France, because it is the country of human rights. –- I want to have a normal life and pay my taxes in France”, cross out?

    The lady: – Why do you cross out? Is that blah-blah-blah?

    The woman examiner, sometimes in Russian, sometimes in French: – You have to write down when you left Donetsk and why, then where you went, then at what precise moment you decided to leave Ukraine and why. Apart from for money and job, of course.

    The lady: – I wanted to come to Paris to visit. I have a friend here.

    Woman examiner: – The fireman?

    The lady (embarrassed): – He’s just a friend… I had to renew my passport. In Donetsk you can’t, there is no Ukrainian administration anymore. Since 2014, only the Russian administration. I don’t want a Russian passport. I went to Kiev. In Donetsk, because of this, I am accused of treason.

    Woman examiner: – Why didn’t you stay in Kiev?

    The lady: – It was impossible. In Kiev, they call us retarded, they hate us. People don’t want to rent to someone from Donbass. And without accommodation, we can’t register.

    Examiner: – You write that you made two tourist trips to Paris in 2018 and then on the third trip, in February 2019, you have decided to stay? You should explain that.

    The lady: – I had taken a return ticket. I made my decision here.

    Woman examiner: –Do you have any news from your family?

    The lady: –My daughter has just arrived in Slovakia with my granddaughter. My son-in-law has stayed in Donetsk.

    The two examiners are very quick to say to each other: – What should we do? – We’ll have to rewrite almost everything. – It’s OK, there are still 13 days to go.

    Woman examiner: –To sum up, you can no longer live in Donetsk where you are accused of treason and you are not accepted in Kiev because you come from Donetsk. Your daughter’s departure from Donetsk confirms that your family can no longer stay in Ukraine. I am writing down here the elements to be added. Can you rewrite your story with your friend and send it to me by e-mail?

    The lady addressing the woman examiner: – Do you think there is hope? I can do some sewing for you. For free, of course.

    Woman examiner: – In the waiting room, there are people who fix mobile phones and computers, there are people who lay tiles, who clean and wash dishes. If we wanted, we could just ask…

    Examiner: – If you talk less about sewing and more about politics, you have a good chance.

    March 22 to March 29

    From my window, Paris, March 2022.

    [English below]

    La permanence (1).

    Une grande pièce nue. Une table, un banc d’école, deux chaises de plastique moulé vert menthe. Bruit de fond : conversations dans différentes langues étrangères, galopades d’enfants, cris de bébé. Assis sur le banc, un homme et une femme autour de 65 ans, retraités de la classe moyenne française blanche. On pourrait les prendre pour des examinateurs. Une dame arrive du fond de la salle.

    Les conseillers/examinateurs : Bonjour. Asseyez-vous. Quel est votre problème ? Vous avez demandé l’asile ? De quel pays êtes-vous ?

    La dame : Parler russe ? (L’examinatrice fait “oui” de la tête. Par la suite elle passera du russe au français pour que le co-examinateur puisse suivre). Je viens de l’Ukraine. De Donetsk. Vous connaissez ? (L’examinatrice fait “oui” de la tête.) Je voudrais un permis de travail.

    L’examinateur (lentement, en articulant) : Vous… avez déjà demandé des… papiers ? Vous avez demandé… l’ASILE ?

    La dame fait un geste pour montrer qu’elle ne comprend pas bien.

    L’examinatrice (en russe) : Vous avez demandé le statut de réfugié en France ?

    La dame fait signe que non. Elle montre son passeport.

    L’examinateur : C’est écrit en cyrillique et en caractères latins. Née à Donetsk, 1984, Ukraine.

    L’examinatrice en a parte : C’était l’URSS à l’époque et maintenant c’est la République autoproclamée, République populaire de Donetsk . Elle n’a pas de chance.

    L’examinateur : Votre visa de tourisme est expiré depuis 2 ans. Pas de permis de séjour, pas de permis de travail. Vous n’avez jamais été arrêtée… par la police ?

    La dame a un mouvement de peur. Elle fait un signe négatif.

    L’examinatrice : Où habitez-vous ? Est-ce que vous travaillez ?

    La dame (en russe) : J’ai une amie. J’habite chez elle. On travaille ensemble. On fait de la couture.

    L’examinateur (lentement et en articulant) : Pourquoi… vous …avez… quitté… votre pays ?

    La dame (en français) : Plus rien. Donetsk, plus rien. Tout le monde parti.

    L’examinatrice (en russe) : Pouvez-vous raconter un peu ce qui vous est arrivé à Donetsk depuis 2014. Votre maison a été détruite ? Qu’est-ce qui est arrivé à votre famille ?

    La dame (en russe) : Tout a été détruit, il n’y a plus de travail, plus rien. Le chaos. On est tous partis. Ma mère est en Allemagne avec ma tante. Ma sœur, elle travaille en Slovénie. Mon frère est en Pologne.

    Les examinateurs rapidement entre eux :

    – Si elle était arrivée après le 24 février, elle recevait tout de suite un titre de séjour et une autorisation de travail. Pas de chance pour elle ! – Tant que la guerre dure, elle peut espérer la protection internationale. – Mais à Donetsk, on ne se bat plus, les Russes ont déjà gagné. Jurisprudence Kaboul : la guerre est finie, retournez chez vous les Afghans, et débrouillez-vous avec vos talibans !

    – Qu’est-ce qu’on lui dit ?

    – En tout cas, elle ne risque pas d’être renvoyée en Ukraine en ce moment. – Pour les Ukrainiens ayant quitté leur pays avant le 24 février 2022, officiellement, rien de changé . – Les déboutés de l’asile vont forcément demander le réexamen. “Avez-vous des faits nouveaux ? – Oui, on en a”. – Les dossiers seront enregistrés et mis au congélateur. – Au pire, elle reste ici sans-papiers et elle attend 10 ans pour être régularisée.

    – Qu’est-ce qu’on lui dit ?

    L’examinatrice : Madame, notre conseil est de demander l’asile tout de suite. Le succès n’est pas garanti mais vous ne risquez rien.

    L’examinateur lui tend un bout de papier qu’il vient de découper dans un cahier : Voici le numéro de téléphone pour prendre rendez-vous à la préfecture.

    L’examinatrice : Comme c’est une demande tardive, vous ne recevrez pas d’aides, pas de logement, pas d’argent, seulement une adresse postale. On vous remettra un dossier de demande d’asile à remplir en français et à renvoyer avant 21 jours. Il faudra écrire tout ce que vous et votre famille avez souffert à cause de la guerre depuis 2014, comment vous avez pris la décision de partir, pourquoi vous n’aviez pas d’autre choix. Mais sans parler du chômage et de la misère. Il faudra bien expliquer ce que vous craignez si vous êtes renvoyée en Ukraine. Là aussi, sans parler de la pauvreté. Venez nous voir, on essaiera de vous aider.

    La dame (en français) : Je peux revenir ?

    Les deux examinateurs : On est là tous les vendredis matin.

    The permanence (1).

    A large bare room. A table, a school bench, two mint green moulded plastic chairs. Background noise: conversations in different foreign languages, children running around, babies crying. Sitting on the bench, a man and a woman around 65 years old, white French middle-class pensioners. They could be mistaken for examiners. A lady comes from the back of the room.

    The counsellors/examiners: – Hello. Please sit down. What is your problem? Have you applied for asylum? What country are you from?

    The lady: – Speak Russian? (The woman examiner nods “yes”. Later she will switch from Russian to French so that the co-examiner can follow). I come from Ukraine. From Donetsk. Do you know it? (The woman examiner nods “yes”.) I need a work permit.

    Examiner (slowly, articulating): – You… have already applied for… papers? Have you applied for… ASYLUM?

    The lady makes a gesture to show that she does not quite understand.

    Woman examiner (in Russian): – Have you applied for refugee status in France?

    The lady gestures that she has not. She shows her passport.

    The examiner: – It is written in Cyrillic and Latin characters. Born in Donetsk, 1984, Ukraine.

    The woman examiner (a parte): – It was the USSR then and now it is the self-proclaimed Donetsk People’s Republic. Unlucky.

    Examiner: – Your tourist visa expired two years ago. No residence permit, no work permit. Have you ever been arrested… by the police?

    The lady moves with fear. She makes a negative sign.

    The examiner: – Where do you live? Do you work?

    The lady (in Russian): – I have a friend. I live with her. We work together. We do some sewing.

    Examiner (slowly and articulately): – Why… did you… leave… your country?

    The lady (in French): – Nothing anymore. Donetsk, nothing left. Everyone has left.

    Woman examiner (in Russian): – Can you tell us a bit about what has happened to you in Donetsk since 2014. Has your house been destroyed? What happened to your family?

    Lady (in Russian): – Everything was destroyed, there is no work, nothing. Chaos. We all left. My mother is in Germany with my aunt. My sister works in Slovakia. My brother is in Poland.

    The examiners quickly among themselves: – If she had arrived after 24 February, she would have received a residence permit and a work permit straight away. Bad luck for her! – As long as the war lasts, she can hope for international protection. – But in Donetsk city, there is no more fighting, the Russians have already won. Kabul jurisprudence: the war is over, go back home Afghanis, and deal with your Taliban!

    – What do we tell her?

    –  In any case, she is not in danger of being sent back to Ukraine at the moment. – For Ukrainians who left their country before 24 February 2022, officially nothing has changed. – Those who have been refused asylum are bound to apply for a new review. “Do you have new facts? – Yes, we do”. – The files will be registered and put in the freezer. – In the worst case, she stays here undocumented and waits 10 years to get regular documents.

    – What do we tell her?

    Woman examiner: – Madam, our advice is to apply for asylum right away. Success is not guaranteed but you risk nothing.

    The examiner hands her a piece of paper that he has just cut out of a notebook: – Here is the telephone number to make an appointment at the prefecture.

    The woman examiner (in Russian): – As this is a late application, you will not receive any social benefit, no accommodation, no money, only a postal address. You will be given an asylum application file to fill in in French and send back within 21 days. You will have to write down everything you and your family have suffered because of the war since 2014, how you made the decision to leave, why you had no other choice. Don’t mention unemployment and misery. You must explain what you fear if you are sent back to Ukraine. Again, don’t mention the poverty. Come and see us, we will try to help you.

    The lady: – Can I come back?

    The two examiners: – We are here every Friday morning.

    February 22 to March 1

    Magazine ELLE. Citations d’Une Femme mariée par Jean-Luc Godard, 1964.

    Marcelle Ségal (8), une femme mariée

    Dans les archives de ma grand-tante, classeur “Collaborations diverses”, je trouve le scénario d’Une Femme mariée et une lettre de Jean-Luc Godard.

    “Paris, le 19 juin 1964. Jean-Luc Godard à Mme Marcelle Ségal.

    Chère madame,

    Voici la lettre que l’héroïne de mon prochain film est supposée vous écrire ainsi que nous en avions bavardé ensemble il y a quelques jours ; en fait il y a deux lettres. Ces deux lettres ont été écrites par Mademoiselle Macha Méril qui jouera le rôle principal. Je lui ai dit de les écrire telles qu’elle les sentait elle-même, en tant que Macha Méril, mais dans la situation du personnage du film. A mon avis, seule la lettre n°1 doit être prise en considération. […] Il nous faudrait votre réponse vers la fin de la semaine prochaine afin de pouvoir la faire imprimer en accord avec le bureau de Mme Gordon-Lazareff. Vous pouvez toujours me joindre à mon bureau […] Sentiments distingués. Jean-Luc Godard.”

    Les deux lettres sont manuscrites, on devine que Macha Méril a pris plaisir au jeu. La lettre n°1 est brève. Celle qui signe “Une femme mariée” a un mari et un amant, tous deux très gentils. Tous deux désirent un enfant d’elle. Elle vient d’apprendre qu’elle est enceinte, ignore lequel des deux est le père et se demande s’il est loyal de rester avec son mari sans lui avouer ses doutes. Le squelette d’un scénario. La lettre n°2 raconte par le menu les circonstances de la rencontre avec l’amant, comédien de théâtre, la jalousie du mari, pilote d’avion-taxi, qui la fait suivre par un détective privé, l’emploi du temps de cette jeune bourgeoise oisive avant d’en venir à l’enfant à naître et au dilemme : faut-il dire la vérité au mari ?

    Marcelle a rendu sa copie le 26 juin. Cette lettre, qui n’était pas destinée à la publication dans le Courrier du Cœur, ne se trouve pas dans ses archives. Dans celles d’Anouchka Films, la société de production de Godard, peut-être ?

    Dans le film, on ne voit ni de lettre de Macha Méril, ni de réponse de Marcelle Ségal. C’est tant mieux.

    Il est tentant de deviner cette réponse, au moins sa teneur. Une de ses maximes : Ne pas confondre son mari avec sa meilleure amie ou son confesseur. Autre maxime : Ne pas quitter un mari ennuyeux pour un amant qui le deviendra sitôt qu’il aura endossé le costume d’époux. Comme ni la loi, ni le bon ton n’autorisent à recommander un avortement, Marcelle doit éliminer d’emblée l’hypothèse. Je la verrais bien, pour commencer, planter une banderille. Vos scrupules, chère “Femme mariée”, vous honorent mais ils viennent à contre-temps. Après ce hors d’œuvre, un ferme rappel à l’ordre. Désormais votre premier souci doit être l’intérêt de l’enfant qui s’annonce. Votre mari est tout prêt à l’aimer. Vos aveux gâcheraient le bonheur de l’un et de l’autre. Si, par malheur, vous ne pouviez garder les deux ensemble, gardez l’enfant.

    Fictif, doublement fictif. Cet échange épistolaire n’a aucune chance de paraître dans le Courrier du Cœur. ELLE se nourrit de publicité, pas de réalités dérangeantes. Godard explore les photos publicitaires, il en jouit, il les caresse avant d’en montrer l’envers, le négatif. Une longue séquence solarisée y amène. Le titre complet : ‘Une Femme mariée, film en noir et blanc”.

    Son héroïne est un archétype publicitaire. Elle est charmante, on est sous le charme. Mais son appétit de vie contredit le papier glacé. Les gestes des amants, un ballet ralenti de mains et de jambes sur fond de draps blancs, sont la face heureuse de cette histoire. Chorégraphie magnifique, un peu de noir, beaucoup de blanc.

    En feuilletant les pages de réclame du magazine ELLE, on déroule un autre film, plus de pornographie, moins d’érotisme. Émoustillant les messieurs qui les effeuillent en douce. Anxiogène pour les lectrices qui n’égaleront jamais le mannequin. Mes pointes de sein forment-elles un triangle isocèle parfait avec la base de ma gorge, se demande l’héroïne devant son miroir. Pour le triangle amoureux, s’en remettre à l’horoscope.

    Elle joue à cache-cache avec son mari et avec son amant, ment à l’un comme à l’autre, échappe à des filatures imaginaires. Elle s’invente un personnage de cinéma pour échapper au néant dans lequel elle patauge, en ville comme à la piscine. Les gigantesques panneaux publicitaires qui forment le décor ordinaire de Paris l’écrasent. Ce n’est pas si amusant, en définitive, d’être l’idéal d’une époque stupide. Sa femme de ménage qui se soucie peu d’être chic et moderne, s’en tire mieux. Sans chichis.

    Le scénario est daté de 1964, archi-daté comme l’est le roman de Georges Pérec, Les Choses ; le film ne l’est pas, le roman non plus, ils sont devenus des classiques. Godard a imaginé d’y faire intervenir Marcelle Ségal car elle est “de son temps”, épithète que l’on peut prendre en bonne et en mauvaise part. Il ne lui a pas tendu de piège en lui proposant un jeu épistolaire avec Macha Méril. Tous les trois se sont amusés. Marcelle était assez fine pour rire du personnage qu’elle jouait dans le monde.

    Changement de pied, changement de temps, Godard donne le dernier mot du film à Racine. “Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous, / Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?” Bérénice. La scène 5 de l’acte IVscène 5, les adieux les plus sublimes, ânnonés entre les draps par deux amants des plus ordinaires, même pas vraiment malheureux de se quitter. Grandeur et misère.

    Marcelle faisait métier d’écrire de la prose jetable pour papier journal mais, au premier jour des vacances, courait se requinquer chez les classiques. Sur les étagères du couloir, l’état d’usure des volumes de la Pléiade témoignait de ses préférences secrètes. Elle aura sûrement donné raison à Godard.

    February 9th to February 15th

    Hold on, M. D., primroses, daffodils, irises and tulips shall bloom for you too.

    February 1st to February 8th

    Eccentricity as a legacy from Aunty Marcelle. A soup tureen of Capodimonte porcelain, undetermined date, delirious style. La soupière de Tante Marcelle, porcelaine de Capodimonte, date indéterminée, style délirant. L’excentricité en héritage.

    Marcelle (7), un homme digne de ce nom

    À un monsieur qui, à la suite d’une rupture, se dit “noyé de chagrin”, littéralement “à la mer”, Marcelle répond  : « Un homme n’est pas à la mer pour un chagrin d’amour (j’entends un homme digne de ce nom). Il est de taille à encaisser ce coup et bien d’autres. » (Courrier du Cœur, ELLE, septembre 1953). Abrupt.

    Hommes « dignes de ce nom », où êtes-vous passés ? Où étiez-vous hier, à l’heure de notre mort ? ELLE est un magazine léger, restons légers. Marcelle conseille au « noyé » de faire du sport et de s’occuper utilement.

    Marcelle et les hommes. Elle s’évertue à dire à ses lectrices qu’elles attendant trop de la gent masculine. Mesdemoiselles, vous courez à la déception. Mesdames, vous courez à la neurasthénie. Les malheureuses lectrices ont une excuse, elles sont intoxiquées par une propagande millénaire que leur magazine préféré décline dans toutes ses pages publicitaires.

    Marcelle réserve ses caresses à son chat. Elle n’a plus de temps à perdre avec les hommes. Ils donnent peu et mal. Elle donne beaucoup et sans compter. Elle a recueilli deux garçons, l’un orphelin, l’autre abandonné. Elle s’est démenée pour en faire des « hommes dignes de ce nom ». A connu dans son rôle de tutrice quelques satisfactions, beaucoup de déconvenues. Ses deux vraies passions sont le travail et l’amitié.

    Le fidèle Asselin est un intime. Elle l’appelle Asselineau, jamais Philippe. Il est nettement plus jeune qu’elle, vêtu à la mode des artistes fauchés, veste aux coudes rapiécés et pantalons râpés de velours côtelé.

    Asselin est sculpteur. Il vient à pied de la porte de Gentilly, traverse tout Paris en se récitant à mi-voix des poèmes. Il a de très longues jambes et une mémoire immense. Sur la rive gauche, il chemine avec Blaise Cendrars. Arrivé porte de Champerret, il s’arrête chez la fleuriste. Il ignore l’ascenseur, monte au sixième étage à pied, toujours à pied, pousse la porte un bouquet à la main, Marcelle s’illumine, depuis trente ans, c’est toujours la première fois.

    Il me fait entendre la Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France. J’ai onze, douze ans, la poésie est une drogue permise. Il m’apprend à allumer les allumettes avec mes orteils. Asselin est adulte ou enfant, masculin ou féminin à volonté, et, comme Marcelle, joyeusement excentrique.

    En 1964, il est choisi par Robert Bresson pour jouer dans Au hasard Balthazar. Le personnage principal est un âne, les dialogues sont donc rares. Asselin n’en pas besoin pour faire vivre à l’écran son personnage de paysan pauvre, son corps princier suffit.

    1915-1997. L’artiste des merveilles n’a pas pu venir fêter le centenaire de sa belle qui pourtant s’était mise en robe de mariée. Cela faisait quelque temps qu’on ne le voyait plus aux anniversaires. Celui qui me reste n’est pas l’austère personnage de Bresson ; le mien a de la chantilly sur le nez, il cueille des roses dans le jardin de Gouvieux, il est assis dans un transat à côté de Marcelle allongée sur sa longue rocking-chair, il fume une Gitane, elle tire sur une petite pipe à long bec

    Après la mort de ma mère, il a exécuté un buste de terre cuite d’après photo. Il l’avait connue très jeune et l’aimait beaucoup. Ce n’est pas sa meilleure sculpture. La tête bouclée de ma mère est trop gentille, trop mignonne, ou trop morte. Le buste d’Asselin comme la soupière géante font partie de l’héritage, à prendre tel quel.

    Sur un catalogue des années 1950, il pose dans son atelier parmi ses œuvres, de grands nus de granit noir, des formes épurées et lascives. Je regrette de ne pas m’être aventurée jusqu’à l’atelier de Gentilly. Jusqu’au bout, je l’ai vu avec mes yeux d’enfant, éternel fiancé, magicien ailé. Asselin était un homme digne d’être connu, d’être aimé.

    Marcelle, dans son genre, était aux yeux de tous un « homme digne de ce nom ». Son genre transcendait les genres.

    January 18th to January 25th

    Marcelle Ségal, souvenirs.

    Marcelle (6), cigarillos

    Elle tire sur son Davidoff, moi sur le mien. Elle n’avale pas la fumée, moi non plus. Nous fumons de concert, chacune selon sa partition.

    Jamais de cigarettes, avec ou sans filtre. Jamais de tabac parfumé à la menthe, à la vanille. Pourquoi pas au chocolat ou au nougat tant qu’on y est ? Jamais de substances allégées, light, édulcorées. Autant d’escroqueries.

    Marcelle et moi, nous ne fumons pas par addiction, seulement par gourmandise. On déguste. On soupire d’aise. Qu’il est doux de fumer ensemble en causant de choses qui font plaisir ou sans causer du tout.

    Les cigarillos Davidoff de petit calibre se présentent dans des boîtes de balsa marron clair munies d’un petit fermoir métallique. On y range des boutons de chemise, des punaises, des agrafes, des cure-dents, des timbres, des lames de rasoir… de sorte que la firme Davidoff est présente dans tous les tiroirs de la maison. Chez Marcelle comme chez moi.

    “Fumer tue”. Marcelle est morte avant l’arrivée des messages de prévention et des photos gore qui désormais les accompagnent. Elle aurait bien ri. Ce qui tue le plus sûrement est de ne pas vivre, disait-elle. Vivez, mais vivez donc, qu’attendez-vous mesdames et messieurs les prudents, les timorés, les économes, les battus d’avance, les fatigués de naissance ? Elle était une bonne vivante, bonne, autant qu’on peut l’être, et vivante jusqu’à son dernier souffle à 102 ans passés.

    Un temps, Marcelle a fumé une pipe de céramique hollandaise à long bec. La vieille pipe dort sur une étagère derrière son fauteuil. Le chat ronronne à ses pieds.

    Pourquoi Davidoff et pas Cohiba ou Partagas ? Question d’affinités. Le tabac vient de Cuba, il est estampillé à Genève et porte un nom russe. Zino Davidoff, le fondateur, naquit en 1908 en Ukraine dans une famille de commerçants juifs qui ne roulaient pas sur l’or. Avec lui, nous sommes en famille. Quasiment cousins

    En réalité, Marcelle a un cousin Davidoff ; il vit à deux pas de chez elle, porte d’Asnières.

    Elle parle peu de la famille. Sans doute pour ne pas en dire du mal.

    Le peu que j’en sais. Elie Davidoff, après la mort de ma mère, fut placé à la tête d’un conseil de famille chargé de protéger les intérêts matériels de ses cinq enfants mineurs. Mon père fit hautement savoir qu’il n’entendait demander la permission de personne pour gérer ses biens, lesquels incluaient naturellement ceux de sa défunte épouse. Le juge des tutelles était un pas-grand-chose, le pauvre cousin Davidoff, un moins que rien. Celui-ci vivait très modestement, locataire comme Marcelle d’une HBM (habitation à bon marché) de la régie immobilière de la ville de Paris. Il céda aussitôtà l’intimidation. Derrière lui, le clan maternel, à savoir ma grand-mère Léa et ma grand-tante Marcelle, se replia sans piper mot. Une mauvaise paix valait mieux que pas de paix du tout. Le conseil de famille disparut sans faire de ronds dans l’eau et je n’entendis plus jamais parler de ce cousin de la porte d’Asnières.

    Le Davidoff de Genève était autrement plus séduisant et, avec lui, pas de complications. Nous pouvions fumer en toute sérénité.

    January 11th to January 17th

    “You just must know how to choose”, ELLE magazine,1948.

    Marcelle (5), Courrier du Cœur 1948

    Elle me fait rire, me fait sourire, me fait grincer des dents. Parfois, elle me consterne.

    Je suis mariée depuis deux ans, ma vie est un enfer. C’est uniquement pour ma petite Josy qui a un an que je reste à supporter les injures et les coups de celui que je dois appeler mon mari. J’ai peur qu’il me tue.”. Suzanne, Paris.

    ♥ Votre mari est malade. Il doit être traité par un psychologue qui découvrira la cause de ses fureurs. Essayez, lorsqu’il est calme, de chercher s’il n’a pas dans son travail des difficultés qui le rendent nerveux. Ayez le courage et la patience de tenter cette épreuve par pitié pour le père de votre enfant qui, certainement, est le premier à souffrir de ses emportements. Si cette tentative suprême échouait, vous seriez en droit d’obtenir la séparation, ne serait-ce que dans l’intérêt de votre enfant. Les scènes que vous décrivez exercent sur l’âme d’un enfant une action néfaste et durable. Un avocat vous conseillera.♥

    Le curé aurait ordonné à Suzanne de supporter l’épreuve envoyée par le Seigneur. Le policier aurait renvoyé la chochotte dans ses foyers. Marcelle fait entrer en scène le psychologue et l’avocat, c’est plus moderne mais ça ne va pas lui sauver la vie.

    La rédactrice en chef a dû trouver le sujet anxiogène. Il disparaît à jamais des colonnes du journal. Des dizaines d’appels au secours arrivent à longueur d’année sur le bureau de Marcelle. Elle répond en privé, pleine de sollicitude, prônant le courage et l’abnégation. “Votre mari boit, le pauvre, il doit avoir des contrariétés au travail”, “Votre mari vous trompe et rentre à la maison à contre-cœur, faites-lui bon visage, soyez jolie et de bonne humeur, cela vaut mieux que de jouer les martyrs…” “Vous voulez le quitter, pensez au bonheur de vos enfants.” Est-ce qu’elle y croit ? Je n’enviais pas sa place. Lorsque j’ai eu 18 ans, elle m’a proposé de faire équipe avec elle. J’ai décliné l’invitation. Je subodorais qu’il fallait des lois pour protéger les Suzanne, pas des homélies dans un magazine de mode. Depuis que j’avais ouvert les yeux sur le monde, j’étais de gauche, Marcelle – sans illusions sur le genre humain – souriait avec indulgence.

    Leçons de conduite à l’usage des jeunes filles: “J’ai 17 ans. Est-ce que vous désapprouvez le flirt ?” ♥ Autant vous reprocher d’avoir 17 ans. À votre âge, on flirte comme on respire et il n’y a pas de mal à cela… ou ce n’est plus du flirt. Mais voilà justement le hic : il faut savoir s’arrêter à temps, être sûre de ses freins. Vous voyez ce que je veux dire ? ♥

    On voit ce qu’elle veut dire et l’on voit que le temps n’est pas encore venu d’en parler. 1948, c’est 20 ans avant la pilule.

    Leçons de conduite à l’usage d’une irascible : “Je me querelle avec mon fiancé pour des riens. Une des principales raisons de ma colère est qu’il n’est pas expansif. Comment faire pour qu’il s’extériorise ?” M. R. ♥ Pas en le terrorisant. [Vas-tu m’embrasser, scrogneugneu ?] Votre glande thyroïde vous joue peut-être des tours ? ♥

    Marcelle a beaucoup souffert de la thyroïde, c’est un fait. De là ses accès de colère ? La correspondance familiale dont j’ai hérité témoigne de tornades contre ma mère, ma grand-mère, les mesquins, les radins, les pleutres, les faux-jetons et surtout les paresseux. « Marcelle est encore montée sur ses grands chevaux », disait-on à la maison. Quelques mois passaient, la nappe restait froissée, puis on se rabibochait au nom de la paix des familles.

    Le style, c’est l’homme, ou c’est la femme. Marcelle a l’esprit pointu.

    Pointe courroucée : “Invitée pour le week-end, son mari me fait la cour. J’ai fini par me laisser tenter. Depuis, il m’écrit chaque jour. Sa femme a surpris une lettre et m’en a parlé. Que faire ?” G. H. ♥ Une amie vous invite chez elle et vous lui prenez son mari. Pourquoi pas les cuillers à café pendant que vous y êtes ? ♥

    Pointe sans méchanceté : ” J’ai 17 ans. Au cinéma, un jeune homme est venu s’asseoir à côté de nous. Il se prénomme Jean. J’ignore son adresse mais je sais qu’il est de Paris. Que faire pour le retrouver ?” ♥ Il s’appelle Jean et il habite Paris. C’est un indice. Dommage que je ne sois par Sherlock Holmes. ♥

    December 14th to January 4th

    WAVES OF CARE, a collective art work for TRIGGER. Luces verdes, by Angela Castresana for Anne Brunswic, december 2021.

    [English below]

    Green lights

    50° N, 23° E. Dubicze Cerkiewne, Podlachie, Pologne, frontière avec la Biélorussie. Devant l’entrée d’une maison du village brille une puissante lumière verte. On l’aperçoit de loin lorsqu’en sortant de la forêt on débouche sur la route.

    D’un groupe à l’autre, dans la forêt gelée, on s’est passé le mot. Feu vert veut dire on peut se réchauffer, se restaurer, changer de vêtements, recharger son téléphone portable, piocher dans une trousse à pharmacie.

    Depuis l’appel Green Light lancé par Kamil Syller, un habitant de Dubicze Cerkiewne, des dizaines de maisons polonaises proches de la frontière biélorusse allument des lumières dont le halo troue la brume gelée et verdit la neige.

    En 1943, dans les forêt de Podlachie, se cachaient des groupes épars de partisans, parmi eux des survivants de l’insurrection du ghetto juif de Bialistok. Certains ont trouvé sur leur chemin des maisons où se cacher. La flamme des Justes éclaire encore la nuit.

    38°N, 16° E. Riace, Calabre, Italie, Mer ionienne. Domenico Lucano, dit « Mimmo » a fait de son village un havre pour exilés. Les premiers ont échoué sur la plage en 1998. Il les a fait monter au vieux bourg perché sur le contrefort rocheux qui domine la mer. Asphyxié par la mafia, déserté par la jeunesse, Riace dépérissait sous un soleil sans pitié. Les vieux, aussi loin qu’ils pouvaient voir avec leurs lunettes bon marché remboursées par la sécurité sociale, ne voyaient que du temps à tuer. Leurs enfants exilés aux quatre horizons ne venaient plus les voir. Élu maire, Mimmo écrit aux propriétaires absents. Permettez que d’autres s’installent dans vos maisons vides. Ils permettent. Dans les ruelles, on entend parler arabe, somali, ourdou, pachto. Les mains desséchées des vieilles tremblent en se posant sur la toison brune des petits. Les petits font mine de ne pas le remarquer. Humaniste, Mimmo est aussi ambitieux. Pour l’école, pour les échoppes cette jeunesse d’outre-Méditerranée est une bénédiction. Riace revit, d’autres villages calabrais lui emboîtent le pas, des équipes de reportage affluent.

    Ce scandale doit cesser. L’État contraint Domenico Lucano à rendre des comptes à l’Italie, à l’Europe tout entière. Le 30 septembre 2021, un tribunal calabrais le condamne à treize ans de prison et au remboursement de diverses subventions pour un montant de 500 000 euros, une peine digne d’un sicaire de la ‘Nrangetta. A Riace, finis les joujoux de Noël.

    50°N, 0°O. Brighton, Angleterre, côte de La Manche. 50°N, 1°E, Calais, France, mer du Nord. Dunkerque, 51°N, 2°E, mer du Nord. Briançon, 44°N, 6°E, Alpes… Exilé, pourchassé, consulte ton GPS ou ta boussole. Avec de la chance, tu trouveras là des lumières allumées dans la nuit d’une Europe figée dans la glace. Rigor mortis.

    Les jours de fête, un couvert supplémentaire était dressé à la droite de mon grand-père. Nappe blanche amidonnée, chandeliers, argenterie, l’heure était solennelle et mes orteils souffraient dans mes souliers vernis. J’appris qu’on attendait le prophète Élie. Sous la figure d’un vagabond, il nous viendrait un envoyé de l’Éternel qui nous conduirait vers d’autres cieux. Nous étions nés juifs errants, toujours prêts à faire nos valises. Dans les maisons chrétiennes, on réservait pareillement une place à un hypothétique convive, « la part du pauvre ». Dieu appelait ses créatures à l’altruisme sous le nom de « charité ».

    Bonne nouvelle, à la faveur de la crise climatique et de l’effondrement de la biodiversité, on vient de découvrir que l’humanité est une. Mauvaise nouvelle, il n’y aura bientôt plus nulle part où fuir.

    Green lights

    50° N, 23° E. Dubicze Cerkiewne, Podlachia, Poland, border with Belarus. A powerful green light shines in front of the entrance to a village house. It can be seen from a distance as you emerge from the forest onto the road. 

    From one group to another, the word was passed around. Green light means you can warm up, eat, change your clothes, charge your mobile phone and get a first aid kit.

    Since the Green Light appeal launched by Kamil Syller, a resident of Dubicze Cerkiewne, dozens of Polish houses near the Belarusian border have lit up with lights whose halo pierces the frozen mist and turns the snow green.

    In 1943, in the forests of Podlachia, scattered groups of partisans were hiding, among them survivors of the insurrection of the Jewish ghetto in Bialystok. Some of them found houses to hide in on their way. The flame of the Righteous still lights up the night.

    38°N, 16°E. Riace, Calabria, Italy, Ionian Sea. Domenico Lucano, known as “Mimmo”, has made his village a haven for exiles. The first ones washed up on the beach in 1998. He brought them up to the old village perched on the rocky outcrop overlooking the sea. Asphyxiated by the mafia, deserted by the youth, Riace was wasting away under a merciless sun. The old people, as far as they could see with their cheap glasses reimbursed by social welfare, could only see time to kill. Their children, exiled to the four horizons, no longer came to see them. 

    Elected mayor, Mimmo wrote to the absent owners. “Allow others to move into your empty houses”. They allowed it. In the alleys, one hears Arabic, Somali, Urdu, Pashto. The withered hands of the old women tremble as they rest on the brown fleece of the children. The children pretend not to notice. A humanist, Mimmo is also ambitious. For the school, for the shops, this youth from across the Mediterranean is a blessing. Riace is reviving, other Calabrian villages follow in its footsteps, reporters flock in.

    This scandal must stop. State forces Domenico Lucano to be accountable to Italy and to Europe as a whole. On 30 September 2021, a Calabrian court sentenced him to thirteen years’ imprisonment and the repayment of various subsidies to the tune of 500,000 euros, a sentence worthy of a ‘Nrangetta’ criminal. In Riace, no more Christmas toys.

    0°N, 0°W. Brighton, England, English Channel coast. 50°N, 1°E, Calais, France, North Sea. Dunkirk, 51°N, 2°E, North Sea. Briançon, 44°N, 6°E, Alps… Exiled, hunted, consult your GPS or your compass. If you are lucky, you will find lights on in the night of a Europe frozen in ice. Rigor mortis.

    On feast days, an extra plate was set up to my grandfather’s right. White starched tablecloth, candlesticks, silverware, the moment was solemn and my toes ached in my lacquered shoes. I learned that the prophet Elijah was expected. In the guise of a wanderer, a messenger of the Lord would come to us and lead us to other horizons. We were born wandering Jews, always ready to pack our bags. In Christian homes, a place was also reserved for a hypothetical guest, “the poor man’s share”. God called his creatures to altruism under the name of ‘charity’.

    The good news is that, thanks to the climate crisis and the collapse of biodiversity, we have just discovered that humanity is one. The bad news is that there will soon be nowhere to run.

    December 7th to December 14th

    ERASE THE BORDERS, a collective art work for Bienal Sur 2021. Carta a nuestras amigas del MAPI Montevideo, Uruguay. Memorias del muso etnografico de Salta, Argentina. Letter to our friends of MAPI, Montevideo, Uruguay. Memories of the ethnographical museum of Salta, Argentina.

    [A continuación, en español]

    [English below]

    Musée fantôme

    Le musée dort dans la torpeur de midi. On hésite à pousser la porte. Dans le hall désert, un vigile en veste de cuir noir molletonné regarde une vidéo sur son téléphone, les écouteurs dans les oreilles. Il faut un peu remuer pour attirer son attention. Le ticket semble avoir été imprimé il y a dix ans. Trois zéros ont été ajoutés à la main au prix d’origine. On entre dans unevaste salle de facture contemporaine, inspirée peut-être par Le Corbusier. Lumière zénithale tamisée. C’est élancé, inspirant mais la visiteuse esseulée n’a pas grand-chose à se mettre sous la dent. Quelques vitrines d’archéologie inca et proto-inca, de larges amphores, une Pacha Mama allaitant deux petits goulus, des bijoux et des fibules. Les panneaux pédagogiques font voyager sur la trace des lamas plusieurs siècles avant l’arrivée des Espagnols. Salta est au pied de la cordillère des Andes, séparée du Chili et de la Bolivie par des sommets vertigineux. Des trésors archéologiques nichent encore à 5000 m d’altitude.

    Les escaliers d’accès aux collections de la mezzanine sont fermés par des cordelettes. C’est tout ? Le vigile me propose de regarder une vidéo à l’usage des écoliers. Images fanées, son grippé et crachotant. C’est vraiment tout ? Est-ce que je pourrais rencontrer quelqu’un, quelqu’une, un conservateur, un spécialiste peut-être ? Il bougonne.

    A gauche du hall, derrière une cloison vitrée opaque, on devine un bureau. C’est l’heure du maté pour les deux secrétaires. Réflexion bête, c’est tout le temps l’heure du maté dans ce beau pays. Et puis surgit une femme au visage rond et cuivré, métis. Sandra. Sandra Rodriguez Ichazu. Elle travaille tous les après-midis au musée. Bénévolement. Le musée n’a plus les moyens de la payer. Le matin, elle donne des cours en tout genre dans un établissement d’enseignement secondaire, il faut bien vivre. Elle a la fibre pédagogique, elle initie les enfants à la langue de leurs ancêtres, leur raconte des mythes et des légendes, enseigne l’art du tissage et de la flûte. S’il restait quelques pesos dans les caisses, elle les emmènerait en excursion là-haut, dans les villages perchés que leurs parents ont quittés pour les bidonvilles des vallées.

    Et à l’étage ? L’étage est fermé pour cause d’inondation. Vous voulez voir ? Tu veux voir ? Rangées dans des casiers comme des momies, les statues sont emballées dans du papier journal. Un grand mur est fissuré, taché de moisissures. C’est que l’architecte de génie qui a conçu ce musée ne s’est pas avisé que le promontoire rocheux auquel il est adossé suinte toute l’année. Les pluies, de ce côté des montagnes, quand elles s’y mettent, dégringolent en cataractes. Sandra répare, rafistole. Viens voir mon atelier, c’est le cabinet de Nosferatu. Des seaux en plastique, des serpillères. Sandra répète “Nosferatu”, il semble qu’elle aime la sonorité du mot. Elle me conduit par une issue de secours sur le toit du musée, une terrasse de briques rouges et béton avec vue ouverte à 180° sur les montages prises dans les nuages. Le musée sera vendu à un homme d’affaires, il sera loué pour des soirées de gala et défilés de mode. Les petits Indiens aux jeans élimés chers à Sandra n’y seront même pas admis comme serveurs. Ils seront dépossédés de tout, y compris de ce qu’ils ont déjà perdu.

    Sandra est une belle personne, sérieusement aimable, aimablement sérieuse. Elle m’emmènera dimanche là-haut, à Tastil, une cité andine qui fut prospère pendant quatre cens ans avant que les Incas ne s’avisent d’y lever des impôts et d’emmener avec eux les plus beaux adolescents des deux sexes pour les offrir en sacrifice au soleil.

    Salta, octobre 2018.

    Ghost museum

    The museum sleeps in the midday torpor. We hesitate to push open the door. In the deserted hall, a security guard in a black leather fleece jacket is watching a video on his phone, headphones in his ears. You have to fidget a bit to get his attention. The ticket paper is old-fashioned, as if it had been printed ten years ago. Three zeros have been added to the original price by hand. We enter a large room of beautiful contemporary construction, perhaps inspired by Le Corbusier. Smooth zenithal light. It is slender and inspiring, but the lonely visitor has little to look at. A few display cases of Inca and proto-Inca archaeology, large amphorae, a Pacha Mama breastfeeding two little gulps, jewellery and fibulae. The educational panels take you on a journey on the trail of the llamas several centuries before the arrival of the Spaniards. Salta is at the foot of the Andes, separated from Chile and Bolivia by dizzying peaks. Archaeological treasures nestle at an altitude of 5,000 metres.

    The staircases leading to the collections on the mezzanine are closed with ropes. Is that all there is to it? The security guard suggests I watch a video for schoolchildren. Faded images, seized and sputtering sound. Is that really all? Could I meet someone, someone who could tell me more, a curator, a specialist perhaps? He grumbles.

    To the left of the hall there is a small office behind an opaque glass partition. It’s maté time for the two secretaries. Silly thought, it’s always maté time in this beautiful country. And then a woman with a round, coppery face, appears. Sandra. Sandra Rodriguez Ichazu. She works every afternoon at the museum, voluntarily, as the museum can no longer afford to pay her. In the mornings, she gives all kinds of classes in a secondary school, one has to make a living. She has an educational bent, she initiates the children to the language of their ancestors, tells them myths and legends, teaches them the art of weaving and the flute. If there were a few pesos in the coffers, she would take them on an excursion up there, to the hilltop villages that their parents have left for the slums of the valleys.

    And upstairs? The upstairs is closed due to flooding. Do you want to see? Arranged in racks like mummies, the statues are wrapped in newspaper. A large wall is cracked, in places completely mouldy. The brilliant architect who designed this museum didn’t realise that the rocky promontory it backs onto sweats all year round. The rains, on this side of the mountains, when they start, tumble down in cataracts. Sandra repairs, patches up. Come and see my workshop, it’s Nosferatu’s cabinet. Plastic buckets, mops. Sandra repeats “Nosferatu”, she likes the sound of the word or the disturbing and fantastic image it evokes. She leads me through an emergency exit onto the roof of the museum, a terrace of red bricks and concrete with a splendid view of the mounts caught in the clouds. The museum will be sold to a restaurant, or to a businessman for gala evenings and fashion shows. Nothing for the little Indians with the worn-out jeans, so dear to Sandra’s heart. They won’t even be admitted as waiters. They will be stripped of everything, including what they have already lost.

    Sandra is a beautiful person, seriously kind, kindly serious. She will take me up there on Sunday, to Tastil, an Andean city that was prosperous for four hundred years before the Incas started to levy taxes there and take the most beautiful teenagers of both sexes with them to offer them as a sacrifice to the sun.

    Salta, October 2018.

    Museo fantasma

    El museo duerme en la pesadez del mediodía. Dudamos en empujar la puerta. En el hall desierto, un vigilante con acolchada chaqueta de cuero negro, audífonos en sus oídos, mira un video en su teléfono. Hay que hacer algo de ruido para llamar su atención. El ticket, impreso en un papel envejecido, luce como si hubiera esperado diez años. A mano, añaden tres ceros al precio original. Entramos a una gran sala con gran aire contemporáneo, inspirado quizás por Le Corbusier. Una luz entra oblicuamente desde el zenit. Impetuoso, inspirador, pero la visitante no encuentra nada apetitoso. Alguna vitrinas con piezas arqueológicas inca y proto-incaícas, grandes ánforas, una Pacha Mama amamantando dos glotoncillos, joyas y broches. Los paneles pedagógicos nos hacen viajar sobre las huellas de llamas, varios siglos antes del arribo de los españoles. Salta está al pie de la cordillera andina, separada de Chile y Bolivia por vertiginosas cumbres. A 5.000 metros de altura anidan tesoros arqueológicos. Unos cordones interrumpen el paso a las escaleras de acceso a las colecciones de la mezzanine. ¿Es todo?

    ¿Podré encontrar alguien? ¿Alguien que pudiera decirme algo más, un curador, quizás un especialista? Él refunfuña. A la izquierda del hall hay una pequeña oficina tras un separador de vidrio opaco. Es la hora del mate para los dos secretarios. Ingenua reflexión: ¡ah! siempre es la hora del mate en este bello país. De pronto surge una dama de cobrizo rostro redondeado, mestiza, Sandra. Sandra Rodríguez Ichazu. Trabaja allí todas las tardes. Es voluntaria, el museo no tiene con qué pagarle. En la mañana dicta cursos de todo tipo en una escuela de secundaria; hay que vivir. Tiene madera de pedagoga. Enseña a los niños la lengua de sus ancestros, les cuenta mitos y leyendas, enseña el arte del tejido y de la flauta. Si tuviera al alcance algunos pesos, los llevaría de excursión a los pueblos que se alzan allá arriba, los que sus padres abandonaron por las barriadas asentadas en los valles.

    ¿Y el otro piso? Cerrado por inundación. ¿Quiere ver? ¿Quieres ver? Acomodadas en cajones, como momias, las estatuas están embaladas en papel de periódico. Una pared inmensa muestra sus fisuras y áreas totalmente enmohecidas. El genial arquitecto que diseñó el museo no entendió que el promontorio rocoso al que está apoyado el museo rezuma todo el año. En este lado de las montañas, cuando llegan las lluvias ruedan como cataratas. Sandra repara, remienda. Ven a ver mi taller, es el despacho de Nosferatu. Bolsas plásticas, trapos. Sandra repite: “Nosferatu”, le gusta la sonoridad de la palabra o la imagen fantástica e inquietante que evoca. Me lleva por una salida de emergencia al techo del museo. Una terraza de ladrillos rojos y cemento con espléndida vista a las montañas atrapadas por las nubes. El museo será vendido a un restaurante, o si no a un hombre de negocios para noches de gala y desfiles de moda. Nada para los indiecitos de desgastados jeans, por supuesto. Ni siquiera como sirvientes entrarán. Serán desposeídos de todo, incluso de lo que ya perdieron.

    Sandra es una bella persona, seriamente amable, amablemente seria. Me llevará mañana allá arriba, a Tastil, una ciudad andina, próspera durante cuatrocientos años, antes que los Incas impusieran el pago de impuestos y la costumbre de llevarse los más bellos adolescentes, de ambos sexos, para ofrendarlos en sacrificio al Sol.

    Salta, octubre de 2018.

    November 30th to December 6th

    White sea canal Gulag, October 17, 1932. Training for cine-mechanics. Camp 2, section 6. Private collection 3493.

    [English below]

    Le projectionniste

    Il y a eu des histoires d’amour dans les camps. Faut-il en parler ?

    Iouri était un détenu. Macha et moi, nous l’aimions en secret sans qu’il en sache rien. Nous lui écrivions des lettres parfumées à l’eau de Cologne que nous brûlions ensuite solennellement. Ce sacrifice partagé conjurait la jalousie. Les lettres, les poèmes, les fleurs séchées ne lui parviendraient jamais. C’était notre pacte. Nous avions seize ans.

    J’étais venue dans le nord avec mes parents, tous deux fonctionnaires de la Guépéou.  Macha était une camarade de classe. A l’internat, elle était la seule de son âge. Elle s’en échappait pour rejoindre le bâtiment du camp où j’habitais avec mes parents. Le chef fermait les yeux, on était si loin de Moscou.

    Iouri était dans l’agit-prop. La petite brigade avait le droit de se déplacer sans escorte d’un chantier à l’autre. Elle traversait parfois le centre du village sous le regard des habitants mais il était interdit d’avoir le moindre échange avec eux. Les autres détenus, ceux qui travaillaient à la scierie ou en forêt, étaient strictement séparés de la population et logés dans des baraquements à l’écart. De loin, ils avaient l’air d’ombres sales, de revenants et ils faisaient peur. A cette époque, Macha et moi, nous ne regardions que Iouri.

    Le plan du bourg est facile à dessiner. La petite rivière qui le traverse, c’est la Perle. Au printemps, elle charrie de gros blocs de glace qui emportent au passage les arbustes roussis qui ont survécu à l’hiver. Les berges sont quasi nues. Les premières maisons  du bourg ont été bâties par des pêcheurs. Derrière les hangars du sovkhoze de pêcherie, il y avait une sècherie et une petite conserverie. Les chaluts ne prenaient la mer qu’entre avril et octobre, le reste de l’année, ils restaient amarrés devant. Le camp était implanté un peu à l’écart, sur la rive inondable. Il était entouré de hautes palissades de planches surmontées de barbelés. De l’autre rive, on ne voyait pas ce qui s’y passait, seulement les convois qui allaient au travail ou en revenaient. Les premiers bâtiments du camp avaient été édifiés avec les matériaux de l’église saccagée pendant la campagne pour l’athéisme. Toutes les icônes, y compris celle que chaque famille gardait dans son coin rouge, avaient été jetées au feu mais ceci est une autre histoire. Les gens continuaient à prier en secret, j’en suis certaine. On ne change pas le cœur d’un peuple.

    Macha et moi, nous avions une passion commune, le cinéma. Des bobines arrivaient chaque semaine par le train. Un colis était destiné au camp, l’autre au village. En rusant, nous parvenions à voir deux films différents par semaine.

    Iouri ne ressemblait pas aux vedettes soviétiques de l’époque. Il marchait  avec ses bottes éculées comme sur un nuage, il nouait son écharpe râpée comme un prince. Pour nous, il était la poésie en personne. Nous n’avions encore jamais vu de Moscovite.

    Au camp, il faisait fonction projectionniste.  Nous guettions les moments où Iouri allait recoller la pellicule déchirée et rembobiner toute vitesse. Macha disait qu’il avait des doigts de pianiste. Par goût de la contradiction, je disais, des mains de peintre.

    Un jour Macha reçut un petit coffret de bois marqueté. Elle tarda quelques jours avant de me le montrer. Sous le couvercle, était gravé, « Macha, aussi loin que le vent me pousse,  je ne t’oublierai pas. Iouri. ». Je dus accepter ma défaite. Quelques jours plus tard, notre idole quitta le camp sous escorte. Macha se précipita à la gare. Dans un recoin entre deux palissades, elle parvint à saisir sa main. Il caressa un instant la sienne. Les gardes le poussèrent rudement dans le wagon. Elle se reprocha de n’avoir pas couru sur le quai en agitant un mouchoir.

    Nous échangions des cartes de vœux pour la nouvelle année. J’avais depuis longtemps quitté le nord. Macha s’était mariée à vingt ans avec un capitaine de marine qui lui avait donné deux fils. Les deux avaient servi dans la Flotte rouge. Nous nous sommes revues une fois, au milieu des années 1990, c’était la Pâque. Une église rudimentaire avait été aménagée dans les locaux de l’ancien magasin général. En dehors de cela, le bourg n’avait guère changé, il avait juste vieilli comme nous-mêmes. La scierie avait disparu, les épaves des chaluts rouillaient sous la glace. Macha avaient été directrice de l’internat, professeur de musique et secrétaire de district du Parti, elle siégeait encore au conseil des femmes et bombardait le gouverneur régional de pétitions. Son koulitch au four répandait dans la maison un parfum d’épices qui était celui d’une enfance rêvée que nous n’avions pas connue.

    Des fenêtres de Macha, on voyait l’ancien emplacement du camp, un terrain en friche où étaient stockées des grumes destinées à la construction d’une nouvelle église. Sur une étagère dans sa chambre à coucher, j’ai reconnu le coffret.

    – Iouri, tu sais ce qu’il est devenu ?

    – On m’a dit qu’on l’a renvoyé chez sa mère à cause de la tuberculose et qu’il est mort trois mois plus tard. L’an dernier, on a retrouvé sa fiche aux archives du KGB. Chef infirmier, avortement clandestin, trois ans. Il avait 25 ans. Nous ne nous sommes même pas embrassés.

    J’ai appris la mort de Macha peu après ma visite.

    The projectionist

    There were love stories in the camps. Should we talk about them?

    Yuri was a prisoner. Masha and I loved him in secret without him knowing. We wrote him letters perfumed with cologne, which we then solemnly burned. This shared sacrifice warded off jealousy. The letters, the poems, the dried flowers would never reach him. It was our pact. We were sixteen years old.

    I had come to the north with my parents, both of whom were officials in the GPU. Masha was a classmate. At the boarding school, she was the only one of her age. She would escape from the boarding school to the camp building where I lived with my parents. The chief of the camp turned a blind eye, we were so far from Moscow.

    Yuri was into agitprop. The small brigade was allowed to move without escort from one construction site to another. Sometimes they passed through the centre of the village in full view of the inhabitants, but it was forbidden to have the any exchange with them. The common detainees worked in the sawmill or in the forest. They were strictly separated from the population and housed in barracks on the side. From a distance they looked like dirty shadows, like ghosts, and they were frightening. We only looked at Yuri.

    The plan of the village is easy to draw. The small river that runs through is the Pearl. In the spring, it carries large blocks of ice that wash away the meagre shrubs that have survived the winter. The banks are almost bare. The first houses in the village were built by fishermen. Behind the sheds of the fishery sovkhoz, there was a drying plant and a small cannery. The trawlers only went to sea between April and October, the rest of the year they remained moored in front. The camp was set up a little way out, on the flooded bank. It was surrounded by high plank fences topped with barbed wire. From the other side of the river you could not see what was going on, only the convoys going to and from work. The first buildings of the camp were built with the materials of the church that was sacked during the campaign for atheism. All the icons, including the one that each family kept in its red corner, had been thrown into the fire but that is another story. People continued to pray in secret, I am sure. You can’t change the heart of a people.

    Masha and I had a common passion, cinema. Reels arrived every week by train. One package was destined for the camp, the other for the village. By cunning, we managed to see two different films a week.

    Yuri did not look like the Soviet stars of the time. He walked in his old boots as if on a cloud, he tied his shabby scarf like a prince. For us, he was poetry in person. We had never seen a Muscovite before.

    In the camp, he worked as a projectionist.  There were frequent interruptions, Yuri would quickly glue the torn film back together and rewind it. We watched his agile hands. Masha said that he had the fingers of a pianist. For the sake of contradiction, I would say, a painter’s hands.

    One day Masha received a small inlaid box. She waited a few days before showing it to me. Under the lid was engraved, “Masha, as far as the wind blows me, I will never forget you. Yuri”. I had to accept my defeat. A few days later, our idol left the camp under escort. Masha rushed to the station and, in a nook between two fences, took his hand. He caressed hers for a moment. The guards roughly put him in the carriage. She reproached herself for not having run onto the platform waving a handkerchief.

    We were exchanging New Year greeting cards. I had long since left the north. At the age of twenty Masha had married a navy captain, who had given her two sons. Both had served in the Red Fleet. We met again once, in the mid-1990s, it was Easter. A church had been built out of bits and pieces in the premises of the old general shop. Apart from that, the village had barely changed, it had just got older, like us. The sawmill had disappeared, the wrecks of the trawlers were rusting under the ice. Masha had been headmistress of the boarding school, music teacher and district secretary of the Party, and she still sat on the women’s council and bombarded the regional governor with petitions on behalf of the angry population. Her baked kulich spread throughout the house a spicy aroma of a dreamed-of childhood that we had never known. From Masha’s windows, we could see the former site of the camp, a wasteland where logs were stored for the construction of a new church. On a shelf in her bedroom, I recognised the box.

    – Yuri, do you know what happened to him?

    — I was told that he was sent back to his mother because of tuberculosis and that he died three months later. Last year his file was found in the KGB archives. Head nurse, illegal abortion, three years. He was 25 years old. We didn’t even kiss.

    I learned of Masha’s death shortly after my visit.

    November 16th to November 23th

    MARCELLE SEGAL (1962). Avec lunettes ? Avec sourire ? Le stylo entre les dents ? Un peu de fouillis sur le bureau mais pas trop ? Le photographe de mode dépêché à son domicile est bien embarrassé. Il opte pour la seconde. La première lui ressemble davantage.

    Marcelle (4), le cœur à l’ouvrage

    Marcelle Ségal est le nom d’un personnage de fiction. Le public ne connaît pas la personne qui signe de ce nom et ne s’en soucie guère. On lui écrit comme au Père Noël, on rêve de voir sa lettre publiée dans le journal, on veut son quart d’heure de célébrité. Pour cela, on s’applique, on tâche d’être original, on brode, on fabule. C’est à qui fera la meilleure rédaction.

    Peine perdue : Marcelle change les noms et brouille les pistes. Elle donne trois enfants à Marseille à celle qui en a deux à Toulouse et un mari pharmacien à celle qui se morfond avec un agent immobilier. Les universitaires qui épluchent Le Courrier du Cœur pour en tirer une sociologie de la femme des années 1950, 1960, 1970… font fausse route. Il faut le lire pour ce qu’il est, une fiction littéraire librement inspirée de la réalité.

    Marcelle se défend d’inventer mais elle compose, assemble, taille, condense le matériau ingrat qui arrive par paquets au journal. « Des pleurnicheries pleines de fautes d’orthographe », dit-elle en se moquant d’elle-même plus que de ses correspondantes. Donner forme chaque semaine à ces pleurnicheries requiert beaucoup d’art, varier le menu, beaucoup d’imagination. Marcelle tire son art de La Fontaine, de Molière, de Voltaire, des classiques étudiés à l’école. Divertir (beaucoup) en instruisant (un peu).

     « Hâtez-vous lentement et sans perdre courage, / Vingt fois sur le métier, remettez votre ouvrage. » Le poète Boileau la fait bien rire avec ses vingt fois. « Cent fois sur le métier, remettez votre ouvrage ! » Mets du cœur à l’ouvrage, Anneton… Elle m’enseigne par l’exemple. Chaque courrier est semblable et différent. Thème et variations, notes fruitées, douces et acidulées, comme dans la pomme de reinette, sa préférée.

    Au début des années 1960, le journal décide de publier sa photo dans le titre de sa rubrique hebdomadaire. Elle râle contre cette mode venue d’Amérique, de la télé. Elle préfèrerait rester une signature. « Qui a besoin de voir ma trombine ? » Elle s’est toujours trouvée laide, elle est maintenant vieille, à des années-lumière des midinettes danseuses de  twist qui lui écrivent. Le journal met en œuvre les grands moyens : photographe de studio, habilleuse, maquilleuse, accessoiriste. Le résultat est convainquant. La photo restera inchangée pendant un quart de siècle. Elle signe son dernier Courrier du cœur à quatre-vingt-dix ans révolus. Le cœur est  affaire de courage.

    November 9 to November 16

    Recalling Montevideo

    [English below]

    Un souvenir de Montevideo

    Novembre 2018 . En visitant la place principale de Montevideo, je suis tombée sur ces visages de femmes photographiés par Sandra Araujo et Ana Casamayou. Vingt citoyennes déclarent quelle serait leur première décision si elles étaient élues à la présidence de l’Uruguay. Après deux mois dans l’Argentine réactionnaire du président Macri, quel oxygène démocratique ! Découverte enthousiasmante malgré la faible lumière d’une fin d’après-midi pluvieuse.

    Gabriela, Carmen, Aymara, Lucia, Virginia, Maria, Gabriela… Leurs premières mesures au gouvernement :

    Accorder aux  familles des prisonniers ayant combattu pour les Droits de l’homme Vérité et Justice.

    Former un groupe de travail réunissant tous les partis, les syndicats, les représentants des étudiants qui prendra le temps nécessaire pour élaborer un projet de réforme de l’enseignement adapté au présent et à l’avenir. Quand le consensus sera obtenu, que la réforme soit votée rapidement et que tous s’engagent à ne pas la saboter.

    Décréter l’égalité entre hommes et femmes dans l’accès à tous les postes de travail et dans les rémunérations.

    Organiser le dialogue entre les citoyens sur une base locale.

    Réglementer fortement les médias pour favoriser la démocratie.

    Promouvoir une éducation sexuelle complète à tous les niveaux et dans tous les secteurs de l’enseignement.

    Renforcer la sécurité, notamment en matière de violences conjugales.

    Plus d’emploi. Favorser l’accès des femmes au marché du travail sur des emplois stables.

    Améliorer le logement pour que tous soient logés dignement…

    Recalling Montevideo

    November 2018. While visiting the main square of Montevideo, I came across these women’s faces photographed by Sandra Araujo and Ana Casamayou. Twenty female citizens delare what their first decision would be if they were elected president of Uruguay. After two months in President Macri’s reactionary Argentina, what democratic oxygen! An exciting discovery despite the dim light of a rainy late afternoon.

    Gabriela, Carmen, Aymara, Lucia, Virginia, Maria, Gabriela… Their first government action:

    Grant the families of prisoners who fought for human rights Truth and Justice.

    Form an all-party, trade union, student representative working group that will take the time necessary to draw up an education reform project adapted to the present and the future. When a consensus is reached, let the reform be voted on quickly and let all commit themselves not to sabotage it.

    Decree equality between men and women in access to all jobs and in pay.

    Organise dialogue between citizens on a local basis.

    Strongly regulate the media to promote democracy.

    Promote comprehensive sex education at all levels and in all sectors of education.

    Strengthen security, especially in relation to domestic violence.

    More employment. Promote women’s access to the labour market in stable jobs.

    Improve housing so that all families are housed with dignity…

    November 2nd to November 9th

    Courrier du cœur de ELLE 1947-1991. Archives privées de Marcelle Ségal.

    Marcelle (3), le cœur

    Des objets « cœuriformes » s’empoussièrent sur les étagères : boîtes à couture, boîtes à chocolat, bonbonnières en céramique, bouquets de fleurs séchées. À ces babioles, il faut ajouter des objets prétendument utiles : napperons brodés de cœurs, planches à pain. Cela donne du travail à Solange, la femme de ménage, qui a déjà assez à faire avec les poils de chat mais, pour n’offenser personne, Marcelle accepte avec le sourire se laisser envahir par les lectrices reconnaissantes. Elle ne refuse que les cadeaux de prix.

    Marcelle donne autant pour le plaisir de donner que par haine de l’accumulation. L’argent, comme la joie et l’intelligence, est fait pour être partagé. À Paris, elle est locataire d’un deux-pièces dans un immeuble social de la Ville de Paris. La clé est toujours sur la porte, à l’extérieur. Elle n’aime pas s’interrompre dans son travail ou dans son sommeil. La maison est ouverte. « Les cambrioleurs voient qu’il y quelqu’un à l’intérieur, la plupart sont lâches et froussards. Et s’ils viennent, je ne vais pas me lever pour eux. » Il n’y a pas grand-chose à voler. Dans sa chambre, un lit, une commode, un écritoire et une télévision sur petite table roulante, rien de plus. Au mur trois horloges anciennes qu’elle remonte tous les jours. C’est son seul luxe. L’autre pièce sert de salon, de salle-à-manger et de chambre à coucher aux deux garçons dont elle est la tutrice. Quand la place de l’aîné, qui était pour moi le cousin Harold, s’est trouvée vacante pour cause de service militaire, elle a aussitôt été attribuée à un autre protégé. Marcelle ne prend à demeure que des garçons. « Les filles, c’est insupportable, elles veulent toujours mettre de l’ordre . »

    Dans son Courrier du cœur, avec les jeunes filles, elle n’y va pas par quatre chemins. Au risque de se répéter, elle martèle : travaillez au lycée (à la fac, au bureau…), ça vous consolera des chagrins présents et futurs, mariez-vous si vous y tenez absolument mais apprenez d’abord un métier. Acidité et humour. « Vous m’écrivez que vous trouvez vos parents parfaits. A 17 ans, c’est inquiétant. Venez me voir. »

    Marcelle proteste quand on lui dit qu’elle a bon cœur. Le cœur, ça sent la bondieuserie. Elle est une fille de l’école laïque. En famille, on se défiait des rabbins autant que des bonnes sœurs. Sa meilleure amie va à la messe, et alors ? « Tant que ça ne fait de mal à personne » et elles en rient ensemble. Elle se flatte d’avoir mauvais caractère, revendique hautement ses défauts physiques et tait ses mérites, manière imparable de mettre chacun à l’aise et de couper l’herbe sous le pied de ceux qui la jalousent. A l’entendre, on croirait qu’elle a le nez de Cyrano. Au reste, quoi de plus ennuyeux que la perfection ? Sans vice, pas de comédie humaine, pas de comédie tout court.

    La perfection ? « Est-ce que tu demanderais conseil pour faire la mayonnaise à une femme qui n’en a jamais raté une ? » Ayant beaucoup erré en amour, elle se sent légitime à prodiguer des conseils à celles qui lui en demandent.

    Parfois Marcelle me choque : « Les collabos, il ne faut pas les accabler, à leur place, on n’aurait peut-être pas fait mieux. Les juifs antisémites, c’est très rare, on a juste eu de la chance ».

    October 26th to November 2nd

    ERASE THE BORDERS – a collective art work for Bienal Sur 2021 (Argentina) Palestine, 2003. Qalandia check-point to Jerusalem.

    ERASE THE BORDERS – a collective art work for Bienal Sur 2021 (Argentina). Palestine, autumn, winter 2003-2004. Between Ramallah and East Jerusalem, Israeli colony, Qalandia checkpoint, Abu Dis.

    October 5th to October 12th

    Marcelle Ségal

    Marcelle (2), nom, prénom, profession

    Alias Marie Valignat. Des résistants dérobaient dans les mairies des liasses de cartes d’identité vierges à l’en-tête de l’État Français. D’autres, devenus faussaires professionnels, les remplissaient à la plume, encre violette, pleins et déliés. Marcelle avait jugé à propos de détruire la carte précédente barrée de quatre lettres funestes en majuscules d’imprimerie. Du fait de la rareté des logements vacants à Lyon, elle vivait dans un bordel déserté par ses occupantes légitimes. Elle avait rendu des services à la Résistance mais si insignifiants qu’elle jugeait indécent d’en tirer fierté. Des camarades lui avaient confié à taper le manuscrit d’un jeune écrivain résistant. Aucune histoire de la littérature n’a retenu que Caligula, la première pièce d’Albert Camus, fut dactylographiée à Lyon, sous l’Occupation allemande, dans une chambre de bordel, par une ci-devant journaliste qui se faisait appeler Marie Valignat. Je vous salue Marie pleine de grâce.

    D’où lui venait son prénom ? Peut-être y avait eu un Marc Segall ou un Mardochée Schereschevsky? Elle n’avait reçu qu’un seul prénom. Comme moi. Elle était la troisième de sa fratrie, comme moi. Née à peine plus d’un an après sa sœur aînée, comme moi. Elle avait été une enfant à la position mal assurée qui s’était très tôt rebellée en tournant au garçon manqué. Elle disait à juste titre « fille manquée ». Lorsqu’elle m’a vue à trois ans jouer au cow-boy puis à six ans offrir des poèmes à des personnes qui ne m’avaient rien demandé, elle a reconnu une partition familière. Autant qu’elle a pu, elle a veillé à mon éducation mais elle n’est pas parvenue à me faire partager le goût des mathématiques et de la gymnastique, deux disciplines où elle brillait tant qu’elle songea à en faire son métier.

    Profession journaliste. Pour le public qui se jetait chaque semaine sur le Courrier du cœur du magazine ELLE, Marcelle Ségal n’était pas à proprement parler une journaliste. Courriériste, définition : “journaliste chargé de rédiger une chronique appelée courrier”. La fonction était sans prestige : ni aventures lointaines, ni scoop, ni scandales, ni le très grand-monde, ni le très bas. Elle admirait sans réserve les Lazareff, ses amis et patrons, des juifs d’origine russe passionnément français, passionnément modernes. Hélène Gordon-Lazareff avait fondé ELLE et en avait fait en peu d’années une marque internationale, Pierre Lazareff, dit Pierrot-les-bretelles, avait hissé France-Soir au sommet de la presse populaire parisienne. Au côté de ces deux-là qui incarnaient le meilleur du journalisme de l’époque, Marcelle n’avait pas d’autre prétention que de se rendre utile. La maison Lazareff pouvait compter sur elle sans réserves.

    La rédaction de France-Soir occupait les quatre premiers étages du 100 rue Réaumur, ELLE le cinquième. A l’âge de 10 ans, je connais déjà bien le chemin qui mène à son bureau. A travers les parois grillagées de l’ascenseur, j’entrevois un monde selon mon cœur. Ici, une seule chose compte, l’actualité, la dépêche qui vient de tomber, celle qu’on attend, chacun fonce à ses affaires et personne pour me demander ni où je vais ni ce que je fabrique. Ma tâche au bureau se limite à décacheter les enveloppes sous les ordres de l’assistante de Marcelle qui range les lettres en tas : jeunes filles timides, épouses jalouses, épouses qui s’ennuient, lettres bidons. Je m’aventure parfois au sous-sol dans l’espoir de voir tourner les rotatives mais, aussitôt qu’un typographe me repère, je remonte dans l’ascenseur en faisant mine de m’être trompée de bouton.

    Marcelle disait que, si ses deux patrons avaient été exilés sur une île déserte, ils auraient aussitôt fondé Ile-déserte-Soir. Journalistes dans l’âme. Cela valait aussi pour elle. En 1994, alors qu’elle vient de passer 98 ans, elle me confie amusée : « Hier, je n’ai pas ouvert le journal, c’est un signe qui ne trompe pas. »

    September 21st to September 28th

    Marcelle Ségal, 1896-1998.

    Marcelle (1), le nom

    Les jeunes de son entourage l’appelaient tante Marcelle autant par déférence que par affection. Pour les amis, elle était Marcelle, pour les autres Madame Ségal. Seule l’administration l’appelait Madame Marcelle Schereschewsky dite Ségal. Cela avait quelque chose d’offensant. Elle était Schereschewsky par son père, Segall par sa mère. Pour des raisons de commodité, elle avait choisi Ségal au début de sa carrière de journaliste.

    “Commodité” : explication commode mais courte. C’était en 1935 au Journal de la femme. « Il faut vous trouver un nom, on ne peut pas signer d’un nom imprononçable ». Le patronyme Ségal est porté par quelques Français originaires du Ségalas, à l’ouest du département de l’Aveyron.  Segall ou Chagall est aussi un patronyme répandu parmi les juifs de l’est. Qui ira chercher si loin ?

    Le nom paternel ne lui avait pas porté chance. Son père était mort un an après sa naissance laissant après lui une jeune veuve, trois orphelins et de gros soucis d’argent. Née en 1896, elle avait grandi pendant l’Affaire Dreyfus, une guerre civile dont le héros malgré lui était un obscur capitaine juif. Marcelle en savait long sur l’antisémitisme de droite et de gauche mais ne jugeait pas utile d’en parler. Tout le monde savait ça. Au lendemain de la guerre de 1914, les hommes valides étaient rares. A 23 ans, elle avait épousé par défaut son cousin germain Maurice, dont le nom avait été transcrit du cyrillique par un fonctionnaire bien disposé avec trois consonnes de moins, Cherchevsky. L’usage de se marier entre cousins était vivace. Son frère, l’oncle Philippe, avait épousé une cousine germaine, la tante Florence, “Flo” dans la bouche de Marcelle qui haïssait sa cousine et belle-sœur américaine, aussi cossue que ventrue. Marcelle comme Philippe était longiligne, myope et affligée d’un nez de rapace.

    L’époux Cherchevsky n’avait pas laissé de bons souvenirs. Un bel homme sur les photos des années 1920 prises à l’occasion d’un dimanche à la campagne : haute taille bien prise dans une vareuse militaire serrée par un ceinturon, moustaches fines bien taillées. Grossiste en confection dans le quartier du Sentier, il couchait, aux dires de Marcelle, avec toutes les vendeuses. « Pas une lumière », ajoutait-elle. Le goût pour les jupons était une manie qu’elle lui aurait passée ; le déficit de l’intellect était une tare. Maurice lui avait donné une fille, Suzanne, qui mourut d’une méningite dans sa septième année. A trente ans, Marcelle était une femme divorcée, c’est-à-dire indépendante et sans le sou. Fâchée avec une bonne partie de sa famille, ça ne se fait pas de divorcer de son cousin.

    Une divorcée est une créature douteuse qu’on peut prendre pour maîtresse mais qu’on ne reçoit pas dans les familles convenables. Marcelle « bouffe de la vache enragée », comme elle dit, et fréquente à Montparnasse des gens peu convenables. Elle commence sa deuxième vie. Je l’ai connue dans sa troisième. Elle avait cinquante-cinq ans quand je suis née et ne supportait pas les enfants, les fillettes en particulier. Pour des raisons qu’elle ne m’a jamais dites, elle m’a prise en affection au moment où j’émergeais de l’enfance. Ma grand-tante m’a toujours appelée Anneton, je l’ai toujours appelée tante Marcelle.

    August 31st to September 7th

    White Sea canal gulag. Works on a lock. March 6, 1931. archives. Anonymous photographer. Private Coll n°467.

    [English below]

    Les Foreurs

    Z. avançait sur un volcan en éruption. Les explosions se succédaient au rythme de la canonnade. Des fragments de rochers pulvérisés retombaient en faisant trembler la terre dans un large périmètre alentour.

    Le ciel était crayeux, l’air irrespirable. La poussière en suspension irritait les yeux et la gorge, elle s’infiltrait dans le tissu des vêtements au point d’en faire des costumes de plâtre.

    Cette dévastation planifiée avait la beauté lugubre des catastrophes naturelles, pensa-t-il. Une beauté qui, de toute façon, échapperait à son appareil. Trop de poussière, trop de mouvement. Il suffoquait sous l’écharpe dont il avait enveloppé son visage.

    Pendant une trêve, on lui permit d’avancer d’une centaine de mètres sur le chantier.  Des prisonniers déblayaient les pierres fracturées, d’autres foraient pour les prochains dynamitages. Lourdement chargé comme il l’était, il trébuchait presque à chaque pas.

    Il attendit que la poussière fût un peu retombée pour s’approcher des foreurs. Ils travaillaient en couple, l’un tenant la barre à mine, l’autre frappant dessus avec la masse. Maintenir la barre en position verticale exigeait moins de puissance musculaire mais plus d’attention. A chaque coup, on risquait d’y laisser un doigt voire une main. Z. parvint à s’approcher d’un jeune prisonnier assis au milieu des gravats qui semblait extraordinairement concentré. Comme un joueur d’échecs, pensa-t-il.

    Les yeux trop irrités par la poussière, les pieds en équilibre instable sur les pierres tranchantes, Z. n’eut pas le temps d’ajuster le cadre.

    En 1992, la photo des foreurs ressortit d’archives qu’on croyait détruites depuis longtemps. On ne savait plus rien ni des personnages de la photo ni du photographe, on avait presque tout oublié du canal Baltique – mer Blanche. Mille fois reproduite au cours des dernières décennies, elle est devenue une icône du goulag.

    Un jour, on prend la photo d’un soldat sur un champ de bataille, soixante plus tard, elle devient l’image de la guerre.

    The drillers

    Z. was advancing on an erupting volcano. Explosions followed one another like the rhythm of a cannonade. Fragments of pulverised rock fell back, shaking the earth in a wide area around them.

    The sky was chalky, the air unbreathable. Dust suspended in the air irritated eyes and throats, and seeped into the fabric of clothes to the point of making them/so that they became suits of plaster.

    This planned devastation had the dismal beauty of natural disasters. This beauty that would escape his camera at any rate. Too much dust, too much movement. He was suffocating under the scarf that he had wrapped around his face.

    During a truce, he was allowed to advance a hundred metres towards the construction site. Prisoners were clearing away the broken stones, others were drilling for the next blasts. With his heavy load, he stumbled at almost every step.

    He waited until the dust had settled a little before approaching the drillers. They were working in pairs, one holding the crowbar, the other hitting it with the sledgehammer. Holding the bar upright required less muscle power but more attention. With each blow, there was a risk of losing a finger or even a hand. Z. managed to get close to a young prisoner sitting in the middle of the rubble who seemed extraordinarily concentrated. Like a chess player, he thought.

    His eyes too irritated by the dust, his feet unsteadily balanced on the edged  stones, Z. did not have time to frame the photo.

    In 1992, the photo of the drillers appeared in an archive that had long been thought to be destroyed. Nothing was known about the people in the photo or the photographer, and the Baltic-White Sea Canal had been almost forgotten. Reproduced a thousand times over the past decades, it has become an icon of the Gulag.

    One day, a photo is taken of a soldier on a battlefield, sixty years later,  it becomes the image of war.

    August 24th to August 31st

    White sea canal gulag. Spring 1933. White sea canal gulag, private collection 5474. Printemps 1933. Goulag canal de la mer Blanche, coll. particulière n°5474.

    [English below]

    Reflets dans une mare

     Z. poursuivait sa mission en somnambule. Cela datait de la bronchite qui l’avait fait divaguer pendant quinze jours. Depuis, il se sentait souvent tituber même lorsqu’il était sur la terre ferme.  Au sortir d’un hiver qui avait duré cinq mois, son corps entier réclamait de la lumière. Un rayon de soleil oblique sur un bloc de glace lui tirait des larmes. Il était ébloui et ravi, enfin la beauté revenait.

    Les baraquements s’étaient en partie vidés. Beaucoup de détenus avaient été transférés vers d’autres camps, le canal de la Volga, la chemin de fer sibérien. Ceux qui restaient n’étaient pas les plus vaillants et, comme lui, ils travaillaient sans ardeur.

    La direction ne manifestait plus le même intérêt pour ses photographies, elle avait obtenu de Moscou ce qu’elle voulait : l’inscription du canal dans le premier plan quinquennal. Il y aurait des récompenses et des promotions. Le canal allait être achevé à temps, cela ne faisait plus de doute. Au prix de quelques milliers de morts et d’estropiés supplémentaires, on ne regarderait pas à la dépense.  L’anéantissement de milliers d’hectares de forêt, de cascades, de ruisseaux, de village ne figurerait pas au bilan. Z. regardait avec tristesse les lacs à la surface desquels flottaient les déchets du chantier.

    Le printemps rendait toute expédition hasardeuse. Il parvenait rarement à l’endroit qui lui avait été désigné. Tel pont s’était effondré, telle route était coupée par un éboulis, telle autre par une inondation.  Forcé de s’arrêter en chemin, il restait à regarder se former les ruisseaux du dégel, il se perdait à la surface des flaques d’eau. Il portait le même regard songeur sur les hommes au travail. Sa curiosité s’était érodée. Devant lui, des hommes frappaient à coups de masse sur des barres à mine, d’autres chargeaient des brouettes et les faisaient rouler sur des planches. Il avait déjà pris deux cents clichés de ce genre. Tout était dit. Seule la lumière changeait, cette lumière oblique du nord qui fait les ombres longues.

    Z. ne notait plus systématiquement le lieu et la date de la prise de vue, le nom des personnes, leur activité. Cela n’importait plus guère. Par distraction ou nonchalance, il lui arrivait d’inscrire la numérotation à l’envers.

    Reflections in a pond

    Z. continued his mission like a sleepwalker. Since the bronchitis that had made him sweat with fever for a fortnight, he often staggered on the rubble and even on dry land. At the end of a winter that had lasted five months, his body cried out for light. A slanting ray of sunlight on a block of ice would dazzle his eyes and bring forth tears of joy. Beauty was coming back.

    The barracks were emptying. Thousands of prisoners had been transferred to other camps, the Volga Canal, the northern branch of the Trans-Siberian Railway. Those who remained were not the most stalwart and, like him, worked without enthusiasm.

    GPU was no longer imposing such fastidious control over him. The local management had obtained what it desired from Moscow: the integration of the canal construction into the first five-year plan 1929-1934. A five-year plan that Stalin had decided would be completed in four years. He was the sole  master of the clocks. The canal would be navigable in the summer of 1933, in July at the latest. The managers had given themselves the means, they had not skimped on human, animal and/or vegetable resources. Was there a man, a grove, a lake, a waterfall left that could resist them? Z. looked sadly at a pond where waste from the construction site was floating. He was mentally composing a shadow album of forbidden images. 

    For propaganda, the Party was relying on the writers recruited by Maxim Gorky. On the building sites, he increasingly came across Aleksandr Rodchenko, whose photos were to make the canal legendary. His were only destined only for the archives.

    Spring made expeditions hazardous. A bridge had collapsed, a road was cut by a landslide, another by a flood.  Forced to stop on route, he stood watching the streams form of the thaw, he lost himself on the surface of the puddles. He watched the men at work in the same pensive way. His curiosity had waned. In front of him, men were beating on crowbars with sledgehammers, others were loading wheelbarrows and rolling them over boards. He had already taken two hundred shots like this. Only the light had changed, that slanting northern light that stretches the shadows to infinity.

    Z. often forgot to caption his shots. The place, the date, the number of the brigade, the task in progress, what was the point? Through absent-mindedness or carelessnes, he sometimes wrote the numbering upside down.

    July 27th to August 3rd

    White sea gulag. 1932, June 15-21. First working day on dam 22 by the newly reorganized women brigade headed by Olga Ignachenko, private collection n°1319.

    Carmen

    On se moquait de moi parce que je chantais toute la journée. On m’appelait la Carmen la crottée. Dans la peine, je chantais. Dans la joie, il n’y en avait pas souvent, je chantais. Le pire, ce n’est pas le travail, même s’il fait pleurer chaque bout de ton corps. Le pire, c’était la grossièreté et puis la cruauté. J’avais vu des gens traiter avec cruauté des animaux mais des gens entre eux. Le cheval, on le fouette pour le faire avancer, la mule, on la frappe à coups de bâton, le chien parce qu’il mord.

    Je fredonnais toujours quelque chose, même quand on avait froid et faim. Encore plus dans ces moments-là. On croit que les gens qui chantent sont gais. Je n’ai jamais trouvé mieux que la musique pour supporter ma peine. A la maison, toutes les occasions étaient bonnes pour sortir l’accordéon et quand il n’y avait pas d’accordéon, quelqu’un tirait de sa poche un harmonica. Moi, j’ai commencé tout enfant à chanter dans le chœur de l’église, dans la chorale de mon école. On m’a très tôt invitée à chanter dans les mariages des riches. J’avais sept-huit ans, je rapportais déjà des sous à la maison. S’il n’y avait pas eu toutes ces guerres, ces tueries, ces révolutions et contre-révolutions, je serais peut-être devenue musicienne.

    Les hommes à la peine ont des chants à eux, chants de galériens, d’hommes enchaînés, de matelots et de soldats qui meurent loin des êtres chers. Bateliers de la Volga. Oh hisse. Nous, c’est pas pareil.  Nous n’allons pas à la guerre, c’est la guerre qui vient à nous.

    Dans la baraque, je composais des petites chansons de rien, quatre rimes, un refrain et les filles qui en avaient marre de pleurer venaient chanter avec moi.

    July 13th to July 20th

    Where are we going ? Behind the docks, Fécamp, Normandy

    June 29th to July 6th

    Dimanche après-midi place de la Nation. En écho au film documentaire Virilité de Cécile Deanjean vu hier à la télévision

    June 8th to June 15th

    White sea gulag. Head of division Aleksandrov with a group of Kungur’s men group, in section 2. Gulag private collection, n°100, September 5, 1931. Aleksandrov, chef de travaux avec le groupe des hommes de Koungour sur la section n°2.

    [English Below]

    Boris, l’oisillon

    Nous avions posé des rails et creusé des tunnels en montagne par -30°C. Nous pensions n’avoir plus peur de rien. Serrés les uns contre les autres dans notre fourgon de marchandises, nous roulions vers un inconnu qui avait pour nom Belomor. Notre plus grande crainte était d’être séparés, dispersés dans des camps éloignés. .

    Le hasard nous avait précipités un an plus tôt au pied de l’Oural au camp de Koungour. Désormais, nous portions presque avec fierté le nom de Koungouriens. Les amitiés de bagne tirent leur pureté de la désolation et de l’ordure où elles s’épanouissent.

     Au camp de Koungour, un jeunot s’était plusieurs fois glissé devant moi dans la file pour la soupe. Un jour, une gifle est partie malgré moi, je l’ai retenue juste avant qu’elle ne touche sa joue, elle s’est presque changée en caresse. Boris était un perdreau à la nuque duveteuse avec des poils de moustache blonds fins comme des cils. Je suis devenu son bouclier et sa nourrice, l’oreiller de ses larmes. J’aurais donné ma vie pour cet oiseau captif, j’aurais tué. Au camp, on ne fait pas la différence.

    Nous sommes arrivés au Belomor à la fin de l’été. Tout notre contingent a été affecté à la construction de baraques autour de l’écluse n°2. L’hiver nous est tombé dessus fin octobre. A l’exception des corneilles, tous les oiseaux se sont tus. Dans notre baraquement koungourien, des stalactiques gouttaient sur les grabats. La soupe nous arrivait froide. Boris grelottait. Le froid l’empêchait de dormir. Pour cinq rations de pain, je me suis procuré une veste matelassée. Elle flottait sur ses épaules. Pour une ration de plus, j’ai reçu une ceinture.

    Un matin, Boris resta couché. Il était bouillant de fièvre, à demi délirant. A mon retour du chantier, sa place était vide. J’appris qu’il avait été emmené au dispensaire de Medgora, ou ailleurs, on ne savait trop. Sa veste trempée de sueur avait glissé sous les bancs. Jusqu’à la fin de l’hiver, je l’ai portée sous la mienne, l’odeur de sa fièvre sur ma peau.  

    My friend Boris

    We had laid rails and dug tunnels in the mountains at -30°C. We thought we had nothing to fear. Huddled together in a cargo van, we drove towards an unknown place called Belomor. Our greatest fear was that we would be separated, dispersed to distant camps.

    Chance had precipitated us a year earlier in the foothills of the Urals in the camp of Kungur. From then on we almost proudly bore the name of Kungurians. Prison friendships draw their purity from the desolation and the rubbish where they blossom.

    In the Koungour camp, a young man had several times slipped in front of me in the queue for soup. One day, a slap went off in spite of me, I held it back just before it touched his cheek, it turned almost into a caress. Boris was a fluffy-naped partridge with blond moustache hair as fine as eyelashes. I became his shield and his nurse, the pillow of his tears. I would have given my life for this captive bird and I would have killed. In the camp, we don’t know the difference.

    We had arrived in the Belomor site at the end of the summer. Our entire contingent was assigned to build barracks around Lock No. 2. Winter fell upon us at the end of October. With the exception of the crows, all the birds fell silent. In our Kungurian barracks, stalactites dripped on the beds. The soup came to us cold. Boris shivered. The cold prevented him from sleeping. For five rations of bread, I bought a quilted jacket. It floated on his shoulders. For one more ration I bought a belt. One morning Boris could not get up. He was boiling with fever, half delirious. When I returned from the building site, his place was empty. I learned that he had been taken to the dispensary in Medgora, or possibly somewhere else. His sweaty jacket had slipped under the benches. Until the end of winter, I wore it under mine, the smell of his fever on my skin.

    May 25th to June 1st

    This wall we fall. January 2004. Palestine.

    May 18th to May 25th

    White sea gulag. Cover of the lock chamber 12. July 31, 1932. private collection, 2296. 31 juillet 1932, couverture de la chambre de l’écluse n°12.

    Le charpentier

    Tout était en bois, les portes des écluses, les barrages de retenue, le grues, oui, même les grues et nos camions “Ford” étaient en bois. Dans tout le pays, la Guépéou faisait arrêter des professionnels du bois.

    J’étais maître charpentier aux chantiers navals Crimée. Un mouchard me dénonça comme saboteur. Il était conseillé de signer des aveux sans faire d’histoire. Dans ces affaires, à l’époque, on prenait trois ans de camp. Quelques années plus tard, les peines allaient passer à dix ans. En un sens, je peux m’estimer chanceux.

    Je peux aussi m’estimer chanceux d’avoir toujours travaillé dans ma spécialité. Les charpentiers étaient trop précieux pour qu’on les mette à la brouette. Notre brigade était logée à part et pas trop mal nourrie. Aucun d’entre nous n’avait jamais construit d’écluse ni de barrage, moi, je venais de la flotte militaire, les autres des ponts, des routes, des chemins de fer, du bâtiment. Nous nous disions tous que creuser un canal dans une zone subarctique était une folie. Il serait sous la glace neuf mois sur douze et avant même de servir, il serait emporté par les embâcles et les éboulis. Une pure folie mais on ne discutait pas un ordre de Staline. Le canal devait être bouclé en vingt mois, inauguré en juillet 1933.

    De nature, je suis un garçon positif. Ma mère m’a fait ainsi. J’allais rester au camp jusqu’à la fin du chantier, autant prendre les choses du bon côté. Mais j’avais beau faire tourner la toupie sur toutes les facettes, il n’y avait aucun bon côté. Et puis au printemps, on vit arriver cinq grands ingénieurs hydrauliciens. On s’y attendait un peu. Les procès des ingénieurs saboteurs avaient fait beaucoup de bruit dans tout le pays. Ces cinq-là étaient de la vieille école, collet monté, cérémonieux – même pour partager une miche de pain – mais ils connaissaient leur affaire. Ils convainquirent la Guépéou de tout réorganiser. Ces flics n’étaient pas idiots, ils écoutèrent.

    Sous les ordres de messieurs les ingénieurs, j’apprenais tous les jours, ça me passionnait. Je fus nommé instructeur avec le grade de technicien spécialiste.

    Là-dessus, des blocs de glace commencèrent à craquer sur la rivière. Des paquets de neige tombaient des sapins, l’eau jaillissait de partout. Les villageois accouraient admirer les écluses tout juste sorties de terre. Il y avait de quoi admirer, c’était de la belle ouvrage.

    Un matin, je fus réveillé par le zonzon du premier moustique. Autour du camp, des fleurettes minuscules pointaient sur la mousse. On entendait le remue-ménage des bêtes sortant de leurs tanières et de leurs terriers. A minuit, on y voyait presque clair, assez pour marcher à couvert dans la forêt. La tentation de fuir m’obsédait, elle nous obsédait tous.

    Il me restait un an à tenir dans le Nord, encore un hiver infernal. Tiens-bon, marin, tiens bon.

    Bien sûr, je me berçais d’illusions à chercher le « bon côté des choses » mais l’homme ne peut se passer ni d’illusions, ni de bercements.

    May 11 to May 18

    White Sea Gulag. Women’s living quarters at battle station no. 3, private collection 4772 & 477. Quartiers des femmes au poste de combat n°3. Goulag de la mer Blanche, collection particulière 4772 & 4773

    La noiraude

    L’infirmière a dit trois mois,  le docteur a dit trois mois et demi. « Si tu veux, mon petit, reviens demain, on fera ce qu’il y a à faire. Écoute ta conscience et regarde ta situation. Ton enfant, on te le laissera trois mois et, s’il survit, il disparaîtra dans un orphelinat. On lui apprendra à détester sa mère. »

    Maman, comprends-moi, aide-moi. Le docteur est une bonne personne, un prisonnier comme nous tous, arrêté je ne sais pas pourquoi. Sa femme et ses enfants lui envoient des lettres de Moscou. Je te vois, maman, je t’entends crier. Allah seul donne la vie, Allah seul la reprend. Ton père, pour ce crime, te chassera de la maison et Allah, notre créateur, te punira.

    Maman, j’ai d’abord supplié cette brute puis j’ai appelé au secours, j’ai crié tant que j’en ai eu la force. Personne n’est venu. Je n’ai pas vu son visage mais j’ai vu le fusil posé par terre. C’était une sentinelle. Il m’a attrapée par le cou avec son bras replié. Il m’étranglait, je ne pouvais me débattre. Il m’a tirée dans l’obscurité. Je sentais son couteau près de mon visage. Il m’a forcée en me prenant par derrière comme une bête.

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    Les filles à l’intérieur ont tout entendu, elles n’ont pas bougé.  Quand je suis rentrée dans la chambre, personne n’est venu près de moi.

    « Tu feras moins ta fière, la noiraude, tu n’es ni la première, ni la dernière. »  La noiraude. Je suis toujours la noiraude. Mon ventre me dit de le garder, mon cœur me dit de le garder. J’ai la fièvre. Cette nuit, je vais prier. Prie pour moi, ma pauvre maman.

    Mises en scène

    La Guepeou, dans le souci de faire progresser à la trique l’émancipation des femmes tenait à ce que le 8 mars fût célébré avec faste. Des affiches placardées devant les locaux de l’administration annonçaient une série de résolutions à mettre en œuvre toutes affaires cessantes. L’analphabétisme devait être éradiqué avant le 30 juin, le manque de respect en paroles ou en gestes vis à vis des prisonnières ferait l’objet de lourdes sanctions, l’égalité des sexes devait devenir une réalité dans le travail productif. Les intentions étaient excellentes, comme toujours.

    J’entrais pour la première fois dans un baraquement de femmes. J’étais intimidé, elles aussi. Elles se méfiaient des hommes à juste titre.

    Les prisonnières s’étaient donné beaucoup de mal en prévision de la visite du photographe. Les banderoles hideuses suspendues au-dessus des lits donnaient au dortoir l’allure d’une salle de classe. Pas une femme au camp sans qualification productive ! Le maniement de la pelle et de la brouette faisait-il partie du programme d’instruction ?

    Hors de toute considération esthétique, mon cliché était raté. La faute à ma timidité peut-être ? J’avais laissé derrière le poêle deux figurantes désœuvrées, plantées comme des souches. Le trio censé lire le journal me lançait des œillades pathétiques. Quant à la brunette aux yeux écarquillés, elle tenait son bouquin comme un cierge. Pourquoi serrait-elle si fort son ventre ?

    A l’agrandissement, je découvris que le coin de prière derrière le poêle était occupé par une icône représentant Henrikh Iagoda en maître bienaimé de la Guépéou, bienfaiteur des soldats du canal et apôtre de notre Seigneur moustachu. La bigoterie s’était mise au goût du jour.

    Pour la prise de vue dans le baraquement voisin, je m’y pris un peu mieux. Je rassemblai le plus grand nombre de femmes que je pus trouver et ne leur demandai rien, surtout pas de faire mine de s’instruire ou de construire le socialisme. Mais j’étais si pressé d’en finir que je me rendis compte seulement au tirage de la place qu’occupait au premier plan une créature qui se prélassait en peignoir et bonnet de nuit, un chiot à ses pieds. De toute évidence, elle jouissait de la protection d’un haut personnage et ne consumait pas sa santé à bâtir l’avenir radieux.

    La rédaction du journal donna sa préférence à ce cliché grotesque parce qu’il semblait plus « vivant » et que l’ambiance y était plus « féminine ».  En ce temps, personne ne semblait avoir d’yeux pour voir ce qui crevait la vue.

    April 27 to May 4


    Digue n°28. Transport de terre en charriot de la réserve à la digue. Dam 28. Transport of rubble from the reserve to the dam. July 23, 1932.
    Gulag private collection n°1959.

    Attelages

    Au début, pour conduire les carrioles, les chefs ont pris des criminels et des voleurs, des types qui n’avaient jamais attelé un cheval de leur vie. Des vauriens. Ils ne savaient que tricher aux cartes et tirer le couteau. Par jeu, ils assassinaient les gens dont la tête ne leur revenait pas. Ils avaient sûrement dans l’idée de voler les chevaux et de s’enfuir avec.

    Les premiers mois, des dizaines de chevaux sont morts. En montée, la bête s’épuisait à tirer un chargement trop lourd et mal réparti. En descente, le chargement roulait sur elle. Les chevaux s’enfonçaient jusqu’au jarret dans la terre bourbeuse du printemps. Les brutes les frappaient avec des planches ou leur jetaient des pierres. C’était une honte. Celui qui ne respecte pas son cheval ne mérite aucun respect, aucune pitié.

    Les jours de foire, autrefois, nos chevaux trottaient autour de la place en faisant tinter les clochettes. Les plus beaux recevaient des colliers de fleurs.

    Pour le Parti, les droits communs étaient des éléments prolétariens dévoyés, donc ré-éducables. Ils suivaient leurs propres lois et se la coulaient douce. Nous, les koulaks, nous étions des ennemis du peuple. Nous n’avions pas de noms, on nous appelait juste comme ça, eh toi, l’affameur, toi, le profiteur, toi, le suceur de sang,toi, la vermine petite-bourgeoise. Nous étions moins que de la viande.

    Le Parti avait promis monts et merveilles aux paysans pauvres dès qu’on aurait réglé leur compte aux koulaks. Les monts et merveilles, personne ne les a vus. Chez nous, à part les bons-à-rien, personne n’a voulu entrer au kolkhoze. Ma femme portait des corsages blancs, mes enfants n’allaient pas pieds nus allaient à l’école, nous devions donc être exterminés. Quand les Rouges sont venus collectiviser le village, ils ont pillé et saccagé pendant deux jours, jeté toutes les icônes au feu sur la place.

    Avant de quitter le village, j’ai incendié la ferme, j’ai abattu nos vaches et nos cochons. Nous sommes partis avec les chevaux dans la forêt. Mon fils Kolia s’est fait prendre le premier. Il avait dix ans. Cela faisait trois mois que cassais des cailloux. Le chef de camp m’a convoqué avec d’autres koulaks. Il nous a donné la responsabilité de la brigade des transports attelés. Les droits communs se sont vengés, sur nous et sur les bêtes.

    April 13 to April 20

    July 1 1932. Meeting at camp 1. Private Gulag collection

    Les masses

    Sur l’estrade ornée de drapeaux rouges, nos garde-chiourmes prêchaient en imitant Lénine, le coude appuyé sur la balustrade, le bras droit pointé vers les masses. La leçon était simple, hors du travail productif, point de salut. Aux recordmen de la brouette, les remises de peine, aux tire-au-flanc, la soupe à l’eau. Fanfare.

    Je posais un collier de baisers au cou de ma colombe, je sculptais un lapin en bois aux oreilles rouges et bleues pour les petits.

    Maintenant un orateur à barbiche délivrait une leçon de géographie. Tourné vers une mappemonde imaginaire, il dessinait le réseau de canaux qui irriguait la métropole du socialisme mondial, le ruban de la Baltique, le contour bossu de la péninsule scandinave. Le canal nous ouvrirait la porte du Nord. Fanfare.

    Ma colombe aurait ri du barbichu. J’aurais ri avec elle.

    Nous entrions en brûlant les étapes dans une ère de bonheur sous la conduite d’un guide génial dont la bienveillance s’étendait sur un sixième des terres habitées. Le plan quinquennal serait réalisé en quatre ans. Plus une minute à perdre. Fanfare.

    Si Staline avait créé le monde, il aurait bouclé l’affaire en quatre jours. Ma colombe disait, avec lui, les femmes auraient enfanté en quatre mois. J’aimais la voir rire.  

    Sitôt le meeting dispersé, la lutte contre le temps et la matière reprenait avec frénésie. Haut les cœurs et gare aux fainéants. Des gars tombaient des échafaudages, d’autres se noyaient.

    Que tu es belle ma colombe, que tu es loin, ne me quitte pas.

    April 6 to April 13

    October 12 1932. Standing for boiling water. Camp 2, section 6. Gulag private collection 3492.

    [English below]

    Le conteur

    Comme les petits enfants, les droits communs réclamaient des histoires, des “romans” comme ils disaient. Par le vol et la menace, ils se procuraient le nécessaire et au-delà mais, n’étant pas et de fort loin des souverains persans, ils n’avaient pas de Shéhérazade pour les divertir. Ma réputation d’homme instruit vint jusqu’à eux. J’avais une excellente mémoire, c’était heureux car les bibliothèques du camp ne contenaient que des ouvrages de propagande. Le temps à tuer étant infini, les récits homériques me semblèrent une bonne entrée en matière. Je les fis durer deux mois en écourtant les épisodes qu’ils jugeaient ennuyeux et en prêtant sans vergogne à Ulysse des aventures de mon crû sur la mer « vineuse ». Mes patrons se montrèrent généreux, je reçus des biscuits, une théière et un petit lainage.

     Les Trois Mousquetaires distillés en cinquante épisodes me valurent une veste molletonnée. Les Misérables firent un triomphe. Jamais, dans ma carrière d’instituteur, je n’avais eu d’auditoire aussi recueilli. Du jour où Jean Valjean déroba nuitamment les chandeliers de l’évêque de Digne, je fus exempté de tout travail. Deux robustes malandrins sciaient pour mon compte et un contrebandier à la longue barbe blanche veillait à ce que rien ne me manquât. Sous l’aile protectrice des truands, ma peine sur le canal s’acheva sans grand dommage pour moi.

    A la fin de la guerre, pour avoir survécu à la captivité en Allemagne, je fus condamné comme traître. Dix ans sans droit de correspondance. Les mœurs des camps désormais remplis de soldats étrangers aguerris s’étaient férocement ensauvagées et la canaille, je ne sais comment, avait appris à lire. La mort de Staline me sauva in extremis.

    The storyteller

    Like young children, common rights demanded stories, “novels” as they called them. Through theft and threat, they provided themselves with necessities and extras, but, not being, by far, Persian sovereigns, they had no Scheherazade to entertain them. My reputation as an educated man came to them. I had an excellent memory, it was fortunate because the the camp libraries only contained propaganda books. The time ahead of us being infinite, the Homeric stories seemed to me a good introduction. I made them last two months by cutting short the episodes they deemed boring and shamelessly attributing to Ulysses adventures the “vinous” sea of my own. My bosses were generous, I received  some biscuits, a teapot, and a small woolen shirt.

     The Three Musketeers, distilled in fifty episodes, earned me a fleece jacket. Les Misérables was a triumph. Never in my career as a primary school teacher had I had such an committed audience. From the episode when, one night, Jean Valjean stole the candlesticks of the Bishop of Digne, I was exempt from all work. Two sturdy rascals chopped wood for me, and a smuggler with a long white beard made sure I didn’t miss anything. Under the protective wing of the thugs, my time on the canal ended without much damage to me. At the end of the war, for having survived captivity in Germany, I was condemned as a traitor. Ten years without any letters. The mores of the camps now filled with hardened foreign soldiers had become ferociously wild and the scoundrels, I don’t know how, had learned to read. Stalin’s death saved me at the last minute.

    March 23 to March 30

    July 1932 Hygiene-physical therapy. Workers under shower after dirty work in camp 2. Private Gulag collection n°2186.
    Juillet 1932. Physiothérapie hygiénique. Travailleurs sous la douche après le chantier.

     [English below]

     Prophylaxie

    En tant que médecin-chef, je jouissais du privilège de circuler sans escorte. J’habitais au village une chambre dans un appartement que la Guépéou avait réquisitionné. Martha m’avait fait parvenir un colis de vêtements, du papier à lettres, quelques livres. Tchekhov me consolait et me servait de guide. Tout ce que je savais des bagnes, je le tenais de lui. De l’île de Sakhaline au canal de la mer Blanche quarante ans plus tard, le noir était-il devenu moins noir ? Mon cher Anton Pavlovitch se taisait.

    Mon arrivée au village en automobile avait fait sensation. En échange de ma ration de pain, ma logeuse veillait à tout en me prodiguant des marques de respect d’un autre âge. Les habitants s’étaient peu à peu accoutumés à ma présence et me demandaient plus par politesse que par sympathie des nouvelles de ma famille. Elle me manquait atrocement. Il arrivait qu’au lever, je trouve devant ma porte trois villageois postés là dans l’espoir d’une brève consultation. Un chauffeur du camp m’attendait pour me conduire au poste de santé, ils s’écartaient, revenaient le lendemain. Ils me paraissaient à peine moins misérables que les bagnards.

    J’avais fait construire dans la cour du dispensaire des douches et un solarium. L’hygiène est la première et peut-être la seule médecine qui vaille dans un camp de prisonniers. Quels moyens avais-je de réparer les membres gelés, de soigner les scorbutiques et les tuberculeux ? Depuis le printemps, le chantier battait des records en tous genres. Les nuits blanches permettaient de travailler jusqu’à 24 heures d’affilée. Pour avoir battu le record de 36 heures sans pause, une brigade avait été gratifiée de petits pâtés à la viande et d’une médaille à l’effigie de Staline. Plus aucun administrateur ne tenait le compte des morts et des blessés. Pour un qui nous arrivait sur une civière la main arrachée par l’explosif ou les membres fracturés, combien étaient laissés sur place sans secours? Les paysans disaient qu’on voyait flotter des corps sur le lac.

    Mes douches connurent un succès limité. Les Russes ne se jugeaient propres qu’après un bain de vapeur assaisonné de verges. Les musulmans d’Orient s’en tenaient à leurs pudiques ablutions. J’eus alors recours à la publicité. Par une photographie parue dans « La Refonte », mes douches connurent un bref moment de gloire. Dès le mois de septembre, les gelées revinrent. Au seuil de l’hiver, je fis creuser derrière l’infirmerie des fosses communes.

    Prophylaxis

    As chief physician, I enjoyed the privilege of moving around without an escort. I lived in the village in a room in a flat that had been requisitioned by the GPU. Martha had sent me a parcel with clothes, writing paper and some books. Chekhov consoled me and served as my guide. Everything I knew about prisons I got from him. From Sakhalin Island to the White Sea Canal forty years later, had black become less black? My dear Anton Pavlovich kept quiet about this.

    My arrival in the village by car had caused a sensation. In exchange for my bread ration, my landlady took care of everything, showing me marks of respect from another era. The inhabitants gradually become accustomed to my presence and asked me more for news of my family, more out of politeness than from sympathy. I missed them terribly. Sometimes, when I woke up, I would find three villagers standing at my door in the hope of a brief consultation. A driver from the camp would be waiting for me to take me to the health post, they moved away and would return the next day. They seemed to me scarcely less miserable than the convicts.

    I had showers and a solarium built in the courtyard of the dispensary. Hygiene is the first and perhaps the only medicine that counts in a prison camp. What means did I have to repair the frozen limbs, to treat patients with scurvy and tuberculosis? Since spring, the camp had been breaking records in everything. The white nights made it possible to work up to 24 hours in a row. One brigade had been rewarded with small meat pies and a medal bearing the effigy of Stalin for breaking the record of 36 hours without a break. No administrator kept track of the dead or wounded any more. For every one who arrived on a stretcher with his hand blown off or with fractured limbs, how many had been left behind without help? The peasants said that you could see bodies floating on the lake. My showers had a limited success. The Russians considered themselves clean only after a steam bath seasoned with twigs. The Muslims of the East stuck to their modest ablutions. Then I resorted to advertising. When a photography was published in the camp’s newspaper Perekovka, my showers had a brief moment of glory. From the month of September, the frosts returned. On the threshold of winter, I had common graves dug behind the infirmary.

    March 16 to March 23

    Reading corner in battlepost 1. Gulag private collection 5316.
    Point lecture féminin (coin rouge) du poste de combat n°1.

    [Englih below]

    Leçons d’écriture

    Katia aurait préféré étudier des poèmes mais, dans le coin lecture du baraquement, il n’y en avait pas. Le journal intérieur du camp, « La Refonte » traitait essentiellement de gravats, de béton, d’explosifs, de brigades de choc, de records de production et d’anciens gangsters devenus d’honnêtes travailleurs. Rien qui fasse rêver. La comptable Irina Stepanovna, qui s’était vu confier la responsabilité de l’éradication de l’analphabétisme dans la brigade féminine n°6, s’acquittait de sa tâche sans trop d’ardeur. Elle lisait à haute voix de “La Refonte” en lâchant parfois des soupirs comme si cette prose l’offensait personnellement. Katia butait sur certains mots comme « pro-duc-ti-vi-té » ou « in-dus-tri-a-li-sa-tion » mais ne s’offensait de rien. Elle voulait apprendre.

    Au tableau, Irina Stepanovna avait écrit en lettres cursives l’eau, la terre, le ciel, l’oiseau, le chien. En copiant les mots, Katia voyait soudain les choses, son village, sa maison. De toutes les lettres, elle préférait les rondes avec de longs jambages mais ses doigts étaient gourds d’avoir manié la pelle.

    Au bout de quelques mois, elle parvint à écrire le socialisme, c’est l’électricité. Un jour, elle copia à la plume sans une rature Décret du 8 mars 1932 : aucune femme ne doit quitter le canal sans avoir acquis de qualification pour la production. « Qualification » était un mot inconnu. Irina le lui expliqua avec des exemples. Sans qualification, tu pousses la brouette, tu coupes le bois, tu charges le poêle, tu épluches les pommes de terre. Katia comprit que tout de ce qu’elle avait fait depuis l’âge de six ans était sans qualification. Au village, à part la postière, aucune femme n’avait de qualification. La mère de Katia disait la lecture, c’est pas pour nous autres, c’est pour les mains blanches. Une école avait ouvert au village voisin mais il aurait fallu des chaussures.

    Katia acheva de purger sa première peine en août 1933, quand le canal fut mis en service. Elle savait lire et écrire mais n’avait pas obtenu de qualification pour la production. Grâce à des femmes qui avaient l’expérience des prisons, elle avait cependant acquis des compétences qui allaient s’avérer utiles.

    Writing lessons

    Katia would have preferred to study poems, but there weren’t any in the reading corner of the barracks. The camp’s internal newspaper, Perekovka (Remoulding) was mainly about rubble, concrete, explosives, shock brigades, records of productivity and former gangsters turned honest workers. Nothing to inspire dreaming. Irina Stepanovna, the accountant who had been given the responsibility of eradicating illiteracy in the women’s brigade No. 6, was doing her job without much enthusiasm. She read aloud from the Perevovka sometimes letting out sighs as if this prose offended her personally.  Katia stumbled over certain words like “pro-duc-ti-vi-ty” or “in-dus-tri-a-li-za-tion” but nothing offended her. She wanted to learn.

    On the blackboard, Irina Stepanovna had written in cursive script water, earth, sky, bird, dog. As she copied the words, Katya would suddenly see things, her village, her home. She liked the rounded letters with long downstrokes best of all, but her fingers were numb from handling the shovel.

    After several months, she succeeded in writing socialism is electricity. One day, she copied out in pen the Decree of March 8, 1932: no woman should leave the canal without having acquired a qualification for production, without any crossing out. “Qualification” was an unknown word. Irina explained it to her with examples. Without qualifications, you push the wheelbarrow, chop wood, you stoke the stove, you peel potatoes. Katia understood that everything she had done since she was six years old was done without a qualification. In the village no woman had any qualifications except for the postwoman. Katia’s mother said that reading is not for the likes of us, it’s for those with soft hands.  A school had opened in the neighbouring village, but that would have meant having shoes.

    Katia finished her first sentence in August 1933, when the canal first became navigable. She knew how to read and write, but she had not obtained a qualification for production. Thanks to women with experience of prison, however, she had acquired skills that would prove useful.

    March 8

    March 8, 2020. Place de la Bastille

    March 2 to March 9

    March 6, 1932. Iujzni village, female workers. Gulag private collection, 442. 6 mars 1932.
    Village de Ioujny (sud). Goulag, coll. part. 442.

    Mémé Frania

    Le gamin debout sur le tas de pierres, c’est bien moi et à côté, c’est mémé Frania, le bon visage de mémé Frania. Je n’en reviens pas de la tenir aujourd’hui entre mes mains. La photo a l’air sortir d’un autre siècle.

    En ce temps-là, je ne pensais qu’à m’enfuir. J’avais fui la ferme de mes patrons pour aller marauder dans les gares, je m’étais glissé la nuit dans des wagons de marchandises, j’avais sauté le mur de la maison de correction, j’avais échappé à la bande de voleurs dont j’étais devenu l’esclave.

    En un sens, le camp m’a sauvé la vie, plus exactement, c’est mémé Frania qui m’a sauvé la vie. Elle était une « libre ». Son village avait été évacué avant qu’il soit noyé par la montée des eaux du lac. Avec d’autres vieux qui n’avaient nulle part où aller, elle était venue s’embaucher au canal pour ne pas mourir de faim.

    Dès mon arrivée au camp, j’ai songé à l’évasion. Le moment le plus favorable était lorsque nous travaillions en forêt. Il suffisait d’attendre le début du mois d’avril quand la neige est encore ferme mais que les températures s’adoucissent. Dès que mémé Frania  soupçonnait qu’un projet de ce genre trottait dans ma tête de gosse, elle me rappelait à la brutale réalité avec sa manière particulière de crier sans faire de bruit. Il n’y a plus rien à manger dans les villages. Tu vas mourir de faim. Ne va pas te mettre avec les hommes qui marchent vers la Finlande, ils courront dans la forêt sans t’attendre, au bout de trois jours, tu rongeras des écorces. Pense aux bêtes de la forêt, pense aux gens affamés qui sont pires que les bêtes. Mémé Frania en savait long sur la famine mais elle préférait dire épidémie. Fais ce qu’on te dit ici, ne cherche pas à comprendre et tu auras toujours une soupe chaude. Creuse la neige, ramasse les pierres, charge le traineau, remplis la brouette, tiens-toi bien droit aux meetings, hisse le drapeau rouge. J’étais assez malin pour me faire servir la soupe parmi les premiers et les adultes assez charitables pour me laisser resquiller. Je dormais roulé dans son manteau tiède qui sentait l’écurie. Dans mon sommeil, un cheval roux me racontait sa pauvre vie en me léchant les oreilles, je lui racontais la mienne en lui caressant le museau. Au réveil, j’avais souvent les yeux collés de larmes.  

    Après l’ouverture du canal, on m’a envoyé apprendre le métier de menuisier dans un internat.

    Chacun dans ce pays a été contraint de s’inventer un autre passé, le mien n’étant pas glorieux, j’avais d’excellentes raisons de le faire. Le petit vaurien que j’ai été jusqu’à mes quinze ans m’est devenu étranger, tout juste si nous avons un air de famille. Je n’ai jamais parlé de mémé Frania à quiconque. Il serait encore temps de raconter l’histoire à mes petits-enfants mais ils ne comprendraient pas.

    Feb 23 to March 2

    October 16, 1932. Sewing workshop Camp 2, section 6. Gulag private collection 3484.

    Froufrous

    Ma mère m’envoyait sonner à la porte des maisons bourgeoises. J’avais quatorze ans, l’air d’une écolière pauvre. Le portier et la cuisinière me regardaient de haut. Je leur présentais notre petit catalogue, huit dessins de corsages joliment coloriés, on me laissait alors entrer dans la cuisine et j’attendais, j’attendais. Madame n’aimait pas le démarchage à domicile, madame venait de perdre un parent et ne s’habillait plus qu’en noir, madame n’avait besoin de rien, elle commandait ses corsages à Paris. Notre vie devint plus aisée quand maman se lança dans la mode enfantine. J’allais chez les clients faire les essayages. Les enfants gigotaient comme des diables, criaient à la vue d’une épingle. Un jour, un sale gosse de riche qui avait presque mon âge me piqua le bras. Il se mit à hurler en prétendant que je l’avais piqué.

    Notre première boutique était une pièce minuscule où le jour entrait à peine. Ma mère fit une robe de mariée pour la fille d’un fonctionnaire, un vrai coup de chance. Elle savait vendre du rêve, moi, genoux en terre, je posais les épingles des ourlets. Au printemps, il y avait tant de commandes qu’elle donnait du travail à deux ouvrières à domicile. Je livrais, j’allais récupérer la marchandise, je courais les bras toujours chargés. C’était si bon de traverser la ville, de glisser devant les vitrines ! C’est ainsi que nous sommes devenus une famille d’exploiteurs.

    Ma mère est tombée malade, j’ai pris la succession plus tôt que prévu. Le pays a plongé dans la guerre, le tissu a disparu. Plus personne ne poussait la porte de la boutique avec des rêves de jeune fille, on ne se souciait plus que de sauver les apparences. Nous trichions avec élégance, le cœur gai. Dans ces temps de misère, on riait encore plus.

    Le jour tombe si tôt dans le nord. Je donnerais n’importe quoi contre une paire de lunettes. Je n’ai rien. Même pas un manteau à moi. Je n’ai à offrir que mes souvenirs du temps des froufrous.

    February 9 to February 16

    November 13, 1932. Making of a concrete casing.

    [English below]

    Quadrature du cercle

    Derrière les barreaux, l’horloge est captive, les heures du prisonnier se succèdent, égales. Au bagne, les aiguilles tournent à l’envers, la Révolution ressuscite l’esclavage. Quadrature du cercle : comment bâtir une société communiste avec des travailleurs réduits en esclavage sans tuer le communisme ?

    Pour vous les hommes de peine, les hommes à la peine, l’heure de la libération est si lointaine qu’il vous est douloureux d’y penser. On vous a promis une libération anticipée à l’achèvement du canal, quand la nature aura été domptée, quand vos âmes rebelles et vos muscles rétifs auront été soumis, quand du lac Onega à la mer Blanche, le monde aura été mis dans le droit chemin.

    Trêve de pensées moroses. Je remplis mon office sans excès de zèle mais je ne peux m’empêcher d’être attiré par un visage, une forme, une géométrie. Un professionnel, où que le hasard le place, exerce son art. Pour renier les gestes de ma profession, il faudrait une détermination que je n’ai pas. Les maçons expérimentés qui réalisent ce coffrage pensent sans doute comme moi. Peu leur importe que ce canal soit un jour abandonné faute d’usage. Peu m’importe que mes photos marquées du tampon « ultra-secret » dorment dans un coffre jusqu’à ce que, jaunies et moisies, elles soient détruites ou dispersées aux quatre vents parce que l’histoire de notre siècle sera devenue illisible. Les calligraphes chinois écrivent à l’eau sur le ciment. La trace est éphémère, le geste reste.

    Squaring the circle

    Behind bars, the clock is captive, the prisoner’s hours follow one another, all equal. In the panel colony the hands of the clock turn backwards, Revolution revives slavery. Squaring the circle: how to build a communist society with enslaved workers without killing communism? For you men in sorrow, the hour of liberation is so far away that the main thought of it brings you sorrow. You have been promised early release at the completion of the canal, when nature would be tamed, when your rebellious souls and your stubborn muscles would be subdued, when from Lake Onega to the White Sea the world would be rectified, would be in the right path.

    Enough with gloomy thoughts. I carry out my task without being overzealous but I can’t help but being attracted to a face, a shape, a geometry. A professional, wherever chance places him, practices his art. I do not have the determination to deny all my professional skills. The experienced masons who are making this formwork probably think the same. They don’t bother if this canal is left some day for lack of use. I don’t bother if my photos, stamped “top secret” stamp lie in a safe until, yellow and mouldy, they are destroyed or scattered because the history of our century has become indecipherable. Chinese calligraphers write with water on cement. The trace is ephemeral, the gesture remains.

    February 2 to February 9

    October 16, 1932. Laundry. Camp 2, section 6. Gulag private collection 3485

    La lavandière

    Les grandes lessives débutaient après Pâques. Le vent gonflait les draps, nous hissions les voiles de notre navire de pirates, nous tirions du tas de bûches des épées imaginaires, j’apportais les pinces à linge à ma grande-sœur, elle me poursuivait pour me pincer les mollets, je me cachais entre les draps mouillés, en entendant nos cris de sauvages, maman faisait semblant de se fâcher, vous voulez une raclée, il y a encore cinq paniers à remonter. L’été, pour rincer le linge, nous nous jetions à l’eau presque nues, les bulles de savon filaient sur la rivière, un jour que je retenais un drap par un coin, le drap a glissé entre mes doigts, ma sœur a couru sur le chemin de halage, le drap s’était pris dans un saule, au moment où nous nous sommes penchées pour tirer sur le branchage, il s’est échappé, il commençait à s’enfoncer, ma sœur a sauté à l’eau et l’a rattrapé de justesse, maman n’a rien vu, elle était plus haut sous le lavoir avec les voisines, elles se racontaient des histoires que les enfants ne doivent pas entendre mais qu’ils entendent quand même.

    Quand elles étaient rouges d’avoir tant frotté et tant ri, les femmes ôtaient leurs blouses et s’aspergeaient le visage, leurs mains étaient violettes ou bleues. Nous tordions les draps puis nous les étendions sur le pré en posant une pierre à chaque coin, dès que nous avions le dos tourné, les garçons volaient les pierres, quand nous rapportions nos corbeilles de linge humide, ils nous faisaient des croche-pied et nous leur courions après. Maman était fière des draps blancs, des chemises, des caleçons qui claquaient sur le fil, en parlant d’une femme qui n’avait pas d’homme, on disait “elle n’a pas un pantalon à étendre à sa fenêtre”. On avait secoué les tapis, frotté le parquet, accroché les rideaux à franges, on attendait papa. Il va nous rapporter des poupées, non des pantins, non des bonbons, papa rapportait des raisins ou des cerises  achetés aux Géorgiens à la sortie de la gare, maman portait son plus beau tablier, avec ses tresses nouées en couronne elle avait l’air d’une fiancée, grand-mère avais mis son grand châle à fleurs, papa rentrait pour le temps des moissons, à la fin de l’été, il repartait à la gare, nous lui faisions un bout de conduite jusqu’à la route et puis maman disait, les filles, on rentre et nous agitions encore longtemps nos mouchoirs.

    Le moustique est toujours là à tourner autour de nos fesses, à reluquer nos seins. “Ça fait longtemps que vous n’avez pas frotté un caleçon d’homme, le mien n’est pas de première jeunesse mais il peut encore servir.” Celui-là, un jour, il glissera sur une planche bien savonnée.

    January 26 to February 2

    July 1932. Lock 4. Unloading whellbarrows. Gulag private collection 2158.

    Contre-plongée

    Harassé de fatigue, Z. avait pris cette photo sans intention particulière. Sans broncher, les cinq détenus avaient obéi à ses directives comme ils obéissaient à tous les ordres qui leur pleuvaient dessus. Après avoir insisté sur le fait que chacun devait regarder sa brouette et non l’objectif, qu’il était hors de question de sourire, ce qui de toute façon ne leur avait pas effleuré l’esprit, Z. avait fixé à chacun sa place puis donné le top. Ayant réglé le cadre à la hâte afin de ne pas les retenir trop longtemps, il doutait  du résultat. Au demeurant, cela n’avait guère d’importance. La Guépéou l’avait  envoyé à l’écluse n°4 pour qu’il rapporte un cliché qui persuaderait Staline que la construction du canal qui porterait son nom avançait à grands pas. Z. avait rempli la commande.

    Ce n’est qu’en développant le cliché n°2158 qu’il avait découvert qu’il tenait là une de ses meilleures compositions mais qu’elle était aussi éloignée du socialisme qu’il était possible : la brouette en usage en Chine depuis quelques millénaires pouvait difficilement passer pour un symbole du progrès, les pauvres bougres de bagnards pas davantage. Z. était content de la lumière oblique qui rehaussait l’amoncellement de gravats du premier plan.

    Alexandre Rodtchenko, à l’invitation de la direction, avait pris des milliers de clichés du canal mais n’avait pas daigné lui serrer la main. A ses yeux, le pesant  matériel que Z. traînait dans la boue du chantier – chambre, tripode, plaques de verre –  était bon pour le musée et le pathétique photographe détenu, le survivant d’un monde révolu. Z. jugeait pourtant le cliché n°2158 plus vrai que les prodigieuses plongées obliques et les gros plans exagérément rapprochés qui avaient fait la gloire du fondateur de la photographie soviétique. Il resterait anonyme comme les malheureux dont les silhouettes se détachaient sur le ciel pur. Z. pensa que cela valait mieux ainsi.  

    Jan 19 to Jan 26

    Spring 1933. Women at work. Gulag private collection 4988

    Nina à la brouette

    Sur les près de 6000 photos du goulag de la mer Blanche dans lesquelles je me replonge périodiquement, plusieurs centaines montrent des brouettes, ce qui n’a rien pour surprendre car creuser un canal, colossale entreprise de domestication de la pierre et de l’eau, consiste d’abord à creuser d’immenses tranchées au travers de reliefs qui délimitent une ligne de partage des eaux. En Carélie, ces reliefs sont faits d’un des plus beaux granits du monde, si parfait qu’on l’a choisi pour couvrir le tombeau de Napoléon aux Invalides. Ce granit noir n’a pas simplifié la tâche des forçats du goulag que la propagande d’alors appelaient les « soldats du canal ». En ce temps d’avant l’invention des tractopelles, moto-pelles et mini-pelles, la brouette, avec ou sans panneaux latéraux était la reine des chantiers de terrassement. Des exemplaires de ces brouettes rustiques assez semblables à celles qu’on utilise dans nos jardins comme bacs à géraniums sont exposées dans les petits musées locaux de Medvejegorsk et de Segueja aux côtés des collections d’art populaire, de botanique, de zoologie et de minéralogie. L’engin à vide pèse plus de dix kilos. Sur le chantier du canal, les roues en bois furent progressivement remplacées par des roues métalliques mais la production sidérurgique soviétique d’alors était loin de satisfaire la demande et le bois, ressource quasi inépuisable de la Carélie, fut mis en œuvre pour fabriquer tant des roues, des grues, des digues, des vannes que des portes d’écluses. Mon dictionnaire de la langue française préféré mentionne l’expression « être condamné à la brouette », la brouette désignant ici par métonymie les

    travaux forcés. Cette expression désuète mais prend tout son sens lorsqu’on regarde les photos du goulag.

    J’appellerai Nina cette jeune femme en deuxième position sur le cliché du fonds du BBK – BBK étant les initiales de Bielomor-Baltiskoïe Kanal. Elle a le regard tourné vers les pierres qu’elle charrie et semble être elle-même devenue pierre, les traits figés par la fatigue, le froid, la tristesse, la douleur qu’elle s’efforce de surmonter. Nina ne peut pas s’offrir le luxe d’un moment de distraction, la roue doit rester droite pour ne pas sortir de l’étroit couloir de planches. Il suffirait que Nina relâche la tension de son bras gauche pour que la petite roue dévie vers la droite, que la brouette verse sur le côté ce qui obligerait la cohorte qui la suit à stopper et soulèverait sûrement des clameurs de mécontentement voire d’exaspération contre cette gourde de Nina décidément incapable de mettre un pied devant l’autre. Aucune compagne de servitude ne viendra aider Nina à remettre sa brouette d’aplomb ni à la recharger et c’est alors qu’on entendra les sarcasmes « c’est plus dur que de travailler du popotin, la belle!”, et les quolibets « espèce de poule de riche», qu’on verra celle qui se tient derrière elle et que j’appellerai Katia pousser rudement hors du chemin Nina l’incapable et sa brouette renversée afin de continuer sans ralentir la cadence. Nina se concentre donc en tâchant d’oublier l’insupportable douleur dans ses mains, ses épaules et son dos, ou du moins, puisque cette douleur ne se laisse pas oublier, de retenir ses larmes, de ne pas penser à la fin de son supplice car il aura beau s’interrompre à la tombée du jour, ses mains cisaillées, ses muscles exténués l’empêcheront de trouver le sommeil et demain sera de toute façon pire. Nina néanmoins se sent un peu soulagée d’être parvenue sur le terrain plat car le plus dur et le plus périlleux est la montée, montée qui se fait sur des planches inclinées suspendues au-dessus de la tranchée. Pour peu que la roue dévie de quelques centimètres, la brouette tombe un mètre en contrebas et avec ça, comment descendre, recharger la brouette, la remettre sur le rail de bois, comment ne pas tomber soi-même à la renverse, Nina a vu plus d’une fois les conséquences désastreuses d’une chute et si elle-même se blessait, qu’adviendrait-il, serait-elle placée avec les autres inaptes à la couture ou à la laverie avec une ration alimentaire diminuée de moitié ? Marche ou crève… marche et crève se dit Nina, l’esprit congelé, les yeux rivés sur son chargement de pierres.

    ****

    Nina ne se doute pas qu’elle va servir à la publicité du goulag dans “Histoire de la construction du canal mer Baltique-mer Blanche”, un beau volume illustré publié à Moscou cinq mois après l’ouverture du canal célébrant les prouesses du BBK tant comme ouvrage d’art exceptionnel réalisé en un temps record au bénéfice du développement de l’économie socialiste que comme œuvre de réhabilitation sociale et morale des forçats. Le livre fait grand bruit car il est dirigé par l’écrivain le plus consacré de l’époque, Maxime Gorki, à la tête d’un collectif de 36 écrivains réputés. Nina y apparaît au chapitre 9 intitulé « Vaincre l’ennemi de classe ». Sur cette photo prise au même endroit et dans le même axe que la n°4988 une ou deux secondes plus tard (absente pour une raison que j’ignore des archives de la guépéou), elle se tient en tête de file. Pour les besoins de la publicité, on a peint un gentil sourire sur ses lèvres fermées et remplacé hâtivement ses godillots boueux par des bottines noires toutes neuves. En ce temps d’avant les tractopelles et les logiciels de correction photographique, les travaux d’embellissement comme d’enlaidissement se faisaient à la main. Dans le fonds du BBK, la légende de la photo n°4988 est lapidaire, « Femmes au travail », celle du livre relié raconte une tout autre histoire : « Brigades féminines en compétition avec celles des minorités nationales ». Faute de place, je ne développerai pas le sujet des minorités nationales, majoritairement des musulmans d’Asie centrale réputés arriérés, paresseux, sournois, belliqueux et insoumis. L’émulation par la compétition va bientôt devenir la norme, l’exemple étant donné par le célèbre mineur Alexeï Stakhanov, recordman de la productivité. Transposée au goulag, cette conception sportive du travail métamorphose Nina en une championne engagée avec frénésie dans une course de brouettes destinée à faire triompher des femmes russes en voie de rédemption sur des mâles arriérés rétifs aux vives clartés de la révolution.

    Soixante ans plus tard, lorsqu’elle découvrira le luxueux album, une rareté bibliophilique vendue sur le trottoir que sa petite-fille aura acheté comme une relique d’une époque kitsch, la vieille Nina en tremblant dira qu’elle se souvient oui vaguement, que tout est flou dans sa mémoire trouée, qu’il est trop tard, qu’il vaut mieux oublier.

    January 12 to January 19

    Look at me

    L’Assaut du canal n°165

    La seconde est mieux composée et mieux éclairée mais je préfère la première. Quel besoin avait-il, ce petit commissaire en vareuse de cuir de se planter en plein milieu de la photo en prenant une pose avantageuse, la main glissée sous la veste, un regard prétentieux de petit chef inflexible prêt à fusiller sa mère ? Le chef de brigade assis au premier rang a l’air humain et même sympathique en comparaison mais je déteste cette mise en scène ; ce n’est pas moi qui ai demandé aux coqs de se placer au centre de la basse-cour. Il suffisait qu’ils pivotent de quelques degrés pour obtenir un arrière-plan plus sombre et une lumière plus contrastée. J’aurais dû me fier à mon premier mouvement, la n°5654 est moins léchée mais elle est bien meilleure. Tout le paysage y est, échafaudages à droite, rochers à gauche, gravats et boue au milieu, horizontalement des planches et verticalement des manches de pelle. Le paysage humain est assez dense, des femmes exténuées qui manient la pelle à mains nues et pataugent dans de grosses bottes d’hommes, des jeunettes, des laides, des belles qui ont réussi on ne sait comment à conserver leur beauté, des paysannes robustes et des citadines à la taille menue et aux cheveux courts qui n’avaient jamais regardé une pelle de près. Il y a peut-être d’anciennes bonnes-sœurs et d’anciennes prostituées mais je n’ai pas encore appris à les reconnaître. Autour de cette brigade féminine gravite un bon nombre d’hommes mais peu manient la pelle. « Brigade féminine Firine, travaillant au canal n°165 pendant l’assaut », ma légende est véridique mais elle ne dit pas grand-chose de la vérité. Je tire les deux clichés, je leur laisserai le choix, je suis sûr qu’ils choisiront celui que je n’aime pas.

    April 1933. Women brigade on canal 165 in the time of assault. Gulag private collection 5654 & 5655.

    December 16 to December 22

    Left. June 1932. Woman driller on canal 171. Gulag private collection 1087.
    Right. “By transforming nature, man transforms himself”, Karl Marx. Illustration in propaganda book directed by Maxim Gorky. Moscow 1934.

    [English below]

    La reine du marteau-piqueur

    Qu’ils regardent Olga, ou moi en train de photographier Olga ou le spectacle pittoresque que nous donnons tous les deux d’un photographe prisonnier ajustant le cadre sur une ouvrière prisonnière, cela m’est bien égal, je leur ai déjà demandé deux fois de sortir du champ, dégagez les gars, bon sang dégagez, le nuage arrive, la lumière baisse, qu’est-ce que vous attendez, qu’Olga tombe à la renverse avec son marteau-piqueur, que je perde l’équilibre sur les rochers et que la caméra se casse, ces abrutis veulent figurer sur la photo à côté de la vedette du canal 171 décorée la semaine dernière d’une médaille du travail héroïque, une médaille à l’effigie de Lénine, ça fait bien sur la veste d’une bagnarde, à l’heure qu’il est elle préfèrerait sûrement déployer ses efforts héroïques ailleurs, où était-elle avant notre Olga, que faisait-elle avant, au camp, il n’y a plus d’avant, il n’y a plus d’ailleurs, tout rentre dans le cadre, du passé faisons table rase, notre présent et notre avenir vous appartiennent, ô vous, les commissaires du goulag chargés de notre « refonte », quel mot atroce, « refonte », on chauffe la vieille ferraille jusqu’à liquéfaction, on remue, on coule le mélange bouillant dans un moule, de cette fonderie d’enfer sort un homme nouveau et une femme nouvelle 100% soviétiques, de quel métal es-tu, Olga, qui es-tu, si tu es de souche prolétarienne, ta matière est, dit-on, plus malléable, je suis là depuis cinq minutes et tu n’as pas desserré les dents, rêves-tu de faire exploser autre chose que le granit de Carélie, tu ne me le diras pas, tu ne me diras pas que je t’importune à rester planté ainsi à un mètre de toi, tu ne me diras pas que toi aussi tu aimerais avoir un appareil photo et me tirer le portrait à bout-portant, m’immortaliser dans le rôle peu glorieux de photographe mercenaire. Brigade d’assaut ! Nous avons déclaré la guerre aux lacs de Carélie, aux forêts, aux cascades. Olga, dis-moi que cette guerre finira, que toi aussi tu rêves de tendresse et de paix . Si l’on me confiait un marteau-piqueur, je serais capable de me percer le pied, crucifixion grotesque qui ferait bien rire messieurs les badauds. Olga, c’est ton vrai nom ?

    ****

    La photo irait bien en pleine page à l’ouverture du chapitre 9 mais il va falloir corriger le contraste, recadrer, coloriser. Tu peux nous faire ça d’ici demain ? Je vous rappelle à tous qu’on boucle dimanche soir et qu’on présente la maquette lundi matin au camarade Gorki. Il l’attend pour écrire sa préface. Et comme légende ? « Ancienne profiteuse devenue travailleuse de choc ». Nul ! « La GPU, championne du monde de rééducation physique »… Arrête de déconner ou je t’envoie en stage dans le nord ! On ne peut plus rire ? On rira plus tard. Quand on sera morts ? « Grâce à la GPU, elle est devenue foreuse de choc ». Terre-à-terre. « En transformant la nature, l’homme se transforme lui-même ». Pompeux ! C’est de Friedrich Engels. Non, c’est de Marx. Tu es sûr ? La citation exacte, je l’ai là : « En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. » Das Kapital. Donc, je casse la pierre, la pierre me casse les reins et dialectiquement il en sort un homme modifié dans un paysage modifié. Vive la dialectique ! “Modifié”, ça ne veut pas dire « amélioré ». Notre ouvrière de choc sera ravie d’apprendre qu’elle est en train de réveiller des qualités qui sommeillaient au plus profond de sa nature rapace de spéculatrice. Qu’est-ce que tu en sais qu’elle était spéculatrice, elle était peut-être une bonne sœur qui bêchait le potager du couvent ? Je la vois plutôt en épicière. Je vous rappelle qu’on boucle dimanche soir. Pour la citation de Marx, on attend l’avis de Gorki.

    The heroine with the jack-hammer

    Whether they’re looking at Olga, or at me taking a picture of Olga or at the picturesque scene we give together of a photographer focussing his camera on a female convict worker, I don’t care, I’ve already told them twice, go away guys, get out of the frame, piss off, the cloud is getting closer, the light is falling. Are you waiting for Olga to fall backwards with the jack-hammer, for me to lose my balance on the boulders and break the camera? These morons want to stand in the picture next to the star female worker of 171 canal, rewarded last week with a heroic labour medal, a Lenin medal looks good on a convict’s jacket, just now she would surely prefer to put her best efforts somewhere else. Where was she before our Olga? What was she doing before? In the camp, there is no longer “before” nor “elsewhere”, everything fits in the frame, “du passé faisons table rase”, our present and future belong to you, officers of the gulag, red commissars in charge of our “recasting”, “recast”, what a dreadful word, they heat the old scrap of metal until it is liquefied, they stir it, they pour the boiling mixture into a mould and, out of this hellish furnace, a new man and new woman sovietproof come out. Which metal are you made of, Olga? Who are you? If you are of proletarian stock, they say, your metal is of a more malleable sort. I have been standing here for five minutes and you haven’t loosened your teeth. Are you dreaming of blowing up other things apart from than Karelian granite? You won’t tell me, you won’t tell me that I am bothering you standing in front of you, you won’t tell me that if you had a camera, you would shoot me at point blank and immortalize me in the inglorious role of a mercenary photographer. Assault Brigade! We have declared war on Karelian lakes, forests, waterfalls. Olga, tell me that this war will end, that you too are dreaming of tenderness and peace. If I were given a jackhammer, I would surely pierce my foot, a grotesque crucifixion that would make the onlookers laugh. Olga, Olga, is that your real name?

    ****

    This photo would go well full frame on the front page of chapter 9, but you’ll have to correct the contrast, crop, and colorize. Can you get this done by tomorrow? Let me remind you all that we must show the draft to Comrade Gorky on Monday morning. He needs it to write his preface. What about the caption? “Former female profiteer turned into a shock-worker”. No ! “The GPU, best coach in the world for physical training” … Stop messing around or I’ll send you further north! Can’t we laugh anymore? We’ll laugh later. In our coffins ? “Thanks to the GPU, she has become a shock-worker”. Cheap ! “By transforming nature, man transforms himself”. Pompous! It’s from Friedrich Engels. No, it’s from Marx. Are you sure ? The exact quote, I have it there: “By acting on the external world and changing it, he at the same time changes his own nature. He develops his slumbering powers… » Das Kapital. So, I break the stone, the stone breaks my back and dialectically a modified man emerges from it in a modified landscape. Long live dialectics! “Modified” does not mean “improved”. Our female shock worker will be delighted to learn that she is awakening powers slumbering in her nature of rapacious speculator. How do you know that she was a speculator, maybe she was a nun who looked after the convent’s vegetable garden? I see her more as a grocer. Do I have to remind you editing ends on Sunday evening. As for the quote from Marx, let’s wait for Gorky’s opinion.

    December 8 to December 15

    28 mai 1932 Installatrice d’électricité. Gulag private collection 1036.

    [English below]

    L’électricienne et le photographe

    On lit en russe « 28 mai 1932 » et un fragment de la légende « électro-monteur, ouvr… ». Écrit à la plume sur le cliché, 1036 est le numéro d’ordre dans la collection. Celle-ci va de l’automne 1931 au mois d’août 1933 et se termine au n°7600. Les plaques de verre ont été détruites lorsque le KGB a abandonné à la hâte ses locaux de Petrozavodsk (Carélie) à la chute de l’Union soviétique. Ne sont restés que des tirages collés par ordre chronologique dans dix  grands albums déposés aujourd’hui au musée régional.

    L’ouvrière de la brigade d’électro-montage est une détenue du goulag, anonyme. Le photographe est aussi un détenu anonyme bien qu’on ait formulé quelques hypothèses sur son identité. Tous les deux travaillent sur l’immense chantier du canal de la mer Blanche sous le brutal commandement de la police politique soviétique, la GPU, qui deviendra vingt ans plus tard le KGB. Le photographe a posé la chambre sur ses trois pieds et réglé le cadre. Sans doute la grimpeuse tient-elle la pose depuis un moment. Ils échangent un regard. Ici, la fiction peut commencer.

    ****

    Pourquoi veut-il une photo de moi ? Je ne dois pas être jolie après six mois de bagne. Une bonne chose c’est qu’il n’y a pas de miroirs. Ici, les seules qui sont jolies, ce sont les putes. Je n’ai rien d’intéressant. J’installe des fils, c’est tout. Cet hiver, la moitié des poteaux sont tombés, du travail mal fait par des idiots. On n’est que trois filles dans l’équipe mais on se fait respecter. Le respect dans un camp de prisonniers, ça n’existe pas et pourtant ça existe. L’ouvrier qualifié, on le respecte, ce n’est pas comme le moujik qui pousse des brouettes de cailloux. Même les chefs nous respectent parce que l’électricité, c’est sacré, l’électricité, c’est le communisme. Si ma mère me voyait en haut d’un poteau électrique, et en jupe en plus ! La seule ampoule électrique qu’elle a vue de sa vie, c’est celle de la gare. Il y avait aussi le téléphone; l’hiver, à cause du gel, la ligne était coupée. Elle est morte et ça vaut mieux pour elle, elle a trop souffert, il n’y a pas pire malheur que de voir ses enfants mourir de faim sans avoir une goutte de lait à donner. Je l’ai laissée, je me suis enfuie, c’est vrai, de toute façon je ne pouvais rien pour elle ni pour les petits. Moi, je ne suis pas une vraie mère. Mon Sacha, on me l’a pris, on l’a emmené, je ne saurai jamais où. Qu’est-ce que ça lui rapporterait d’avoir comme mère une ennemie du peuple, une parasite ? Je prie pour lui. Si Dieu le veut, un couple le sortira de l’orphelinat, il vivra dans une famille comme il faut qui a du bois dans le poêle,  de la viande dans la soupe, Lénine dans le coin des icônes. En haut des poteaux, je me sens légère, il y a le vent du printemps, l’odeur de la forêt, on l’a assez attendu ce printemps, je n’aurais jamais pensé que l’hiver était si long dans le nord, la glace était encore là il y a un mois. Il y en a beaucoup qui n’ont pas tenu le coup. Les poupées en escarpins arrivées de Moscou, je n’ai jamais voulu leur mort. On ne choisit pas. Encore deux ans si tout va bien. Ah si je pouvais toujours rester perchée sur un fil télégraphique comme un oiseau! Il en met un temps à prendre une photo! Il fait l’artiste ?

    ****

    Je lui ai dit de ne pas regarder l’objectif, de ne pas sourire, elle ne comprend rien cette mule, j’ai déjà gâché une plaque. Le sujet est parfait, le socialisme libère la femme, le socialisme impose l’égalité entre les sexes et entre les classes, grâce à la Guépéou, les petites trafiquantes deviennent des ouvrières modèles, le progrès s’approche à grands pas du pôle nord, les pins de Carélie, braves soldats, deviennent des poteaux électriques, vive les Soviets, vive le téléphone, vive l’électricité. La lumière est un peu plate à cette heure-ci, tant pis. Elle m’a dit son nom, j’aurais dû noter, Tamara, Roxana ?  Comme modèle, elle est parfaite, paysanne mais pas trop, solide mais pas empâtée, de belles jambes, la taille bien découpée par le harnais, le visage plein, jeune mais pas fillette. Elle n’a pas l’air affamée ni exténuée, elle n’est pas en guenilles, elle a même des bottes magnifiques et il lui reste ce qu’il faut de féminité prolétarienne avec des rondeurs qui inspirent confiance dans les générations futures. Pour la composition, j’étais bien obligé de me reculer. Nos géniaux dirigeants vont dire que je m’intéresse plus à la forme qu’au fond. J’ai toujours aimé la composition, ce n’est pas un crime. Sale petit formaliste, tu méritais bien trois ans de vacances tous frais payés sous le ciel du grand nord. Il ne faut pas traîner, j’ai trois heures de route pour rentrer au labo, la soupe sera froide,  développement, tirage, je vais encore finir à minuit. Demain, des des hôtes de marque nous font l’honneur… Adieu ma poulette. Que les bons vents de la taïga t’emmènent loin d’ici.

    The female electicity worker and the photographer

    The Russian caption runs “May 28, 1932” and “electric-installation, workr…”. Written in pen on the plate, the serial number in the collection 1036. It runs from Autumn 1931 to August 1933 and ends with no. 7600. The glass plates were destroyed when the KGB hastily abandoned its premises in Petrozavodsk (Karelia) after the fall of the Soviet Union. All that remains are prints pasted in chronological order in ten large albums now archived in the regional museum.

    The female worker of the electrity construction brigade is an anonymous Gulag inmate. So is the photographer although some speculations has been made about his identity. Both were working on the huge White Sea Canal project under the harsh supervision of the Soviet political police, the GPU, which would become twenty years later the KGB. The photographer put his camera on the tripod and adjusted the frame. No doubt the climber held the pose for a while. They are exchanging a look. Now fiction can start.

    ****

    Why does he want a picture of me? I can’t be pretty after six months in forced labor. A good thing that there are no mirrors. The only pretty ones are the whores. Nothing is interesting about me. I’m installing wires, that’s all. This winter, half of the poles fell down, shoddy job by stupid men. There are only three of us girls in the team but we get the boys’ respect. Respect in a prison camp, doesn’t exist and yet it does. At least for the qualified worker. We’re entitled to more respect than the muzhiks who push wheelbarrows loaded with stones. Even the bosses respect us because electricity is sacred, electricity is communism. If my mother could see me at the top of an electricity pole, in a skirt to boot! The only light bulb she had ever seen in her life was the one at the train station. There was the telephone too, but due to the frost, the line was always cut off. She is dead and that’s better for her, she has suffered so much, there’s no worse misfortune than seeing one’s children starve and not having a drop of milk to feed them. I left her, I ran away, true, anyway I couldn’t do anything for her or the little ones. I am not a proper mother. My Sacha, they took him away from me, I’ll never know where to. What good would it be for him to be the son of an enemy of the people, a parasite? I pray for him. God willing, a couple will take him out of the orphanage, he will live in a decent family that has wood in the stove, meat in the soup and Lenin in the icon corner. At the top of the poles, I feel light, there is the spring wind, it smellsof  the forest, we have waited long enough for this spring, there was still ice a month ago. Many didn’t make it. The high-heeled dolls from Moscow, I never wanted them to die. We don’t choose. Another wo years if all goes well. If I could only stay perched on a telegraph wire like a bird ! He’s so blooming slow at taking a picture. Does he pretend he is an artist?

    ***

    I told her not to look at the lens, not to smile, this blockhead doesn’t understand, I have already wasted a plate. The subject is perfect, socialism liberates women, socialism imposes equality between genders and classes, thanks to the GPU, petty female traffickers become model workers, in no time progress will reach the northern pole, the Karelian pines, as brave comrades, become electricity poles, long live the Soviets, long live the telephone, long live electricity. At this time of day the light is a bi flat, too bad. She told me her name, I should have written it down, Tamara, Roxana? As a model, she is perfect, a peasant but not too much of it, strong but not heavy, beautiful legs, the waist well marked by the harness, a full face, young but not girlish. She doesn’t look hungry or exhausted, she’s not in rags, she even wears gorgeous boots and has enough proletarian feminity left, generous hips promissing abundant descent. For the composition, of course I had to step back a bit. Our genial leaders will say that I’m more interested in the form that in the subject. I have always liked composition, it’s not a crime. You dirty little formalist, you really deserved three years of vacation all expenses paid under the canopy of the far north. Don’t hang around, you have three hours to drive back to the lab, the soup will be cold, development, printing. I’ll be finished at midnight. Tomorrow, high rank visitors are coming. Great honor … Goodbye sweetie. May the good winds of the taiga take you far from here.

    November 10 to November 17

    From my window, Paris.

    Si loin, si près. Magadan, Sibérie.

    Elle s’appelait Khayoutina mais ce n’était pas son nom. Depuis 2016, elle n’est plus de ce monde, elle n’y avait jamais trouvé sa place.  Je l’ai rencontrée en 2004 aux confins des terres polaires habitées, dans la petite ville ouvrière de Ola, à 20 kilomètres  de Magadan, capitale de la Kolyma, et 10 000 kilomètres de Moscou. Nous avons passé une journée ensemble à causer, fumer, boire du thé et grignoter les biscuits que j’avais apportés.

    Elle habitait au rez-de chaussée d’un immeuble collectif comme la Russie en compte des millions, un studio sommaire, une pièce de 10 m2 précédée d’un vestibule, le genre de logement qu’on attribue aux ouvriers de passage. Dans le lavabo s’entassait un peu de vaisselle sale. Khayoutina m’a offert l’unique tabouret, elle a fait bouillir de l’eau dans une vieille casserole. Son thé était bienvenu, dehors il faisait -25°C. Elle s’est assise sur le coin d’un divan élimé et a tiré une clope d’un paquet de papirossy. L’odeur déjà lourde de la chambre s’est épaissie.  Par la fenêtre, on voyait des garçons jouer au hockey sur glace sur un terrain vague qui deviendrait en mai un terrain de foot boueux.  Khayoutina était une vieille dame au visage en ruines mais, dans sa voix éraillée de fumeuse, il y avait comme une gaieté d’arrière-gorge. Ses vêtements, une épaisse chemise à carreaux d’homme, un pantalon de survêtement étaient de ceux qu’ont reçoit de la charité publique. Au mur étaient collées des cartes postales et des photos de famille auxquelles, d’abord, je n’ai pas prêté attention. Les rayons obliques du soleil polaire éclairaient l’accordéon posé dans un coin.

    Kolyma est le nom d’un fleuve au niveau du cercle polaire arctique où brillent des pépites. Kolyma est le nom d’une sanglante ruée vers l’or décidée par Staline au milieu des années 1930. Kolyma avec ses hivers à -50°C fut le plus mortifère des bagnes soviétiques. L’hécatombe a pris fin à la mort de Staline mais le goulag a laissé après lui sa désolation.

    A Ola, on ne savait rien de cette sorcière accordéoniste jusqu’à ce que le journal local lui consacre une double-page. Sa vie de proscrite avait commencé, disait-elle, à l’âge de 7 ans. Avant, elle avait vécu dans un monde enchanté où tous les désirs étaient comblés avant qu’ils fussent formulés, il y avait un grand appartement proche du Kremlin, une datcha, une limousine, une cuisinière, un chauffeur, des vacances sur la riviera de la Mer Noire. Elle avait un père qui l’adorait et la faisait trotter sur ses épaules dans le jardin de la datcha, elle avait une mère aimante, une tendre nounou qui veillait jour et nuit sur elle.

    Une nuit des policiers sont venus arrêter son père qui était le chef de la police. En même temps, des mains inconnues se sont saisies d’elle et l’ont jetée à l’arrière d’une voiture. Une femme l’a dépouillée de ses vêtements de riche et habillée en pensionnaire d’orphelinat. Ces mains-là n’étaient pas celles d’une nourrice. Elle a dû apprendre par cœur son nouveau nom et sa nouvelle biographie, elle était désormais une orpheline ignorant tout de ses parents. Comment tu t’appelles ? On lui a enseigné qu’elle s’appelait Khayoutina, Natalia Nikolaievna Khayoutina. Plus de nom, plus de passé. Khayoutina. Khayoutina. Il a fallu beaucoup de gifles pour qu’elle apprenne.

    Celui qui la couvrait de baisers et de cadeaux ne s’appelait pas Khayoutine mais Iejov, Nicolaï Iejov. Sa mère s’appelait Evguénia Khayoutina, elle travaillait dans l’édition et recevait beaucoup d’écrivains et d’artistes à la maison. Elle avait disparu peu de temps avant l’arrestation de son père. Le reste, Natalia l’a appris plus tard, par bribes, mais elle ne s’est pas laissé faire, elle n’a jamais permis qu’on souille son unique trésor, ses souvenirs d’enfance.

    Dans la maison d’enfants de Penza où elle est expédiée, la rumeur circule. La petite nouvelle qui fait des chichis, serait la fille du nain sanglant. Les enfants des ennemis du peuple, pensionnaires depuis plusieurs années, connaissent le nabot, c’est le chef du NKVD, celui qui a monté les grands procès, le monstre qui a fait arrêter leurs parents, leur a arraché des aveux sous la torture, c’est lui qui a fait pleuvoir les condamnations à dix ans de camp sans droit de correspondance. En ce temps-là, personne ne dit rien contre Staline mais contre le nabot, on peut se permettre, il a été limogé. Avoue, avoue que tu es la fille du nabot. Les pensionnaires lui infligent les sévices raffinés que les orphelins endurcis infligent aux orphelines débutantes élevées dans la « haute ». C’est la guerre, tous ont faim et froid mais elle toujours plus que les autres. La nuit, des poings inconnus s’abattent sur elle. Elle a 14 ans, la guerre est finie mais la famine empire. Elle demande à étudier la musique, on la met en apprentissage dans un atelier d’horlogerie. Elle est harcelée, violée. Énième tentative de suicide. On lui permet enfin d’étudier la musique, elle passera un diplôme de professeur d’accordéon et partira loin de Penza, aussi loin de Moscou que possible. Où qu’elle aille, le KGB la convoque, lui fait réciter sa biographie et la fait surveiller. Elle n’est pas vilaine avec ses boucles brunes mais ce n’est pas une femme qu’on épouse. A ce point de son récit, le rire qui tapisse la voix de Khayoutina s’anime comme si elle allait raconter une blague,

      j’ai attendu qu’une amie parte en vacances d’été, son mari était un Arménien, je sentais que je lui plaisais, je l’ai supplié de me faire un enfant en promettant de ne jamais rien lui demander, il n’y aurait pas d’histoires, je me suis fait muter dans une autre école, pour finir je suis arrivée ici, je ne pouvais pas aller plus loin (rire), j’avais toujours vécu dans des internats, des foyers de travailleurs, des appartements communautaires, à la chute de l’URSS, j’ai reçu mon premier appartement (grand rire en montrant les quatre murs couverts de papier peint taché de moisi), ne croyez pas que le FSB ne me surveille pas

    A la chute de l’URSS, sa nourrice l’avait retrouvée. Il y avait des certitudes : Natalia avait été adoptée à l’âge de trois mois par Nicolas Iejov et sa femme Evguénia Khayoutina, Khayoutine était le nom du premier mari de sa mère qui s’était mariée trois fois. Il y avait des conjectures, Natalia était peut-être une fille naturelle de Iejov, sa mère adoptive Evguenia Khayoutina, dont on disait qu’elle s’était suicidée avant l’arrestation de son mari, avait peut-être exécutée.  Les archives désormais accessibles commençaient à parler. Plutôt à hurler. Des morts par millions ? des gens honnêtes qui s’entre-dévorent, s’exterminent ? des bourreaux à leur tour exterminés par une nouvelle génération de criminels et ainsi de suite. Des montagnes de mensonges. Restait-il quelque chose de propre sur la terre ? L’arrestation dont Natalia avait été témoin avait eu lieu le 10 avril 1939, Iejov avait été condamné à mort le 3 avril 1940 pour tentative de putsch, espionnage au profit du Japon et mœurs contre nature, il avait été exécuté le lendemain dans les locaux du Conseil de Guerre suprême, le 4 avril 1940. Avant d’être fusillé, il n’avait exprimé qu’un seul regret, celui de ne pas avoir purgé avec assez de rigueur les 14 000 agents de la police politique.

    Au vu de cet acte d’accusation, Khayoutina a demandé la réhabilitation de son père, il était innocent des crimes qui lui étaient imputés. En 1998, le Conseil de Guerre suprême de la Fédération de Russie a  rejeté sa demande au motif que Nikolaï Iejov était responsable d’au moins un million et demi de sentences illégales dont 750 000 condamnations à mort.

    Kayoutina n’en démordait pas, Iejov était innocent des crimes pour lesquels Béria, son successeur à la tête du NKVD, l’avait fait condamner à mort. Staline s’était servi de lui et lui n’était coupable que d’avoir trop bien servi Staline. Khayoutina était aveugle et sincère, sincèrement aveugle. Elle ne songeait pas à demander justice pour elle-même. On avait envie d’embrasser cette lépreuse.

    Une belle adolescente blonde s’est glissée dans la chambre, elle apportait quelque chose à sa grand-mère. Kayoutina m’avait dit qu’avec sa pension de professeur de musique, elle faisait vivre sa fille qui avait perdu son emploi à la suite de la fermeture de la conserverie et sa petite-fille qui allait encore au lycée. Les hockeyeurs dehors étaient sans doute ses camarades de classe.

    October 13 to October 20

    From my window, Paris.

    Si loin, si près. Lanceurs d’alerte, Londres, Petrozavodsk, Moscou.

    La vidéo dure moins d’une minute : Julian Assange est arrêté à l’ambassade d’Équateur à Londres, tiré par les pieds, jeté dans un véhicule de police. Le grand Australien au charme naguère irrésistible est un vieillard défait à la barbe hirsute, les yeux égarés dans un visage bouffi. Il a 48 ans, il en parait 70. Il était accusé de viol en Suède, il ne l’est plus mais le pire reste à venir.

    Le spectacle d’une bête à l’agonie cernée par une meute en uniforme suscite une certaine excitation chez le téléspectateur mais la jouissance est brève et molle. C’était l’automne 2019. Un an plus tard, 50 semaines de prison plus tard, Assange reparaît dans une nouvelle séquence pornographique. Ce n’est plus la police mais la justice qui étale sa fascinante puissance virile. Elle doit décider si la justice étatsunienne offre les garanties d’un procès équitable à un homme qui risque là-bas 174 années de prison. Le suspense ne réside pas dans le verdict des juges emperruqués mais dans les réactions de l’accusé. Va-t-il enfin craquer ? fondre en larmes ?  

     En cet automne 2020, le martyr de Julian Assange continue sous les yeux de millions de voyeurs. Chacun sait que les Etats-Unis le poursuivront jusqu’à ce que mort s’ensuive. Non pour avoir révélé des crimes de guerre qui n’étaient un secret ni pour les Irakiens, ni pour les Afghans. Il est coupable, avec la complicité de Manning, un officier de renseignements subalterne, d’avoir cambriolé le coffre-fort du Pentagone et d’avoir offert le butin à trois journaux parmi les plus réputés de la planète. Deux individus armés d’une clé USB et d’un certain savoir-faire informatique ont suffi. Ils se sont offert un pique-nique sur la bannière étoilé puis ont pissé dessus. A Londres, devant le tribunal, une foule crie « Free Assange », certains ajoutent « War criminals in jail ».

    Iouri Dmitriev – j’ai déjà écrit deux fois sur lui ici – vient d’être condamné à 13 ans de camp à régime sévère. Jugement définitif et irrévocable au terme d’un procès à huis clos tenu en l’absence de son avocat. En première instance, une juge l’avait condamné à trois ans ce qui couvrait le temps de sa détention provisoire, il serait de retour chez lui à Noël. La juge trop clémente a été mutée, le procureur a fait appel et les trois ans sont devenus treize, Iouri ne reverra plus la lumière. Il est condamné pour avoir agressé sexuellement sa fille adoptive. Lui aussi, il a ridiculisé le pouvoir majuscule du président majuscule. Je connais Dmitriev, c’est un homme habité par des convictions pour lesquelles il est prêt à tout endurer. Il n’a pas fréquenté l’université, a débuté dans la vie comme plombier. Du métier de plombier, il est passé à celui d’artisan-historien. L’hiver il recopiait à la main le contenu de vieilles fiches de la police secrète soviétique et les archivait dans son ordinateur poussiéreux, l’été, avec sa chienne, il arpentait la taïga, creusait des trous et immanquablement tombait sur des charniers des années 1930. Comme Assange mais avec des moyens lilliputiens par rapport à ceux de Wikileaks, il a voulu partager ses découvertes et cela a fait quelque bruit. « Liberté pour Iouri Dmitriev, Iouri prisonnier politique », les banderoles sont à Moscou et à Saint-Pétersbourg mais pas aux portes du tribunal de Petrozavodsk.  

    Similitudes et différences. De nos jours, les États, du Maroc à la Russie, ont  tout avantage à poursuivre leurs adversaires pour des délits sexuels, si possible à caractère pédophile : l’accusé assommé par le choc moral doit apporter lui-même les preuves de son innocence, le huis clos est automatique et le bénéfice du doute ne lui profite jamais. Il est libre de se suicider en prison. Ces incriminations sont devenues si communes que je me prends à regretter le temps où l’on était envoyé en enfer comme déviationniste, espion japonais ou soviétique. Assange  a échappé de peu à la condamnation pour viol, Dmitriev n’a pas eu tant de chance.

    Je compare le célèbre Julian Assange, fondateur de Wikileaks, avec l’obscur Iouri Dmitriev, artisan-historien dont la réputation n’avait pas, jusqu’à une date récente, franchi les frontières de la Carélie. Je ne devrais peut-être pas même si tous deux subissent le martyr. Ce qui distingue le plus vivement ces deux affaires, c’est l’identité des individus que le Léviathan protège, d’un côté des criminels de guerre frais et gaillards, encore bons pour le service sur tous les continents, de l’autre des agents de la police politique stalinienne dont crimes datent d’il y a 80 ans. Par là, on voit que les Etats-Unis sont un pays plus moderne.

    Je cherche une bonne nouvelle. La voici. Un tribunal étatsunien vient de juger illégale la collecte gigantesque d’écoutes téléphoniques de l’Agence de Sécurité nationale (NSA) que Snowden, autre éminent lanceur d’alerte, avait dénoncée en 2013. On la savait déjà inutile et couteuse.  Dans son malheur, l’ex-consultant de la NSA a de la chance. Voilà sept ans qu’il a été contraint de se réfugier en Russie, aucun État démocratique ne lui ayant offert l’asile. La France a refusé que l’avion portant le pestiféré à son bord survole le territoire national. A tout prendre, mieux vaut la Russie que l’Ambassade d’Équateur. On y est tout autant espionné mais moins confiné. Edward peut même rêver d’un happy end.

    September 29 to October 6

    From my window, Paris.

    [English below]

    Si loin, si près. El Che, Rosario, Argentina.

    A Rosario, il y a le Paraná, il y a une immense coulée ocre, le vent de la pampa qui fouette sa surface et soudain un arc-en-ciel qui l’enjambe. Les lanternes d’un navire silencieux s’approchent dans la nuit tiède. On raconte que Celia de la Serna descendant le fleuve à bord d’un de ces navires avait prévu d’accoucher à Buenos Aires mais que son rejeton la contraignit à faire escale ici, cinq cents kilomètres en amont. Ernesto Guevara de la Serna vit le jour le 14 juin 1928.

    La maison natale ne vaut pas le détour. La porte est close, ni sonnette, ni interphone. Les copropriétaires de cet immeuble élégant « à la française » du début du XXe siècle se barricadent.  Depuis le trottoir d’en face, on se tord le cou pour apercevoir les fenêtres du cinquième étage. L’appartement de la famille Guevara, vide depuis longtemps, sera bientôt mis en vente.

    Les fêtes de la mi-octobre en mémoire de la prétendue « découverte de l’Amérique » sont terminées. La ville se réveille avec la gueule de bois. Adriana m’attend dans un café. Nous avons fait connaissance hier au musée d’art contemporain. Elle travaille à l’accueil, j’étais la seule visiteuse, partant la seule à pouvoir être accueillie. Dans ce lieu huppé, sa simplicité d’allure et de ton m’a surprise. Elle porte sans fard les kilos et les rides d’une madame tout le monde de cinquante ans. Est-ce que Rosario vous plaît ? Beaucoup mais je m’attendais à mieux sur le Che dans sa ville natale. Demain, c’est mon jour de congé, je vous montrerai.

    Le petit-déjeuner se prolonge jusqu’à midi. Adriana, outre les héros de la gauche révolutionnaire latino-américaine, porte dans son cœur Evita Péron, ce qui, pour moi, ne va pas de soi. Elle exècre la droite et le président Mauricio Macri, vomit tout ce qui sent le macrisme, collègues de bureau, clients à la caisse du supermarché, voisines de pallier. « Tu te rends compte que je suis obligée de manger à côté d’eux, de me servir dans les mêmes plats, que je bois le café chez les voisines, qu’on est assises sur le même canapé. Les repas en famille, tu imagines… »  A ce moment, nous tombons en amitié.

    Elle me mène à un hangar sur les berges du río, fait coulisser sur un rail le portail de fer. Ce bâtiment naguère industriel abrite plusieurs associations liées à la jeunesse et aux sports. La municipalité a alloué trois salles aveugles au sous-sol au Centro de Estudios Latinoamericanos Ernesto « Che » Guevara, en abrégé C.E.L.. Un trait de génie. Au C.E.L., on est entre camarades. Dans la bibliothèque de 6m2 du Centre, on commente les dernières turpitudes du gouvernement en sirotant du maté. 

    Les trésors du Centre d’Etudes latino-américaines Ernesto « Che » Guevara tiennent en une petite salle. Les héritiers – deux veuves, cinq orphelins – ont offert quelques photos qui forment un album disparate : des aïeux grands propriétaires fonciers, Ernesto au berceau, une photo de classe à 14 ans en blazer cravate, une carte d’étudiant en médecine cheveux courts cravate. Le Centre expose quelques volumes de la bibliothèque personnelle de l’étudiant – poésie, littérature, philosophie, économie – dont l’état proche de l’épuisement final témoigne d’une lecture assidue et de maints voyages au fond d’un sac à dos. Une petite photo sous verre montre Ernesto à 20 ans, torse nu, trimant avec les prolétaires du port fluvial – bien bâti et très beau. Avec ses enfants. Avec les grands de ce monde.  Beauvoir et Sartre en visite (peut-être dans un hôtel à La Havane). Entre les révolutionnaires en chambre (Sartre en costume cravate) et le jeune homme au béret étoilé chaussé de rangers, la partie est inégale, les aînés prennent une leçon de choses, le jeune, l’éternellement jeune, s’offre une récréation.

    Derrière une vitrine, disposé entre des livres fatigués, il y a un cahier. La double page numérotée en chiffres romains DXXII est couverte d’une petite écriture au stylo bille bleu. En haut de la page de droite « Al Pueblo boliviano. Comunicado n°3. Frente a la mentira reaccionaria, la verdad revolucionaria.» Les lignes sont serrées, la page couverte jusque dans ses marges. Le Comandante consigne pour l’histoire les noms des derniers compañeros morts au combat, des blessés, des prisonniers, il note les lieux, les circonstances. Les ratures portent la trace sensible de son corps, de son esprit en marche, de l’intelligence aux prises avec le tragique de l’histoire. Pendant qu’à côté de lui des camarades agonisent, tenant son cahier sur ses genoux, il raye un adjectif au stylo bleu, entoure un mot d’un coup de crayon rouge. Il écrit «pueblo de Bolivia», raye, remplace par « pueblo boliviano ».  

    Adriana, Adriana, viens m’aider à déchiffrer les lignes bleues qui se bousculent sur la page, viens chère Adriana, partager avec moi l’émotion qui m’attrape au col. C’est l’ambassadeur de Bolivie qui nous a fait don de ce facsimile très rare, dit-elle. Adriana lit à haute voix, je branche le magnétophone qui gravera le double souvenir d’Adriana et du Che. « Contre les mensonges », écrit le Commandante, la guerre de résistance à l’oppression est juste et quel que soit le sort des armes, la lutte ne finira pas parce qu’elle ne peut pas finir. Comment ce cahier est arrivé dans ce sous-sol est une autre histoire, il est là, Adriana est là et je suis là, ramenée aux temps optimistes de ma jeunesse.

    Dans le jour finissant sur les berges du Paraná, nous savourons notre amitié toute neuve. Nous nous reverrons. Un soir ou un matin, nous nous reverrons. Gracias a la vida.

    So near, so far. El Che, Rosario, Argentina.

    In Rosario, we have the Paraná, an immense ochre flow, we have the winds from the Pampas whipping its surface and suddenly a rainbow spanning over it. The lanterns of a silent ship approach in the warm night. It is said that Celia de la Serna, going down the river on one of these ships, had planned to give birth in Buenos Aires but her offspring forced her to stop here, five hundred kilometres upstream. Ernesto Guevara de la Serna was born on June 14, 1928.

    The birthplace is not worth visiting. The door is closed, no bell, no intercom. The co-owners of this elegant early 20th century building in “French style” have barricaded themselves. From the sidewalk opposite, we crane our necks to see the windows on the fifth floor. The Guevara family’s apartment, which has long been empty, will soon be put up for sale.

    The mid-October celebrations in memory of the so-called “discovery of America” ended last night. The city wakes up with a hangover. Adriana is waiting for me in a cafe. We met yesterday at the Museum of Contemporary Art. She works at the reception desk, I was the only visitor, hence the only one who could be received. In this chic place, her simplicity of appearance and tone surprises me. She unashamedly carries the pounds and wrinkles of a fifty year old lady. How do you like Rosario? Very much but I expected more about the Che in his hometown. Tomorrow is my day off, I’ll show you.

    Breakfast lasts to noon. Adriana, in addition to the heroes of the Latin American revolutionary left, in an adept Evita Péron, which, for me, is not obvious. She hates the right and especially President Mauricio Macri, vomits anything that smells of macrism, office colleagues, customers at the supermarket, neighbours. “You realize that I have to eat next to them, serve myself from the same dishes, drink coffee at my next door neighbours, that we are sitting on the same sofa. Family meals, you can imagine ? ” At that moment, I have become her friend.

    She takes me to a shed near the banks of the river, slides the iron gate on a rail. This former industrial building houses several clubs devoted to youth and sports. The municipality has allocated three windowless rooms in the basement to the Centro de Estudios Latinoamericanos Ernesto “Che” Guevara, in short the C.EL.. A stroke of genius. At the C.E.L., we are between comrades. In the 6 square meter library, while sipping maté the compañeras comment on the latest turpitudes of the government.

    The treasures of the Centre fit into a small room. The Che’s heirs – two widows, five orphans – have donated a few photos that make up a disparate album on the walls: rich landowning ancestors, Ernesto in his cradle, Ernesto at 14 on a school group picture in a blazer and tie, a medical student card, short hair and tie. The Centre exhibits a few books from the student’s personal library – poetry, literature, philosophy, economics – whose very sorry state shows diligent reading and many trips at the bottom of a rucksack. A small photo under glass shows Ernesto at 20, shirtless, working with the proletarians of the river port – strong and handsome. With his children. With the great and the good of this world. Beauvoir and Sartre visiting him (maybe in a hotel in La Havana). Between the studious revolutionaries  (Sartre in a suit and tie) and the young man in the starry beret wearing rangers, the game is uneven. At first sight, we see that the elders are having a lesson in life while the younger – the eternally young – is enjoying a break.

    Behind a window, arranged between much thumbed books, there is a notebook. The double page numbered in Roman numerals DXXVII is covered with small writing in blue ballpoint pen. At the top of the right page “Al Pueblo boliviano. Comunicado n°3.  Frente a la mentira reaccionaria, la verdad revolucionaria.» No spacing, no margins. The Comandante records for history the names of the last comrades who died in combat, the wounded, the prisoners, he notes the places, the circumstances. The erasures bear the sensitive trace of his body, of his mind in motion, of his intelligence grappling with the tragedy of History. While at his side comrades agonize, holding his notebook on his knees, he crosses out an adjective with the blue pen, circles a word with red pencil. He first writes «pueblo de Bolivia»,  replaces by «pueblo boliviano». 

    Adriana, Adriana, come help me decipher the blue lines that are jostling on the page, come dear Adriana, come and share, I’m overcome with the emotion that catches my neck. This facsimile is a present of the ambassador of Bolivia, she says. Adriana reads aloud, I turn on the tape recorder which will keep the double memory of Adriana and Che. “Against the lies,” writes the Commander, the war of resistance to oppression is right and whatever the fate of the guns, the struggle will not end because it cannot end. How the notebook got into this basement is another story. The notebook is there, Adriana is there and I am there, brought back to the optimistic times of my youth.

    While daylight is fading on the banks of Paraná, we savour our brand new friendship. We shall meet again. Some day, in the morning or in the evening, we shall meet again. Gracias a la vida.

    September 9 to September 15

    Svetlana Aleksievich/Svetlana Alexievitch 2009, 2016, 2019.

    [English below]

    Si près, si loin. Sveta, Minsk.

    Minsk, 26 août 2020. Svetlana Alexievitch, bouquet de fleurs à la main, sourit comme je ne l’ai jamais vue sourire. La mariée a 72 ans. Elle était convoquée à comparaître à titre de témoin devant une commission d’enquête. Le conseil de coordination d’opposition complote-t-il contre la sécurité de l’État ? Est-il en lien avec des puissances étrangères ? Vous qui êtes membre du présidium, dites ce que vous savez. Je n’ai rien à vous dire, tout est public. L’interrogatoire a duré 40 minutes. Les enquêteurs ont renoncé, on ne touche pas à un prix Nobel de littérature. Elle est libre. Sur le trottoir, une femme en blanc tient une pancarte, « Sveta est notre conscience ». Soviest’, la conscience, la sagesse, le bon jugement. Au premier jour des manifestations, au premier jour où le roi Ubu dans la panique a lâché ses chiens, Alexievitch lui a dit, ne jetez pas notre peuple dans la guerre civile, nous demandons seulement des élections dignes d’un pays civilisé. Rien de plus, rien de moins. Elle s’est dite fière des femmes de son pays, fière de la candidate qui a relevé le défi lancé avec mépris par le “petit père”, fière des courageuses qui chaque semaine, vêtues de blanc, maquillées de blanc, descendent dans la rue désarmées, sans peur et sans haine.

    Minsk août 2009. Pour commencer, elle dit “d’habitude, c’est moi qui frappe à la porte des autres”. Elle demande comment on se sert d’un magnétophone numérique. «Dès que les magnétophones à cassettes sont arrivés en Union soviétique, je me suis précipitée. » Tandis que la contre-culture musicale en mini-cassette déjouait la censure, Alexievitch enregistrait au grand jour les archives intimes de son peuple, des histoires de blessures enfouies dans des profondeurs insondables. “Du thé?” Elle expose en détail sa méthode d’investigation, sa manière d’écouter, de transcrire, de composer, son art de gratter jusqu’à l’os la matière brute de l’entretien, de la porter àl’ incandescence. En moyenne, elle a travaillé douze ans sur chaque livre. Au sommet de son panthéon, elle place Dostoïevski, ajoute aussitôt Tchekhov. “Encore un verre de thé?” Enfant, elle a entendu sa grand-mère raconter à voix basse des actes de cruauté inouïs dont elle avait été témoin. Dans le pays désolé où Svetlana a grandi, pays exsangue dont les hommes valides avaient disparu, elle était une écolière modèle. Les bonnes notes, le drapeau rouge et le clairon de la propagande lui promettaient un avenir enchanté. «L’URSS était une prison et un jardin d’enfants», dit-elle. Comment pouvait-elle prédire les tragédies à venir? Ses dernières années de travail l’ont menée au bord de la dépression. “La Grande Guerre patriotique, la guerre d’Afghanistan, Tchernobyl, la chute de l’URSS, je n’en peux plus de baigner dans cette boue sanglante.” D’ici un ou deux ans, quand elle aura fini son cycle sur l’homme rouge, elle écrira sur l’amour. «Les femmes de chez nous ont une façon si subtile, si poétique d’exprimer leurs sentiments”. La théière est vide, l’assiette à gâteaux aussi. Il fait sombre dans la cuisine, elle tarde à allumer la lumière. «Nous», «notre peuple», «nos gens», dit-elle avec tendresse et amertume. Il y a trente ans, dans l’euphorie, elle a crié les mots magiques “liberté”, “démocratie” et, miracle, la main de fer a lâché prise. « Les lendemains ont été un cauchemar, nous n’en sommes toujours pas sortis. Qui aurait pu édifier une démocratie? J’ai parcouru l’Union soviétique dans tous les sens, je n’ai jamais rencontré un démocrate.” La nuit est tombée. “Nous nous reverrons. La prochaine fois, nous parlerons d’amour ou de ce que ça fait de vieillir pour une femme. Vous me parlerez de vous.” Sur le pas de la porte, elle me sourit avec chaleur mais sans joie.

    Minsk, le 9 septembre 2020. Des sept membres du conseil de coordination de l’opposition, six ont perdu leur liberté, les uns contraints à l’exil, les autres jetés en prison. Protégée par son prix Nobel, Svetlana Alexievitch reste la dernière à être libre dans son pays. La mariée ne sourit plus.

    So near, so far. Sveta, Minsk, Belarus.

    Minsk, 26 August 2020. Svetlana Alexievich, bouquet of flowers in her hand, smiles as I have never seen her smile. The bride is 72 years old. She was summoned to appear as a witness before a commission of investigation. Is the opposition’s Coordination Council plotting against state security? Does it have links to foreign powers? You, a member of the Presidium, tell us what you know. I have nothing to tell you, everything is public. The interrogation lasted 40 minutes. The investigators have given up; they don’t touch a Nobel Prize for Literature laureate. She is set free. On the sidewalk, a woman dressed in white holds a placard, ” Sveta is our conscience.” Soviest‘, conscience, wisdom, good judgment. On the first day of the protests, on the first day when King Ubu in panic let go of his dogs, Alexievich told him, don’t throw  our people into civil war, all we demand are elections worthy of a civilized country. Nothing more, nothing less. She said she was proud of the women of her country, proud of the female candidate who took up the challenge launched contemptuously by the “Little Father”,  proud of the brave women who every week, dressed in white, with white make-up, take to the streets unarmed, without fear or hatred.

    Minsk, August 2009. To begin with, she says “usually, it’s me who knocks on other people’s doors”. She asks how to use a digital recorder. “As soon as portable cassette recorders arrived in the Soviet Union, I rushed to get one.” As the music mini-cassette counterculture evaded censorship, Alexievich brought to light the intimate archives of her people, stories of wounds buried in unfathomable depths. “Tea?” She explains in detail her method of investigation, her way of listening, of transcribing, of composing, her art of scratching the raw material of the interview to the bone, of making it incandescent. On average, she worked twelve years on each book. At the top of her pantheon, she places Dostoyevsky, then immediately adds Chekhov. “Another glass of tea?” As a child, she heard her grandmother recount in a low voice acts of unspeakable cruelty she had witnessed. In the desolate country where little Svetlana grew up, a bloodless country whose able-bodied men had disappeared, she was a model schoolgirl. The good marks, the red flag and the propaganda bugle promised her an enchanted future. “The USSR was a prison and a kindergarten,” she says.

    How could she predict the tragedies yet to come? Her last years of work brought her to the brink of depression. “The Great Patriotic War, the war in Afghanistan, Chernobyl, the fall of the USSR, I’ve been plunged too long into our tragedies , I can’t bear to bathe in this bloody mud anymore.” In a year or two, when she finishes her cycle on the Red Man, she will write about love. “Women here have such a subtle, poetic way of expressing their feelings.” The teapot is empty, the cake plate too. It’s dark in the kitchen, she is slow to turn on the light. “We”, “Us” , “Our people”, “our folks”, she says with tenderness and bitterness. Some thirty years ago, with euphoria, she shouted the magic words “freedom”, “democracy” and, miraculously, the hand of iron let go. “The following days have been a nightmare, and we are not out of it yet. Who would have been able to build a democracy? I have travelled the Soviet Union in all directions, I have never met a Democrat. ” Night has fallen. “We’ll meet again. Next time we’ll talk about love or about what it feels like to get old for a woman. You will tell me about yourself.” On the doorstep, she smiles at me warmly but without joy.

    Minsk, September 9, 2020. Among the seven members of the opposition Coordination Council, six have lost their freedom, either forced into exile or thrown in jail. Protected by her Nobel Prize, Svetlana Alexievich is the last one still the free in her country. The bride is no longer smiling.

    September 1 to September 8

    From my window, Paris.

    Une promenade au phare, court métrage.

    Un jeune couple se promène sur la longue passerelle de bois qui conduit au phare. L’homme a la main droite posée sur l’épaule droite de sa compagne. Des pêcheurs à la ligne sont postés tous les deux ou trois mètres. Chaque fois qu’un pêcheur prend son élan pour lancer une ligne, le couple s’éloigne de quelques pas en riant. Dix mètres plus bas, la mer vert pâle est soulevée par les courants contraires de l’eau salée et de l’eau douce. A l’approche du phare, la hauteur des vagues augmente. Le ciel s’assombrit, le vent se lève, une pluie fine commence à tomber. La femme tente de retenir en arrière les longs cheveux qui lui collent au visage. C’est pas grave, je vais mettre une barrette. Elle glisse les doigts dans son petit sac en bandoulière, le sac se retourne, tout son contenu tombe sur la passerelle et s’échappe par un large interstice entre deux lattes. Elle pousse un cri. Son téléphone portable balance au bord du vide, elle le rattrape in extremis. L’homme se jette à terre mais manque de peu le portefeuille. Un trousseau de clés est resté coincé entre deux lattes. Des pêcheurs accourent. Vous avez perdu quoi ? Un pêcheur propose d’attraper l’anneau du trousseau de clés avec un hameçon. Entouré d’un cercle de curieux, il effectue l’opération avec succès. Elle balbutie merci, merci. Elle dit le portefeuille, il était à lui. Il y avait quoi dedans ? demandent en même temps plusieurs pêcheurs en se tournant vers le jeune homme. Il répond rien de grave, merci, rien de grave. Elle ajoute, il y avait ses papiers, sa carte bancaire et aussi la mienne. Il a déjà fait demi-tour quand il répète rien de grave, merci beaucoup, rien de grave et, sans attendre la femme, rebrousse chemin. Elle glisse ses cheveux sous sa capuche, court pour le rattraper, la pluie et les larmes brouillent sa vue. Ses sandales claquent sur les lattes de bois mouillées. Le phare est loin derrière.

    To the light house, short length.

    A young couple walks along the wooden footbridge that leads to the lighthouse. The man’s right hand rests on the woman’s left shoulder. Fly fishermen are stationed every two or three meters. Each time a fisherman takes a swing to cast a line, the couple withdraw a few steps back, laughing. Ten meters below, the pale green sea is lifted by opposing currents of salt water and fresh water. As one approaches closer to the lighthouse, the waves increase in height. The sky darkens, the wind picks up, some raindrops begin to fall. The woman tries to hold back her long hair that sticks to her face. It’s okay, I’ll put in a clip. She slips her fingers into her small shoulder bag, the bag overturns, all of its contents fall onto the footbridge and slides through a large gap between two slats. She screams. Her mobile teeters on the edge of the void, she snatches it up at the last minute. The man rushes round to the ground but narrowly misses the wallet. A keychain is wedged between two slats. Fishermen come running. What did you lose? A fisherman offers to lift the keyring with a fishhook. Surrounded by a circle of onlookers, he succeeds this operation. She stammers, Thank-You, thank-you. She says, the wallet, it was his. What was in there? ask several people at the same time, turning to the young man. He says nothing serious, Thank-you, nothing serious. She adds, there was his identity documents, his bank card, I have also lost mine. He has already turned his back while he repeats nothing serious, Thank-you very much, nothing serious and, without waiting for the woman, he starts walking back. She slips her hair under the hood of her jacket, runs to catch up with him, the rain and her tears clouding her sight. The lighthouse is far behind.

    August 4 to August 11

    From my window, Paris.

    Si loin, si près. Teheran.

    Téhéran août 2015. Métro, compartiment femmes. Elle chuchote ma fille a été pendue il y a cinq  semaines, elle chuchote en anglais, elle écrit sur un bout de papier son numéro de téléphone et un nom. Elle, on l’appellera la Mère avec une majuscule.

    Jardin public. La Mère  est assise sur un banc de pierre, à l’écart, à l’ombre. Elle dit, ma fille avait 21 ans. Elle est restée cinq ans en prison. Elle est morte à 26 ans elle a été pendue, l’exécution a eu lieu dans la prison, je n’ai pas pu l’embrasser. Je suis allée tous les jours devant la prison. J’espérais la voir à une fenêtre. J’ai su dans quel quartier de la prison elle se trouvait, je ne l’ai jamais vue mais je l’appelais, j’espérais qu’elle entende ma voix. J’ai su qu’elle allait être exécutée le lendemain, j’ai crié son nom encore et encore, des gens se sont approchés de moi, ils l’ont crié avec moi. Des femmes m’ont entourée, elles m’ont serrée dans leurs bras. Ils étaient d’abord une dizaine, et puis deux cents, trois cents. Ils criaient. Pitié pour une innocente. Elle est innocente. Elle est innocente.

    La Mère s’interrompt, elle reprend son souffle. Des passants peuvent entendre. Ma fille a étudié l’architecture d’intérieur, le design, elle venait juste d’avoir son diplôme, elle avait 21 ans. Un homme d’affaires l’a appelée, il avait besoin de quelqu’un pour aménager des bureaux dans un appartement. Il avait entendu parler d’elle. Ma fille était heureuse d’avoir sa première commande. Le rendez-vous était à sept heures du soir. Elle est entrée, il  a tourné la clé à l’intérieur, il s’est aussitôt jeté sur elle, elle a résisté, elle a attrapé un couteau qui se trouvait sur la table,  il a voulu lui reprendre le couteau, il était sûr de sa force, elle s’est débattue, il est tombé sur elle de tout son poids. Elle a retiré le couteau. La clé était encore sur la porte, elle s’est précipitée dans l’escalier, elle avait encore le couteau à la main, des voisins ont entendu du bruit dans l’escalier, ils sont montés à l’appartement. En chemin, ma fille a jeté le couteau, elle a couru à la maison, elle avait du sang sur elle, je l’ai prise dans mes bras.

    La Mère raconte. L’homme avait 45 ou 50 ans. On a prétendu qu’elle était une prostituée parce qu’elle s’est rendue seule au rendez-vous, on a dit qu’elle était tombée amoureuse de lui, qu’elle l’avait tué par jalousie, on a dit qu’elle avait elle-même apporté le couteau. Elle a été condamnée pour meurtre avec préméditation. A huis clos. L’homme soi-disant exemplaire, marié, père de quatre enfants, très pieux. Son épouse et ses enfants se sont acharnés contre ma fille, ils voulaient la vengeance. L’homme était un Gardien de la Révolution, il avait des soutiens.

    La Mère se tait, elle baisse la tête. Je vois le porc qui se jette sur elle, je vois le couteau, je vois ma fille épouvantée, je la vois courir dans l’escalier le couteau à la main, je la vois, je l’entends hurler, j’entends la voix menaçante du porc, j’entends ses mots grossiers, le bruit des coups qu’il lui porte, j’entends les larmes, j’entends la clé tourner dans la serrure, j’entends le bruit précipité de ses pas dans l’escalier. je ne dors plus. Mon mari espérait une grâce, jusqu’au dernier jour, nous avons espéré une grâce. Je ne l’ai pas vue une seule fois dans sa prison, je ne l’ai jamais vue.

    La Mère dit j’ai perdu mon travail. Je dirigeais une troupe de théâtre. Je faisais trop de bruit. Je vais chaque semaine dans une banlieue lointaine, je fais du théâtre dans un appartement avec des jeunes filles pauvres, elles ont l’âge de ma fille. C’est à deux heures en bus. On dit des poèmes.

    Taxi. Venez demain au théâtre, j’ai des invitations. Je compte sur vous. Si vous revenez à Téhéran…

    July 21 to July 29

    From my window, Paris.

    [English below]

    Si loin, si près. Ispahan, Iran.

    Et si elle avait raison ? Et si mes raisons ne faisaient pas le poids en face des siennes ?

    Plantons le décor : été 2015, un vendredi après-midi à Ispahan, chaleur écrasante comme d’habitude, un parc ombragé, des familles nombreuses qui pique-niquent, l’art savant du jardin persan, l’art populaire du pique-nique. En arrière-plan du déjeuner sur l’herbe, un chef d’œuvre de l’architecture Séfévide, le monumental pont-barrage de trentre-trois arches à double niveau inauguré en 1602 franchissant un fleuve exsangue où croupissent des flaques brunâtres et sur la berge un panneau « no swimming » qui prête à rire et à pleurer. Je suis assise sur un banc, seule, dans l’attente de la rencontre fortuite qui illuminera ma journée et justifiera a posteriori mon voyage.

    Une jeune fille en tchador poursuit sur l’allée gravillonnée un gamin à bouclettes de quatre-cinq ans qui pousse devant lui un ballon rouge. De la main droite, elle tient bien fermé le drap noir qui la couvre jusqu’aux pieds. Un bandeau de soie jaune cache la racine de ses cheveux. Le visage est fin, la silhouette gracile. C’est elle, je crois, qui a fait les premiers pas avec quelques mots en anglais, peut-être m’a-t-elle proposé avec modestie et délicatesse un verre d’eau ou de thé ? Peut-être s’est-elle contentée d’un hello ! A mon invitation, elle a accepté de s’asseoir sur le banc. Sans cesser de surveiller le gamin, vous venez pour la première fois  à Ispahan ? la ville vous plaît ? vous êtes d’Europe ? Modestie et délicatesse. Dans l’entrebâillement du tchador, j’aperçois maintenant une étoffe de soie jaune d’or assortie au bandeau, piété au-dehors, coquetterie au-dedans. Rima termine sa sixième année de mathématiques. Je la félicite, je félicite les femmes iraniennes qui brillent au firmament des mathématiques. La lauréate de la médaille Fields décédée très jeune, comment s’appelait-elle ? Maryam Mirzakhani, elle a étudié à l’université Téhéran. Et après vos études ? Je me marierai. Avec un étudiant que vous avez rencontré à l’université ? Mes parents choisiront, ils feront le meilleur choix pour moi et pour notre famille. Ma famille est conservatrice. C’est pour ça que vous portez le tchador ? Je respecte les commandements de Dieu. Et vous, quelle est votre religion ? Je n’en ai pas, je m’en passe très bien. Mais si vous perdiez un œil ? si vous perdiez une main ? Je m’adresserais à un médecin. Je me retiens de lui dire que je suis déjà passée par ces épreuves. C’est la première fois que j’entends ces mots, je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui pense comme vous. Je ne veux pas vous blesser, en France, la plupart des gens pensent la même chose. Mais entre votre activité scientifique et votre foi, vous ne sentez pas une contradiction ? Je n’y ai jamais pensé. Je vais y réfléchir. « Je vais y réfléchir », dit encore Rima avec modestie et délicatesse. Est-ce que je peux vous écrire par mail pour vous répondre ? Son « je vais y réfléchir » me donne envie de la serrer dans mes bras. Deux jours plus tard, je prends le car pour Téhéran, Rima insiste, toujours avec modestie et délicatesse, pour m’accompagner à la gare routière.

    Un an plus tard, elle m’écrit, je suis en thèse à Düsseldorf avec une amie, notre rêve est de visiter Paris. Il y a de la place chez moi, vous êtes les bienvenues mais je dois vous prévenir, le tchador est très mal vu ici, un foulard si vous voulez.

    Les deux jeunes mathématiciennes sont assises sur mon canapé de velours rouge. Nous sommes entre femmes, je les invite à ôter leurs foulards, elles s’exécutent par politesse. Rima est beaucoup plus belle que son amie, elle a les mêmes cheveux noirs bouclés que le petit garçon au ballon rouge. Nous n’avons pas reparlé de Dieu.

    Dans cette histoire vraie de bout en bout apparaissent deux sortes de hasard. Le premier ressort du pari, le joueur à la loterie ou moi sur un banc public d’Ispahan, le second tombe du ciel comme Rima est tombée sur mon canapé. Du ciel ne veut pas dire de Dieu.

    So near, so faraway. Isfahan, Iran.

    What if she was right? What if my reasons were not as strong as hers?

    Let’s set up the scene: summer 2015, a Friday afternoon in Isfahan, overwhelming heat as usual, a shady park, large families having picnics, the learned art of the Persian garden, the popular art of picnicking . In the background of the lunch on the grass, a masterpiece of Sefevid architecture, the monumental dam-bridge of 33 double-level arches inaugurated in 1602 crossing an thirsty river where brownish puddles languish and on the bank a “no swimming” sign that makes you laugh and cry. I am sitting on a bench, alone, waiting for the chance meeting that will illuminate my day and justify my trip a posteriori.

    A young woman in a chador pursues a galloping four-five-year-old boy down the gravel path, pushing a red balloon in front of him. With her right hand, she holds the black sheet tightly closed . A yellow silk headband hides the roots of her hair. The face is thin, the silhouette slender. It was she, I believe, who took the first steps with a few words in English, perhaps she offered me with modesty and delicacy a glass of water or tea? Maybe she said a little hello! At my invitation, she agreed to sit on the bench. Without ceasing to watch the kid, are you coming to Isfahan for the first time? do you like the city? are you from Europe? Modesty and delicacy. Through the half-open chador, I now see a golden yellow silk dress matching with the headband, piety outside, coquetry inside. Rima is finishing her sixth year of math. I congratulate her, I congratulate the Iranian women who shine in the firmament of mathematics. The Fields Medal laureat, who passed away very young, what was her name? Maryam Mirzakhani, she studied at Tehran University. And after your studies? I will get married. With a student you met in college? My parents will choose, they will make the best choice for me and for our family. My family is conservative. Is that why you wear the chador? I respect the commandments of God. And you, what is your religion? I don’t have any, I don’t feel the need for it. But what if you lose an eye? if you lose a hand? I would go to a doctor. I refrain from telling her that I have already gone through these experiences. This is the first time I hear these words, I have never met someone who thinks like you. I don’t want to hurt you, in France most people think the same. But between your scientific activity and your faith, don’t not feel some contradiction? I never thought about it. I’ll think about it. “I’ll think about it,” said Rima again modestly and delicately. Can I answer to you by email? Her “I’ll think about it” makes me want to take her in my arms. Two days later, I took the bus to Tehran, Rima insisted with modesty and delicacy to accompany me to the bus station.

    A year later, she wrote to me, I am doing a thesis in Düsseldorf with a friend, our dream is to visit Paris. There is room at home, you are welcome but I must warn you, the chador is very frowned upon here, you may wear a scarf if you want.

    The two young mathematicians are sitting on my red velvet sofa. We are between women only, I invite them to take off their scarves, they do so out of politeness. Rima is much more beautiful than her friend, she has the same curly black hair as the little boy with the red balloon. We did not talk about God again.

    In this end-to-end true story, two kinds of chance appear. The first is a bet, the lottery player or me on a public bench in Isfahan, the second falls from heaven in the way Rima fell on my sofa. From heaven does not mean from God.

    July 14 to July 21

    From my window, Paris.

    Si loin, si près. Pour Iouri Dmitrievich, Petrozavodsk, Russie.

    Il disait dans l’air glacé, je fume des belomorkanal, je n’ai jamais fumé autre chose, la kazbek, c’était le luxe, la belomorkanal c’était la plus populaire, en-dessous, il y avait la sever et encore en-dessous la priboï, celle-là je ne veux même pas en parler.

    En expirant une volute opaque dans l’air toujours aussi glacial, il disait, c’est un tabac pur, sans aucun additif chimique, il paraît.

    En montrant le tube creux en carton de sa belomor, il disait, c’est le fume-cigarette du pauvre, sans le tube, c’est pas des papirossy, c’est des cigarettes, les filtres, c’est venu plus tard.

    Il disait, quand tu as les mains occupées, tu te la mets derrière l’oreille, tu vois un gars, tu sors ton paquet, on se grille une belomorka ? dès qu’on se retrouve quelque part à dix ou quinze, chacun a les cigarettes de sa marque préférée dans la poche mais s’il y en a un qui sort son paquet de belomorkanal, tout le monde lui en demande une, la belomorkanal, c’est notre histoire, on ne peut pas la changer.

    Avec conviction, il disait dans l’air de plus en plus glacial, même si les gens ne la connaissent pas, c’est notre histoire.

    Lui qui avait entrepris de connaître l’histoire du canal mer Blanche-mer Baltique percé à travers le granit de sa Carélie natale était bien renseigné sur les origines de la plus célèbre marque de papirossy de l’Union Soviétique. Il racontait, lors de l’inauguration, à l’été 1933, non, c’était plutôt au début de l’automne, il y a eu beaucoup d’excursions organisées, des ouvriers d’une usine de cigarettes de Leningrad sont venus, le nom Belomorkanal leur a plu, Belomorkanal, ça sonnait bien, à l’époque, c’était facile de lancer une marque.

    Tirant le paquet de la poche de sa parka, il montrait l’illustration sur le dessus. L’idée de départ, disait-il, c’était « Moscou, port des cinq mers », on voyait le tracé bleu des canaux vers la mer d’Azov, la Caspienne, la mer Noire et un petit trait bleu par chez nous, après, pour une raison politique, Moscou avec son étoile rouge s’est retrouvé dans un coin du paquet et notre canal de la mer Blanche, très gros, a occupé presque toute la place.

    Caressant du plat de la main son paquet , il disait, moi, j’ai toujours aimé cette forme presque carrée, ça tient dans la main, au toucher c’est un peu rugueux, c’est un carton brut de dernière qualité, sans cellophane bien sûr, un copain qui était un peu plus vieux que moi m’a appris à l’ouvrir comme il faut, tu déchires juste un petit coin et hop ! la cigarette sort, tu secoues un peu et la suivante sort comme ça, hop ! après tu fermes en tournant là et tu remets le paquet dans ta poche.

    Iouri Dmitrievitch disait, la belomorkanal, c’est la cigarette du travailleur, la belomorkanal, c’est la cigarette du peuple, je suis de ce peuple, je suis d’ici, de nulle part ailleurs.

    Le 7 juillet 2020, dans un procès à huis clos, le procureur général du tribunal de Carélie a requis contre Iouri Dmitrievitch, président de la branche carélienne de Memorial et fumeur inconditionnel de belomorkanal, une peine de 15 ans de camp à régime sévère.

    July 7 to July 14

    From my window, Paris

    [English below]

    Si près, si loin. Paris, sans cérémonie.

    Ce matin, un oiseau mort sur le rebord de ma fenêtre. Quelques gouttes rouges pas encore figées. Il n’a pas résisté au vent qui a soufflé en rafales ces deux derniers jours. Ou au chagrin d’avoir perdu ses compagnons dans la tempête. D’avoir perdu sa moitié peut-être. J’ai appris que les oiseaux forment des couples solides, au moins le temps d’un printemps.

    Honte à moi, j’ai enfilé des gants de caoutchouc et mis le petit corps encore tiède dans un sac en plastique,je suis descendue de mon neuvième étage, je l’ai sorti du sac et déposé au pied d’un acacia de l’avenue. La benne-broyeuse de Paris Propreté n’en fera qu’une bouchée.

    Encore un qui meurt sans cérémonie.

    So near, so faraway. Without a funeral, Paris.

    This morning, a dead bird on the windowsill. A few sticky red drops. It could not withstand the wind that has been blowing in gusts for the past two days. Or the sorrow of having lost its friends in the storm. Maybe having lost it’s other half. I learned that birds formcouples, at least for the springtime.

    Shame on me, I put on rubber gloves, put it in a plastic bag, got down from my ninth floor, took it out of the bag and placed it at the foot of an acacia tree in the avenue. Paris Propreté’s rubbish compacter will swallow it in one gulp.

    Another death without a funeral.

    June 30 to July 6

    From my rear window, Paris.

    Si loin, si près. Milagro Sala, Jujuy, Argentine.

    Milagro Sala attend depuis 1600 jours. Après deux ans dans des prisons de droit commun, Milagro Sala, ancienne députée des peuples autochtones à l’assemblée provinciale de Jujuy – nord de l’Argentine, aux confins du Paraguay, de la Bolivie et du Chili – a été placée en « prison domiciliaire ». Milagro Sala doit répondre de multiples délits : incitation à la violence, outrage et rébellion contre les représentants du gouvernement et de la force publique, détournement de fonds publics, clientélisme. Milagro Sala n’est pas une prisonnière politique puisque, depuis le rétablissement de la démocratie (1983), il n’existe plus de prisonniers politiques en Argentine. Pas un seul prisonnier politique en Argentine, c’est compris, ne m’obligez pas à répéter ! A mesure que les années passent,  la liste de ses crimes s’allonge. Total cumulé des peines prononcées, 16 ans de prison. Elle a 55 ans, faites le compte. Milagro Sala, retenez ce nom, il sera un jour aussi célèbre que celui d’Angela Davis. Milagro Sala porte la voix des Aymara, Guarani, Quetchua et autres peuples autochtones, l’espoir de millions de va nu-pieds. Milagro Sala dirigeait, dirige encore de sa prison, les Tupac Amaru, organisation indienne qui transforme les lieux de relégation en laboratoires autogérés d’émancipation.

    Les mal logés, mal nourris, mal instruits, mal soignés, les moins que rien voués au chômage et aux trafics illicites ont placé leur mouvement citoyen sous les auspices de deux résistants, Tupac Amaru, dernier grand chef inca de la lutte contre les Espagnols, et Che Guevara. Milagro Sala est honnie par les maîtres et possesseurs de la région pour les meilleures raisons qui soient.

    Je ne suis pas de ceux qui courent le monde en quête de systèmes politiques ayant réalisé le bonheur sur terre ; un jour, sur une grande avenue de Buenos Aires, en voyant les photos de Milagro Sala accrochées au cou de milliers de militants qui défilaient sous la pluie, je me suis laissé rattraper par ma curiosité. Milagro Sala, je n’avais jamais entendu ce nom, retenez-le, Milagro Sala. Mauricio Macri était président, une droite dure, dure aux pauvres surtout, FMI partout, justice nulle part. Les barrios se soulevaient contre la misère, la grève générale couvait. Liberté pour Milagro Sala et tous les prisonniers politiques, 1000 jours, 1000 jours, liberté pour Milagro. Fatiguées d’avoir beaucoup marché, beaucoup crié, des femmes s’étaient assises sur le bord d’un trottoir. L’une donnait le sein, une autre l’abritait sous son parapluie, elles étaient venues de barrios lointains, partageaient à présent le maté. Les portraits trempés de Milagro Sala étaient posés sur leurs genoux, Milagro, disaient-elles, ça fait mille jours que ces fils de pute… Milagro a le cœur, l’intelligence, Milagro, tu as l’amour du peuple, nosotros, los Indios, nous, les Indiens, on ne t’abandonnera jamais, jamás, que nos baisers s’envolent vers toi.

    Fin octobre 2018, Jujuy. Il pleut. Une militante Tupac m’attend sur le parvis de la cathédrale, elle est enveloppée d’un large tee-shirt, côté face Milagro Sala, côté pile 1000 jours, 1000 jours. Il pleut de plus en plus fort. Claudia m’emmène visiter le barrio modèle. Elle a un nom Aymara que je ne parviens pas à retenir. Demain, jour de la Toussaint, les Indiens honoreront non les morts mais les vivants, ils se régaleront de friandises, couvriront leurs enfant de cadeaux de pacotille. Claudia détaille les mets que les femmes prépareront à la cuisine communautaire, tu trouveras tout sur internet, dit-elle. Elle me montre les recettes sur son téléphone.

    La pluie a cessé. Le barrio Tupac est construit autour d’une esplanade vouée au culte du soleil. De là partent selon un plan orthogonal des rues à demi asphaltées bordées de maisonnettes neuves, absolument identiques sinon que par-dessus les toits, sur les citernes peintes en noir, alternent les effigies de Tupac Amaru, haut chapeau pointu, et de Che Guevara, béret étoilé. Claudia me raconte les taudis d’avant, les ruelles boueuses, la crasse, les égouts à ciel ouvert. On a tout bâti de nos mains, le président Kirschner a seulement payé pour les matériaux, tout le monde s’y est mis, les hommes et les femmes à égalité, regarde mes mains. Depuis qu’on nous a coupé les subventions, la bibliothèque et la piscine ont fermé. Elle me fait entrer dans le grand bâtiment de l’école autogérée, enseignement primaire, secondaire et professionnel, où l’on enseigne en sus de l’espagnol  les langues indigènes et la fierté qui va avec. Les parents sont de pauvres diables illettrés, leurs enfants formeront l’élite indienne de demain, les Tupac y mettent les moyens. Dans le préau, un grand trophée doré offert par la communauté LGBT, nous, les Tupac, nous soutenons les minorités sexuelles.

    On est jeudi, tous les jeudis, je passe la saluer, dit Claudia, ça lui fait du bien de voir qu’on pense à elle, parfois, elle agite juste la main à la fenêtre. Tu veux venir ? C’est pas loin. Deux heures de bus. Claudia appelle au téléphone la militante qui fait office de femme de charge dans la « prison domiciliaire ». Il manque du détergent et des serpillères. Détour par la droguerie puis taxi. On emprunte une petite route sinueuse, des prairies, des vaches, un petit lac, des arbres penchés dessus, ça fait du bien de voir du vert après la morne pampa et le désert de la haute montagne andine. Les cahots me tirent de ma rêverie, nous arrivons.

    Une grande villa étagée sur une pente verdoyante avec vue sur un lac, l’endroit serait idyllique s’il n’était pas gardé par un peloton de gendarmerie. Trente-sept gendarmes, un poste de secours médical, des barbelés, des caméras :  la prisonnière Milagro Sala coûte cher au contribuable argentin. Un gradé (brigadier, sergent ou capitaine, je n’y connais rien) ausculte mes bidons de détergent, ça prend du temps de vérifier qu’ils ne contiennent pas de nitroglycérine, il entrouvre le portail de bois, la militante-femme de charge prend livraison de mon inestimable contribution à la cause indienne. Comme je n’ai pas sollicité deux semaines à l’avance un permis de visite, le gradé ne me laissera pas entrer. Milagro Sala se montrera-t-elle à la fenêtre ? Au bout de vingt minutes, elle descend du perron et vient derrière le portail cadenassé. C’est une femme menue aux cheveux noirs tirés en queue de cheval, si petite qu’elle atteint à peine le feston du portail par lequel nous allons nous parler. Je ne reconnais pas la passionaria au bonnet inca que j’ai vue en photo à Buenos Aires. Nous réussissons à nous serrer la main. Milagro Sala sourit poliment à la journaliste française, les journalistes, elle a l’habitude, elle me jauge, je bredouille des questions stupides dans un espagnol figé par la timidité, comment vous sentez-vous, assez bien, avez-vous accès aux journaux, bien sûr, il y a eu une grande manif à Buenos Aires, oui, je sais, votre nom est quasi inconnu en Europe, je ferai tout ce que je peux, merci. Deux, trois minutes, nouveau serrement de mains, l’entretien est bouclé. Il n’y aura pas de photo-souvenir, toute photo de la prisonnière, de ses geôliers, des barbelés, etc. est interdite. Mais les quatre militantes tupac qui tiennent la garde trente mètres en contrebas demande à poser avec moi, et le chauffeur de taxi qui se déclare péroniste « hasta la muerte » veut aussi sa photo-souvenir, sinon ma femme ne me croira pas quand je lui dirai que j’ai eu une écrivaine française dans ma voiture. Claudia réussit un selfie à quatre personnages : elle et moi, le chauffeur Pedro et le taxi, ça fait du monde.

    Le fond ou l’arrière-fond de l’affaire, Claudia me le révèle dans le bus du retour : à la chute de la dictature, des bourreaux ont été condamnés sur la base de témoignages de victimes réchappées des chambres de torture et des largages par avion au fond de l’océan. Au gré des changements politiques, les dossiers ont été enterrés puis rouverts. Des bouchers galonnées purgent encore leur peine dans des « prisons domiciliaires ». Milagro Sala a poussé des Indiens à témoigner contre un officier supérieur qui s’est distingué dans la répression des autochtones.  Il se trouve par hasard que cet officier, non, ce n’est pas tout à fait par hasard, est le meilleur ami du gouverneur de la province de Jujuy. D’où l’acharnement judiciaire. Ce gouverneur a menacé publiquement Milagro Sala, je te le ferai payer. Elle paie.

    Épilogue provisoire. En 2019, le président de droite Mauricio Macri a été battu et bien battu. Cristina Kirschner est revenue aux affaires comme vice-présidente mais elle n’a pas encore obtenu la liberté de Milagro Sala. Le tribunal de Jujuy est souverain. Milagro Sala, madame la vice-présidente, est une détenue de droit commun, combien de fois faudra-t-il vous rappeler qu’en Argentine il n’y a pas de prisonniers politiques. 1600 jours.

    Avec retard, je tiens aujourd’hui ma promesse à Milagro. Milagro Sala, retenez ce nom.

    June 23 to June 30

    From my window, Paris.

    [English below]

    Si loin, si près. Les corps manquants. Rio Gallejos, Patagonie, Argentine.

    Novembre 2018, Rio Gallejos, Patagonie, Argentine. Un jeune homme propose une chambre à louer dans sa maison, je visite, elle ne me convient pas, le jeune propriétaire contraint de filer à un rendez-vous me laisse avec Silvana et Sabrina, deux jeunes femmes affairées à nettoyer le jardin. En partant, il dit à Silvana « au revoir maman ». Est-ce un jeu ? Pause cigarette à trois. Je saisis des bribes de conversation, « féminicidio». Les deux amies sont artistes, Sabrina ancienne élève de Silvana.

     Quinze femmes assassinées au cours de la dernière décennie, quinze meurtres passés brièvement par la rubrique faits divers du journal local. Leurs corps absents, leurs noms oubliés saigneront aux murs la ville. La première sera Elizabeth, prostituée assassinée par un client, des morceaux dépecés jetés dans des sacs en plastique en divers points de la ville. Le crime d’un malade mental. Pas de quoi retenir longtemps l’attention de Rio Gallejos, encore moins de l’Argentine. Qu’est-ce que Rio Gallejos ? Un petit estuaire sur l’Atlantique, une ligne de chemin de fer abandonnée, un port vétuste d’où partent en container d’énormes balles de laine sale, suintant la terreur des moutons menés sous la tondeuse électrique.

    La ville s’enorgueillit d’être le berceau du défunt président Nestor Kirschner (de centre-gauche). Elle s’enorgueillit aussi d’être la troisième ville la plus venteuse du monde après Wellington (Nouvelle-Zélande) et Punta Arena (Chili). Quelques milliers de Mapuches dépouillés de tout bien matériel et spirituel survivent au bord d’un marais où crient des oies sauvages.

    Rio Gallejos n’est pour moi qu’une étape sur le chemin des Malouines [Malvinas ou Falklands, c’est selon]. En mars-avril 1982, de son aérodrome, plus de dix mille chicos désarmés ont été expédiés libérer l’archipel voisin où flottait – et flotte encore – le drapeau britannique. Pour une raison obscure, je marche sur les pas de ces jeunes vaincus, victimes oubliées d’une guerre honteuse.

    Silvana et Sabrina s’interrogent sur la forme, fresque, pochoir, collage, affichage, bombage. « Un mural », oui, mais la peinture coûte cher et la police pourchasse les subversifs. L’œuvre, quelle qu’elle soit, honorera les défuntes, ce sera une sépulture, un acte de justice. Nous trouvons ensemble la signature collective, ce sera “Cuerpa Ausente” (Corps absent). De mon côté, qu’ai-je en tête sinon d’offrir une sépulture de mots aux chicos sacrifiés

    par un dictateur en mal de gloriole ? Pour le prix de quatre pots de peinture, je rejoins la subversion.

     Elles ont choisi un mur à l’angle d’une rue industrielle à-demi détruite, ont apporté escabeau, pots de peinture, gros pinceaux. Une fois posée la couche d’apprêt blanche, elles collent une grande silhouette de femme, l’emplacement où s’inscrira le corps absent, puis étalent avec frénésie le jaune, le vert, le rouge, le bleu, des gouttes tombent sur leurs foulards, leurs mains sont bientôt barbouillées, elles rient, il fait froid, la lumière orange est de plus en plus oblique, nous buvons du maté pour nous réchauffer, je filme comme je peux avec mon appareil photo, des moutons s’approchent pour regarder la fresque qui s’achève avec une grande silhouette peinte en noir, un nom, une date et une signature : Elizabeth, 06/08/09, Cuerpa Ausente.  La nuit est tombée, pas un véhicule de police n’est passé.

    J’ai poursuivi ma route, Punta Arena (Chili), Port Stanley (Falklands, UK), Brize Norton military base (UK), Londres, Paris.

    Un mois plus tard, Silvana m’a envoyé la photo du mur badigeonné sur ordre des autorités locales. Elizabeth deux fois tuée. Un an plus tard, la droite a perdu les élections, Silvana m’a envoyé les photos de quatre nouvelles fresques. Cuerpa Ausente a maintenant gagné d’autres villes d’Argentine. Je n’ai pas (encore) écrit le tombeau des chicos.

    So near, so faraway. Cuerpa ausente, Rio Gallejos, Patagonia, Argentina.

    November 2018, Rio Gallejos, Patagonia, Argentina. A young man offers a room to rent in his house, I visit, it does not suit me, the young owner forced to go to an appointment leaves me with Silvana and Sabrina, two young women busy cleaning the garden. On leaving, he says to Silvana “goodbye mom”. Is this a game? Cigarette break for three. I grab bits of their conversation, “feminicidio”. The two friends are artists, Sabrina, a former student of Silvana. Fifteen women murdered in the past decade, fifteen murders briefly passed through the local newspaper. Their missing bodies, their forgotten names will bleed on the city’s walls. The first will be Elizabeth, a prostitute murdered by a client, cut in pieces thrown in plastic bags at various points in the city. The crime of a mentally ill. Not enough to hold the attention of Rio Gallejos, let alone Argentina, for a long time. What is Rio Gallejos? A small estuary on the Atlantic, an abandoned railway line, a dilapidated port from where huge bales of dirty wool leave in containers, oozing the terror of sheep led under the electric mower. The city prides itself on being the birthplace of the late President Nestor Kirschner (center-left). It also prides itself on being the third windiest city in the world after Wellington (New Zealand) and Punta Arena (Chile). Several thousand Mapuche, stripped of all material and spiritual goods, survive on the edge of a swamp where wild geese cry.
    Rio Gallejos is for me only a stage on the way to the Falklands [or Malvinas, it depends on the side you stand]. In March-April 1982, from its aerodrome, over ten thousand disarmed chicos were dispatched to liberate the neighbouring archipelago where the British flag was flying – and still flies. For some obscure reason, I follow the footsteps of these vanquished youths, forgotten victims of a shameful war.
    Silvana and Sabrina wonder about the medium, fresco, stencil, collage, poster, spray. “A mural”, yes, but paint is expensive and the police chase the subversives. The work, whatever it is, will dignify the deceased, it will be a memorial, an act of justice. A collective signature is found, it will be “Cuerpa Ausente” (Absent Body). As for me, what do I have in mind if not to offer a memorial of words to the chicos sacrificed by a dictator in search of glory? For the price of four pots of paint, I join the subversion. They have chosen a wall on the corner of a half-destroyed industrial street, brought a stepladder, pots of paint, large paintbrushes. Once the layer of white primer has been spread, they stick a large paper silhouette of a woman, the place where the absent body will be inscribed, then spread frantically the yellow, green, red, blue, drops fall on their scarves, their hands are soon smeared, they laugh, it’s cold, the orange evening light is more and more oblique, we drink mate to warm us, I film as best I can with my camera, sheep approach to watch the fresco which ends with a large silhouette painted in black, a name, a date and a signature: Elizabeth, 08/06/09, Cuerpa Ausente. Night has fallen, not a police vehicle has passed.
    I went along my way, Punta Arena (Chile) , Port Stanley (Falklands, UK), Brize Norton military base (UK), London, Paris.
    A month later, Silvana sent me the photo of the whitewashed wall by order of the local authorities. Elizabeth twice killed. A year later, the right lost the elections, Silvana sent me the photos of four new “murales”. Cuerpa Ausente has now spread to other cities in Argentina. I have not (yet) written a homage book to the chicos.

    June 16 to June 23

    From rear window, Paris

    Si loin, si près. Fernanda, Paris.

    Alors là, j’ai jamais fait autant de gâteaux de ma vie. Toute la journée dans la cuisine. C’est pour les gens des hôpitaux. L’hôpital, je suis jamais allée, j’ai trop peur. J’ai une docteure qui travaille à Kremlin-Bicêtre, anesthésiste ou je sais pas quoi, j’ai beaucoup de docteurs, trois… quatre. Je ne suis jamais allée à l’hôpital, jamais mis les pieds, j’ai trop peur, c’est elle qui apportait. Je n’ai pas arrêté de faire des gâteaux, des tourtes, avec chorizo ou nature pour ceux qui ne mangent pas de porc et puis des petites brioches aux olives, des bouchées que tu piques comme ça avec un petit bâton, des quiches au poisson, des feuilletés poireaux, épinards, des cakes salés, sucrés, des marbrés au chocolat, des pains aux raisins.

    Fernanda, vous pouvez me rapporter une baguette. Et puis une autre baguette et encore une autre. Il y en a un qui veut sa demi-baguette tous les matins au petit-déjeuner. Fernanda, Fernanda. J’en avais marre d’aller tout le temps au boulanger et puis faire les courses pour ceux qui sortent pas, j’ai dit aux gens de me prévenir, que je m’organise, que j’aille qu’une seule fois au boulanger.

    Et je n’ai jamais eu autant de poubelles. Les gens me disaient, Fernanda, tu dois pas avoir beaucoup de travail en ce moment, c’est le contraire, j’ai jamais eu autant de poubelles. Avec tous les emballages de la nourriture qui se font livrer, les cartons à pizza, ils sont même pas capables de les plier. Les gens, ils faisaient des rangements, je sais pas quels rangements, ils jetaient toute la journée des jouets, des papiers. Et les caves en plus, alors les caves, c’est pas possible le bazar. On n’avait plus le ramassage des encombrants, alors il y en avait jusque là de leur bazar autant dans le sous-sol et sur le trottoir. Des poubelles lourdes, pleines de n’importe quoi, j’ai jamais eu aussi mal au dos.

    Un jour, j’ai ouvert la porte et il y avait un sac posé devant, j’ai regardé et j’ai mis les gants pour ouvrir, c’était mes plats qui revenaient de l’hôpital, j’ai même pas touché, je les ai jetés, je veux rien toucher de l’hôpital, j’ai peur. Mes gâteaux, je les ai mis dans des barquettes, des sacs en plastique. A la fin, ils m’ont envoyé un grand papier, grand comme ça, avec des signatures, Fernanda merci et des petits cœurs, Fernanda, on t’aime, il y avait cent signatures, c’était écrit sur un genre de blouse en papier.

    Ça m’a fait plaisir, ça c’est vrai mais je l’ai jetée tout de suite. Je veux rien de l’hôpital, j’ai peur.

    J’ai pas vu mes petits-enfants, juste au téléphone, mes enfants aussi, j’ai jamais autant téléphoné, qu’est-ce que j’ai pu téléphoner ! J’ai encore mal aux oreilles.

    June 7 to June 15

    [English below]

    Nos voix d’artistes, plurielles et singulières, se sont tacitement accordées pour sortir de l’hébétude, résister à l’asphyxie. Le plus beau est cet accord tacite, aucune contrainte, aucune bannière, juste un sursaut d’humanité.

    A la mi-avril, Natacha Nisic m’adresse une invitation providentielle. Elle crée un site où des femmes artistes du monde entier mettront en ligne chaque semaine ce qu’elles voudront, vidéos, images, textes, manière de témoigner chacune pour elle-même, manière de résister toutes ensemble, veux-tu te joindre ? Oui, mille fois oui.

    Natacha Nisic en sait long sur les catastrophes – Auschwitz, Fukushima – leur puissance de sidération, les mensonges et les censures dont elles s’accompagnent, les blessures invisibles et les traces silencieuses. Elle en sait long sur la portion congrue qui est le lot des femmes dans ce qu’on appelle improprement « le monde de l’art ». Crown plutôt que corona, nul besoin d’expliquer. La couronne, nous n’attendrons ni onction divine ni financement pour nous en emparer. Notre féminisme ne se proclame pas, il coule de source. Sans argent, sans domicile fixe, le projet sera porté par nos seuls désirs et nos seules volontés, celle de Natacha Nisic qui l’a initié, celle de quelques amies qui y engagent bientôt leur énergie et leurs compétences. Il poussera comme un champignon de printemps, affirmera la vie contre les puissances mortifères coalisées. Notre modeste curatrice sait ce qui l’intéresse en matière d’art et s’enrichit spontanément de l’altérité. Sans en référer à quiconque, elle compose autour d’elle une petite galaxie de femmes d’horizons divers dont le travail artistique lui parle. Nul besoin de baguette pour conduire cette « polyphonie ». De tout ce qui lui paraît évident, elle ne souffle mot, elle aime le silence. Elle parle plus volontiers de ce qu’elle ne sait pas, des compétences informatiques qu’elle acquiert laborieusement en vue d’enrichir de semaine en semaine le site crownproject.art/ et ses rebonds sur les réseaux sociaux. Dans un sourire sérieux, elle cite Marx : notre émancipation des puissances qui décident des fins et des moyens passe par la maîtrise de nos moyens de production.

    The Crown Letter rythme ma semaine. Dans le temps suspendu, la Lettre hebdomadaire a rétabli des rendez-vous réguliers : dimanche et lundi, je polis le pavé que je jetterai dans la mare, mardi, je découvre la nouvelle édition, de nouvelles œuvres, de nouvelles signatures. Certaines artistes déroulent des feuilletons, je me replonge dans les éditions passées, j’attends la suite, je redoute la fin. La diversité est une fête pour l’esprit alors que tout concourt à le paralyser et l’assombrir, diversité des langages, des regards, des sensibilités, des lieux, Paris où les arbres mettent leur tenue de printemps, Buenos Aires où commence la saison des pullovers. Une unité inespérée s’impose : toutes, nous bannissons les mots et les idées dont l’air est saturé, nous fuyons les généralités, y compris féministes. Tandis que, sur la planète entière, les pouvoirs faillis multiplient barrières et interdictions – terrez-vous, taisez-vous – nous prenons la tangente. Pas le contre-pied mais des chemins buissonniers.

    Le mardi après-midi, seul horaire convenable pour les habitantes de l’extrême est comme de l’extrême ouest, nous tenons salon. Les noms, les visages, les œuvres se placent dans le bon alignement, nous nous découvrons de multiples affinités. Ce salon privé, face cachée du projet, nourrit l’âme d’un groupe éphémère qui voudrait durer, nous ne sommes pas pressées de nous quitter.

    Avant que Natacha Nisic ne m’appelle, j’avais écrit un texte sur les vieux car, au risque de choquer, les évidences sur le grand âge méritent d’être interrogées. J’avais écrit et publié un texte sur les « directives anticipées », manière de lever le tabou de nos propres morts, de redresser la tête. Rétrospectivement, je me sens assez loin de ces pages qui noyaient le sensible dans des généralités. Il ne s’est pas passé un jour sans que je ne pense à l’oncle bienaimé que j’ai accompagné d’hôpital en Ehpad jusqu’à sa mort, souvenirs glaçants de l’hiver 2011-2012. Je pensais aux « sujets à risques » qui me sont les plus chers, aux proches relégués au sous-sol de l’attention mondiale, aux demandeurs d’asile dont j’accompagne les péripéties administratives en France ou aux esseulés du balcon d’en-face. Par tempérament, je ne communie pas dans l’unanimité. The Crown Project m’a offert la chance d’une mue. Il m’a invité au partage avec des femmes qui ne s’embarrassent pas de poses avantageuses, qui travaillent de leurs mains et le plus souvent dans la solitude à rendre habitable l’inhabitable, à mettre ou remettre de l’humanité dans l’espace et le temps. Pour une fois, je me sens à l’unisson. A dire vrai, c’est à ces artistes généreuses que, chaque semaine, je dédie ma prose.

    Down the corona, long live the Crown Project !

    Polyphonic manifesto

    Our artistic voices, plural and singular, have tacitly tuned to escaping our lethargy, to resist suffocation. The best part is this tacit agreement; no constraints, no need for Flag raising, just an outpouring of humanity.

    In mid-April, Natacha Nisic sent me a serendipitous invitation. She creates a site where women artists from around the world will put online every week what they need to express: videos, images, texts, a way to bear witness each for herself, a way to resist together, do you want to join? Yes, a thousand times yes.

    Natacha Nisic knows a lot about disasters – Auschwitz, Fukushima – their stunning power to suspend the possibility of relationships and communication and the consequential censorship, the invisible wounds and the silent traces. She knows a lot about the small portion, that is the lot of women in what is improperly called “the Art World”. Crown rather than corona, no need to explain. The crown, we will not wait for divine anointing or funding to seize it. Our feminism is not proclaimed, it flows naturally. Without money and homeless, the project will be carried uniquely by our desires and our wills, that of Natacha Nisic who launched the initiative, that of a few friends who will instinctively engage their own energies and competences. It will grow like mushrooms in the night to affirm life against the coalition of deadly powers.

    Our modest curator knows what interests her in matters of art and spontaneously enriches herself with otherness. Without referring to anyone, she has gathered around herself a small galaxy of women from diverse backgrounds whose artistic work speaks to her. No need for a wand to conduct this “polyphony”. Of all that seems obvious to her, she never breathes a word, she likes silence. She is more willing to talk about what she does not know, about the computer skills that she painstakingly acquires in order to enrich the crownproject.art/ site and its rebounds on social networks from week to week. With a serious smile, she quotes Marx: our emancipation from the powers that decide ends and means requires out mastery of our own means of production.

    The Crown Letter punctuates my week. In the suspended time, the Weekly Letter has reestablished regular appointments: on Sunday and Monday, I polish the stone that I will throw in the pond, on Tuesday, I discover the new edition with new works, new signatures. Some artists chum out weekly installments, I plunge back into past editions, I wait for the continuation, I dread the end. Diversity is a feast for the spirit while everything contributes to paralyze and darken it, diversity of languages, looks, sensibilities, places, Paris where the trees are displaying their spring magnificence, Buenos Aires is beginning the season of pullovers begins.

    An unexpected unity arises: we all banish words and ideas that fill the air, we flee generalities, feminist generalities included.  While bankrupt powers across the globe are multiplying barriers and prohibitions – stay under ground, keep quiet – we take the other road. Not the opposite road but paths of escape.

    Tuesday afternoon, the only suitable time for the inhabitants of the far east and the far west, we hold alounge. The names, the faces, the works are placed in the right order, we discover multiple affinities. The private salon, the hidden side of the project, feeds the soul of an ephemeral group that would like to last, we are in no hurry to leave each other.

    Before Natacha Nisic called me, I had written a text about the elderly because, at the risk of shocking, the common evidences about old age deserve to be questioned. I had written and published a text on “advance directives”, a way of lifting the taboo of our own dead, of raising our heads. In retrospect, I feel quite far from these pages which drowned the sensitive in generalities. Not a day went by without me thinking of the beloved uncle I accompanied from various hospitals to a nursing home until his death, sad memories of the winter of 2011-2012. I was thinking about the “subjects at risk” who are most dear to me, the friends far away relegated to the basement of the world’s attention, the asylum seekers whose administrative adventures I accompany in France or the lonely ones on the balcony opposite.

    By temper, I do not fancy unanimity. The Crown Project offered me the opportunity of a moult. It invited me to share with women who do not bother with vain poses, who work with their own hands and most often in solitude to make the uninhabitable world habitable, to put back some humanity in the space and the time. For once, I feel in unison. To tell the truth, it is to these generous artists that, each week, I dedicate my prose.

    Down the corona, long live the Crown Project !